Antonella Moscati crée, dans son dernier ouvrage, une poétique physique des corps, rappelant que la médecine est d'abord fille de la parole.

Il fallait cacher à ses filles que leur père médecin était spécialiste de la syphilis. C'était le devoir de la mère. Obsédé par les prurits, les cancers cachés et diverses tumeurs, ou diverses diarrhées, ce père a pour le lecteur de notre époque, l'autre de « ce temps-là » tel que l'écrit Antonella Moscati, toutes les caractéristiques d'un charlatan. Père intrusif, protecteur du corps familial et de chacun de ses membres inféodés, il siège au purgatoire des décisions médicales. Avec lui pas de nuances.

 

Au coeur de la galaxie

On se représente le monde de la maladie dans sa blancheur et sa fadeur, avec un médecin en son coeur. Il y a deux médecines écrivait Platon, et lui même favorisait Hippocrate, pour sa science, au détriment de son père Esculape, le charlatan. Or c'est surtout Esculape qu'évoque cet autre père dont Antonella Moscati se souvient, et qu'elle raconte dans toute sa brutalité dans Pathologies.

La grande spécialiste du monde grec Jacqueline de Romilly nous aide à comprendre ce dont il s'agit, lorsqu'on parle de médecine, en remontant au moment où cette pensée et de cette pratique se constituent en discipline :

« La médecine existait depuis longtemps, mais elle était en train de prendre un caractère nouveau, plus scientifique. Elle avait existé comme une tradition semi-religieuse avec des recettes qui se transmettaient de façon plus ou moins mystérieuse à l'intérieur d'une même famille, elle remontait au dieu Asclépios, ou Esculape ; mais, avec Hippocrate, médecin de Cos, d'une île toute proche de l'Asie mineure, voilà que les choses changent. Avec lui, la médecine s'est mise à observer les symptômes, à les noter, à les comparer en vue d'un diagnostic ; et ces renseignements se transmettaient, non plus dans une famille, mais auprès de disciples, rapprochés par l'étude et par les buts poursuivis ; la médecine devenait ainsi de plus en plus l'exemple d'une discipline scientifique, et aussi d'une discipline visant au bien de ceux dont elle s'occupait : ce but nous est attesté par le fameux serment d'Hippocrate encore bien connu aujourd'hui»  

Dans son roman, Antonella Moscati revient à ce que peut être la médecine par le détour d'un portrait : celui d'un père tyrannique, orateur persuasif et médecin hypocondriaque qui voyait dans la gale et la syphilis les seules maladies soignables, sans oublier l'angine, atteint de constipation chronique, infligeant des cures de « purge » à base de bouillon Knorr à toute la maisonnée par souci de prévention. Prévention de quoi ? A lire Antonella Moscati, on comprend qu'il s'agit du désir. Le corps du désir inquiète en effet toute la famille, comme l'expriment les diverses réactions de chacun à la pathologie anorexique de l'auteure. Si sa mère s'en remet aux prières et autres incantations, le père cède aux caprices d'un charlatan pire que lui, mais dont le discours le charme. Puissance du verbe qui finit par convaincre la raison. « C'est ainsi que comme le disait ma tante, il valait mieux n'avoir aucune maladie dont le nom finissait en ome»   , écrit l'auteure.

Au fil du récit, on découvre la recherche d'un ordre. Pour soigner « ses nerfs » c'est-à-dire sa dépression, le père en reste aux électrochocs et anxiolytiques comme remède à sa propre ignorance. On peut y lire une vraisemblable théorie mécanique de la physique. La théorie des chocs suppose une distance, une séparation entre les corps. Discontinuité du mouvement, fascination pour la technologie des moyens. Le monde du père est clos. Les malentendus sont fréquents. Antonella Moscati écrit : « On parlait très souvent du tétanos. On savait qu'il commençait par le facies ridens ridens comme la hyène - , c'est-à-dire que l'on croyait que quelqu'un riait alors qu'en fait il était en train de mourir du tétanos »   . Et d'ajouter que le tétanos naît là où manque l'air, le crottin de cheval et la bouse de vache. Elle craignait le tétanos. Et son père. Dans la comédie de Molière Monsieur de Pourceaugnac, on peut lire comme en écho : 

« mais il y a plaisir, il y a plaisir d’être son malade ; et j’aimerais mieux mourir de ses remèdes, que de guérir de ceux d’un autre : car, quoi qui puisse arriver, on est assuré que les choses sont toujours dans l’ordre ; et quand on meurt sous sa conduite, vos héritiers n’ont rien à vous reprocher 

Chez Antonella Moscati, aucune condamnation morale n'est formulée. L'auteure pose des faits et ne se hisse à aucun diagnostic. Encore moins une ordonnance. Ou plutôt, le texte par son ordonnancement donne à voir et à comprendre. 

 

Une écriture physique fragmentée

Le nom des médicaments et des pathologies trouvent leur lieu dans un classement raisonné dans un équivalent du Vidal et dans l'intimité de l'auteure, ils deviennent inventaires à la Perec, immergeant le lecteur dans un jeu poétique mêlant les idées fixes d'un « médecin-non- médecin »   aux souvenirs de sa fille. L'écriture comme pharmacopée, c'est ce à quoi se livre dans ce texte Antonella Moscati. Enchaînant les noms de ces médicaments absorbés comme autant de souvenirs savoureux ou peu ragoûtants, l'auteure crée un univers littéraire où elle se souvient de ce temps où sa famille baignait dans l'univers de la maladie et de sa médication. Le champ lexical de la médecine envahit l'espace du texte, au risque de l'intoxication. Tout au moins de l'incubation. Ou de la contagion.

Situation cocasse, où le père médecin, spécialisé en dermato-vénérologie, ressemble à un Docteur Knock, militant de la « purge » comme un médecin de Molière, ou digne d'être un personnage de Rabelais lorsqu'il analyse ses cystites. Situation d'enfermement dans un discours creusant le lit de la névrose. Le corps du texte exprime à son tour une sorte d'infection virale qu'aucun antibiotique ne saurait guérir. Si la jeune malade voit son corps maigrir par le « vif-argent » qui l'habite, la rendant incapable de scolarisation, l'expulsant de toute autre normativité que celle absorptive de son père, à son corps consentant, le corps du texte manifeste, évacue tel un cancer, une tumeur, l'empoisonnement paternel. Il pullule de termes à connotation scientifique érodant la lettre de la prose.

« Les comprimés de Chloramicycline, ou plutôt de Chlorami-cycline, étaient plus beaux que les gélules de Tétralysal ».

Pathologies, c'est une poésie-tumeur du texte construit autour d'une sonorité et d'images, de métaphores. La pathologie, telle une leucémie envahit la lettre. Le texte devient ces mots, ces atomes, « ou plutôt des photons des quarks, des quantas, ou même des neutrons de qui sait quel bel et étrange univers, cosmos qui nous entoure, ou plutôt en effet, qui ne nous entoure même pas puisque tout est fait de courbes et d'ellipses »   . Une écriture « d'étoiles implosées »   à l'apparition furtive.

Renversements de valeurs poétiques. Les couleurs ne sont plus les voyelles mais les gélules. Le monde se découvre à l'aune des noms des médicaments, les saveurs au goût des médicaments, les odeurs aux suppositoires de Pyramidon, ces « firmaments du passé »  

 

Sortie : le 2 janvier 2020