L'idéologie macronienne (le « progressisme ») vue par deux jeunes stratèges qui ont accompagné le président à l'Elysée au début de son quinquennat. A la fois court et pro domo, mais instructif.

Politique oblige, lorsqu’il s’est agi de définir le macronisme, des définitions partiales, sinon partielles ont été le plus souvent formulées, surtout par les partis d’opposition. Révolution conservatrice pour la gauche, rejeton de la social-démocratie – avec de nouveaux habits, ceux du social-libéralisme – pour la droite. Peut-être, pour savoir (enfin !) ce qu’est le macronisme, convient-il de lire deux de ses têtes pensantes, David Amiel et Ismaël Emelien, qui publient un court essai aux allures du livre d’intervention, à vocation idéologique : un « manifeste », comme le sous-titre l’indique. Les auteurs le précisent d’emblée : « Nous ne sommes pas des élus politiques », et ils ajoutent : « Nous ne sommes ni des philosophes, ni des sociologues, ni des historiens »   . Les références à la culture populaire comme l’accent mis sur l’actualité doivent vulgariser un propos à l’attention du grand lectorat.

Avant d’en venir aux six chapitres, arrêtons-nous à l’introduction. Elle s’appesantit sur 2017, événement majeur dont ces premières pages tâchent de nous en faire prendre toute la mesure, à telle enseigne qu’étudier les programmes des candidats comme Valls, Hamon ou Juppé relève d’ « une expérience archéologique instructive »   ! L’avènement au pouvoir d’Emmanuel Macron s’explique donc par un « changement politiquement profond »   , à savoir l’affrontement de deux nouveaux blocs : progressisme et populisme.

A la question de savoir ce qui les distingue, le propos liminaire du livre offre une première réponse : les moyens. Aux mains des populistes sont « le mensonge (rebaptisé pudiquement ‘vérité alternative’), la démagogie, sans oublier un nationalisme virulent, souvent teinté de racisme »   . Le lecteur serait tenté de formuler une seconde réponse : les électorats. Du côté populiste, les victimes de la fracture territoriale, lesquelles, loin de profiter des avantages de la mondialisation, en subissent plutôt les inconvénients ; de l’autre, « ‘les riches’, ‘les urbains’ ou ‘les gagnants de la mondialisation’ » (p.18). Or c’est justement à répondre à ces objections que les chapitres qui suivent s’emploient.

 

Les fantômes de l’ancien monde

Ce chapitre s’ouvre sur une citation de Marcel Gauchet, qui donne le la : « L’histoire de la libération est derrière nous ; l’histoire de la liberté commence »   . Le fait majeur des sociétés occidentales depuis deux siècles, c’est le développement de la liberté humaine et l’autonomisation de la raison, tournant le dos d’une part au conservatisme (dépendance vis-à-vis de la tradition) et au marxisme (dépendance vis-à-vis d’une histoire téléologique, et partant d’une conscience de classe). En d’autres termes, la tripartition politique à l’orée du XXe siècle se compose des « conservateurs, marxistes et ‘libéraux’ »   .

C’est au XXe siècle que le tripartisme évolue en bipartisme gauche/droite : tandis que « pour les ‘libéraux de gauche’, souvent actifs au sein des partis sociaux-démocrates ou socialistes, la priorité économique va à l’égalité »   , « pour les ‘libéraux de droite’, en matière économique, priorité reste au contraire à la liberté »   . Or cette alternative, au départ complémentaire, féconde d’un équilibre qui caractérisait les Trente Glorieuses, s’est en définitive avérée délétère : se reposant sur ses acquis, le clivage gauche/droite s’est trouvé inopérant face aux problématiques sociales qui ont marqué la fin du siècle. Tandis que la gauche aurait trahi l’égalité, en défendant les « corporatismes professionnels »   , la droite aurait trahi la liberté, étant devenue le « réceptacle des conservatismes paniqués »   . De cette double déception découle une frustration, sujet du deuxième chapitre.

 

La société de la frustration

Depuis quarante ans, des bouleversements sociaux et sociétaux ont eu lieu : « les modèles familiaux ont évolué, les emplois et les parcours professionnels aussi, les modes de vie également »   . Est-ce à dire qu’aux yeux des Français, ces bouleversements ont été synonymes d’amélioration, d’un surcroît d’autonomie ? Le livre dresse précisément le constat contraire : immobilités sociale, géographique et économique se sont aggravées, de sorte que la figure contemporaine du libéral est moins celle de l’aventurier entrepreneur que celles de l’héritier, du rentier. C’est ici que la frustration sociale puise ses racines : « ces changements ont fait naître de grands espoirs dans les esprits, mais de grandes déceptions dans les expériences vécues »   . Pour remédier à ces difficultés, l’essai propose d’énoncer trois principes amorçant un mouvement vers l’avant, soit étymologiquement un progressus.

 

La maximisation des possibles (ou le premier principe du progressisme)

Ce chapitre part d’une prémisse : les citoyens n’attendent pas de l’Etat un bonheur clé-en-main, mais « les moyens de poursuivre un avenir meilleur »   , ce qui suppose de voir ses aspirations personnelles reconnues pour légitimes. C’est tout le sens de « l’égalité́ des chances », mais porte-t-elle réellement ses fruits ? Tant s’en faut, du moins dans l’acception qu’en ont proposée gauche et droite. Tandis que la gauche avait désigné l’élitisme comme l’ennemi, sapant par là toute ascension sociale par le mérite, la droite défendait mordicus le principe de sélection, fût-il coupé des réalités matérielles, des obstacles concrets qu’il rencontrait dans les milieux défavorisés.

Dès lors, le livre propose plusieurs pistes pour répondre à cet enjeu : promouvoir l’école plutôt que d’en rester au culte du diplôme ; promouvoir l’innovation contre les nouvelles rentes, financière et numérique ; refuser la discrimination positive, laquelle serait une acceptation implicite de la discrimination négative ; et, en effet, s’assurer un accès égal à l’humanité augmentée, sans quoi une fracture numérique, voire génétique risque de s’accuser. Or, une seule puissance est capable d’intervenir efficacement dans tous ces domaines : la puissance publique. Par conséquent, l’action collective est fondamentale, action collective dont les pages suivantes tracent les contours.

 

Il y a davantage de possibles quand on agit ensemble (ou le deuxième principe du progressisme)

Jusqu’ici, le lecteur est en droit de s’interroger sur la pertinence de ce « progressisme » : ne serait-il pas le nom de foire de l’individualisme, lequel fut le prétexte pour les partis traditionnels pour renoncer à aborder des sujets pourtant essentiels ? « Les conséquences des transformations de notre économie sur nos sociétés, l’impact de la mondialisation sur nos territoires, la transformation de nos paysages et la dégradation de notre santé sous l’effet du changement climatique et de la pollution »   . Pour que la mondialisation ne soit pas synonyme de soumission, les auteurs mettent l’accent sur des réponses à différentes échelles, pertinentes selon les problèmes considérés. Les monnaies locales, par exemple, peuvent avoir des effets positifs en matière industrielle, économique et environnementale. Une Union européenne qui aurait pris la mesure de l’interdépendance des Etats pourrait s’adapter aux défis de notre siècle, et devenir une « Europe des super-nations »   , propre à adopter un budget commun digne de ce nom, à déterminer un accueil des réfugiés, à harmoniser fiscalement ses Etats membres et à poursuivre une politique écologique ambitieuse, c'est-à-dire collective. Pour ce faire, un sentiment d’appartenance des citoyens à leur communauté s’avère nécessaire, et à ce titre l’ouvrage rappelle l’importance du patriotisme et de la laïcité.

 

Commencer par le bas (ou le troisième principe du progressisme)

Quant à la méthode d’action publique capable de conduire ces politiques, l’ouvrage rappelle que « les structures d’exercice du pouvoir ont assez peu changé ces dernières décennies. Elles s’organisent autour de la même pyramide : en haut, tout en haut, un chef (d’Etat, de collectivité, etc.). Sous lui, des "corps intermédiaires", c'est-à-dire des structures qui, comme leur nom l’indique, sont chargées de faire l’interface entre le chef et le citoyen. Et tout en bas, la multitude des citoyens anonymes »   . Or, cette manière de gouverner présente deux défauts : d’une part, le sommet, croyant pouvoir s’occuper de tout, perd de vue le cap général de sa politique. Les échelons inférieurs, quant à eux, se retournent aisément vers le sommet de la pyramide, se sentant déresponsabilisés face au chef, lequel en revanche est tenu comptable de tout.

L’essai esquisse des solutions aptes à porter une « nouvelle administration » sur les fonts baptismaux : rendre les agents publics plus autonomes et plus responsables, afin qu’ils se sentent plus reconnus ; nommer des ministres, non plus chefs d’administration, mais chefs de projets ; valoriser l’engagement militant (les essayistes se livrent alors à un plaidoyer pro domo en faveur d’En Marche ! : gratuité de l’engagement, liberté d’appartenance, démocratie participative). Quant à ce que les corps intermédiaires doivent devenir afin d’incarner une nouvelle démocratie locale, Amiel et Emelien ébauchent deux éléments de réponse : retrouver une structure réellement associative, afin que syndicats, associations d’élus locaux, etc., renouent avec leurs bases respectives ; et utiliser à meilleur escient les outils numériques, afin de mieux communiquer autour des politiques publiques : par exemple, permettre aux citoyens de « savoir quelle est l’action à la fois la plus efficace et la plus adaptée à sa situation personnelle pour participer à cette lutte collective »   .

 

Le suicide populiste

L’ouvrage, à travers son dernier chapitre, renoue avec son propos liminaire, à savoir l’idéal poursuivi depuis les révolutions du XVIIIe siècle, l’autonomisation de l’individu. Or, les frustrations évoquées précédemment ont laissé place à une révolte, qui trouve sa traduction dans les populismes. Le chapitre en recense trois. D’abord, « le populisme d’extrême-droite, [qui] propose de figer notre identité »   . Or, l’arbitraire qu’implique la notion d’identité la rend du même coup caduc : parle-t-on de celle de Clovis, de Napoléon, du général de Gaulle ? De la même façon, de quelle idéologie parle-t-on ? Celle du républicain Clémenceau, du monarchiste Bernanos, de l’européen Hugo ou du nationaliste Maurras ? Ensuite, le populisme d’extrême-gauche se propose, quant à lui, de « figer notre économie »   . Mettant l’accent sur la redistribution, ce populisme oublie l’étape essentielle de la création de richesses. Enfin, l’intégrisme, renouant avec une conception traditionnaliste de la légitimité, propose d’abdiquer notre libre arbitre. L’ouvrage, en particulier, pointe les dérives de l’islam, « particulièrement victime d’une radicalité qui offre un exutoire aux populations d’origine immigrée mais aussi – comme en témoignent les conversions – à des individus n’appartenant pas à des familles de tradition musulmane »   .

On l’aura compris, l’ouvrage résume des thèses qui ont fait florès en philosophie politique au cours des trente dernières : celles d’Amartya Sen sur l’octroi de « capabilités » (plutôt que de moyens) aux individus, comme celles d’Anthony Giddens, figure de proue de la Troisième voie, cadre conceptuel de la nouvelle gauche incarnée dans les années 1990 par Bill Clinton et Tony Blair. Si le projet des auteurs peut difficilement trouver contradiction – qui peut s’opposer à une « société où le plein développement de chacun serait la condition du plein épanouissement de tous », pour reprendre la formule de Marx ? –, reste à définir les moyens pour agir. Or, nous ne pouvons, en la matière, réputer l’intention pour le fait : les allusions du livre à l’aspect concret du progressisme sont trop succinctes pour apporter des réponses satisfaisantes. Mais sans doute sont-ce là les limites de l’exercice, assumé comme tel : poser les bases idéologiques du projet présidentiel. Quant à définir ses applications concrètes, en attendant un prochain livre sur la question, le lecteur peut se référer aux discours, livres, articles du président de la République.