Si Henri Beyle (alias Stendhal) fut un critique avisé de la musique de son temps, cette étude montre aussi comment la musique a influencé l’écriture romanesque de Stendhal (alias Henri Beyle).

Intenses, variés et complexes : c'est ainsi que Francis Claudon caractérise les rapports de Stendhal avec la musique au terme de cette étude aussi exhaustive qu’originale. Elle renouvelle en effet un sujet qui n’a pas toujours été bien traité, soit par insuffisance de culture musicale, soit par dédain professionnel. Dédain dont Berlioz (agacé, comme beaucoup de musiciens, dès qu’un non-musicien se mêlait de parler musique) a donné l’un des premiers exemples dans ses mémoires, mais qu’on retrouve chez des écrivains par ailleurs bons musicographes comme Romain Rolland.

Né en 1783, Stendhal avait trois ans quand Mozart a fait représenter ses Noces de Figaro. Quand il meurt, en mars 1843, Wagner vient à peine de créer son Vaisseau fantôme. Son existence, d’ailleurs pas si longue, coïncide donc avec une période particulièrement riche de l’histoire de la musique, qui correspond de surcroît au moment où s’est constituée la base de la culture musicale sur laquelle nous vivons encore aujourd’hui, comme le montrent les programmes des grandes formations symphoniques et de musique de chambre actuelles. Or les goûts de Stendhal ne coïncident guère avec ce qu’attendrait le mélomane moyen d’aujourd’hui : si notre auteur apprécie Haydn et adore Mozart, Beethoven ne l’intéresse pas, ni les romantiques en général, ni la musique française non plus. Et même dans l’opéra, qui le passionne avant tout, il n’aime ni Bellini ni Donizetti, ce qui est un comble quand on sait qu’il a été un ami intime de Giuditta Pasta, créatrice de la Norma et de la Somnambule du premier et de l’Anna Bolena du second !

Mais le problème ainsi posé en est-il un ? Ce n’est pas dans une perspective musicologique que Stendhal nous intéresse, c’est en tant qu’écrivain. Un écrivain dont l’esthétique est plus intimement liée à sa sensibilité musicale que celle d’aucun de ses grands contemporains (même si Gautier et Sand ne sont pas loin derrière). « Je ne désire être compris que des gens nés pour la musique », écrit-il dans une page célèbre, datée de 1827, des Promenades dans Rome. Il convient donc, comme le fait admirablement Francis Claudon, de le considérer dans son ensemble : du point de vue de son expérience personnelle de la musique, de ses écrits souvent décriés sur le sujet (principalement les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase et la Vie de Rossini), des références spécifiques à la musique dans toute son œuvre, notamment romanesque, et de la façon dont la musique, de manière plus diffuse, a pu influencer sa manière d’écrire.

Stendhal lui-même ne se faisait pas d’illusions sur ses connaissances musicales. Il les a donc probablement sous-estimées : il avait étudié sans beaucoup de succès, à l’en croire, le violon et la clarinette et pris des leçons de chant. Mais sa formation musicale ne nous importe pas d’un point de vue technique : elle était avant tout, pour citer Francis Claudon, « psychologique, esthétique, littéralement poétique » et suffisante pour lui permettre de penser, à sa manière, la musique. Et elle se complétait d’une fréquentation assidue des théâtres lyriques de plusieurs pays : en France, en Allemagne, en Autriche et en Italie surtout, où il y en a peu qu’il n’a pas visités. De cette expérience, il a retiré un culte du beau chant (et surtout de la voix féminine). Et ce culte, Francis Claudon montre, en des pages pénétrantes, qu’il est au cœur du projet beyliste. Le chant est en effet un langage, mais un langage codé qui s’adresse aux âmes sensibles, vom Herzen zu Herzen, à ces « happy few » pour qui Stendhal prétend écrire. Et ce langage ne touche jamais davantage que lorsqu’il exprime l’amour, comme il le fait souvent à l’opéra.

Lorsqu’il s’agit d’écrire, rien de plus difficile que de traduire sur le papier une émotion sublime. Mais plutôt que de dissimuler cette difficulté, Stendhal l’assume, la cultive, il en fait le principe de sa démarche critique, anticipant, comme le note Francis Claudon, la critique poétique baudelairienne. D’où l’irritation qu’il inspire aux professionnels : il improvise, confie ses hésitations, mais aussi, et c’est ce qui le rend moderne, et tellement plus intéressant et plaisant à lire que la plupart de ses contemporains, en « sociologue de l’art et historien de la culture », en relativiste qui n’a pas peur de parler de modes, se plaît à poser des questions incongrues et n’hésite jamais à établir les rapports les moins conventionnels. Ce n’est pas sans raison que ses Vies, traditionnellement si peu prisées des stendhaliens français, ont été aussitôt traduites, avec deux tirages coup sur coup chez le grand éditeur londonien John Murray en 1817-1818, et au moins deux éditions américaines dans les deux décennies suivantes !

Francis Claudon nous invite donc à suivre cette approche sociologique (plutôt que les sempiternelles rengaines sur les « emprunts » de Stendhal aux Haydine de Carpani) pour relire les Lettres sur Haydn de Stendhal, en resituant notamment ce que représentait Haydn pour les Français – parmi lesquels Henri Beyle – occupant Vienne en 1809, au moment même où disparaissait le compositeur. Mozart, en 1814, était un cas fort différent : nullement inconnu en France, mais objet de polémiques, au centre desquelles figurait son statut de grand compositeur allemand, ce qui n’était pas pour plaire à l’establishment musical français de l’époque et encore moins à Napoléon (dont le compositeur favori était Paisiello). On verra ici que la position de Stendhal, découvrant avec ravissement les opéras de Mozart en Allemagne puis lors de certaines des créations parisiennes, et portant aux nues, avant tout, Les Noces de Figaro, Don Juan et La Clémence de Titus, n’avait rien de banal à l’époque, et nul de ses contemporains n’a aussi bien défini que lui le théâtre lyrique mozartien comme « un mélange sublime d’esprit et de mélancolie, tel qu’il ne s’en trouve pas un second exemple ».

Rossini, naguère tant dénigré et méconnu en France, est un cas tout aussi intéressant : Stendhal est en effet, selon ses propres termes, un « Rossiniste de 1815 ». Entre 1814 et 1821, il a entendu et réentendu ses opera seria et opéras-bouffes à Milan ou à Naples, avec des distributions prestigieuses. Rossini, son cadet de neuf ans, est pour lui un compositeur moderne à la mode, un Walter Scott lyrique, ainsi qu’il le présente en 1823 aux Parisiens alors que les autorités françaises viennent d’inviter le musicien à donner plusieurs ouvrages à l’Académie royale de musique. Dans ce contexte, Francis Claudon propose un fascinant parallèle (qui n’a jamais été fait) entre Il Viaggio a Reims, créé en 1825 au Théâtre-Italien peu après le sacre de Charles X, et l’épisode « Un Roi à Verrières » du Rouge et le Noir.

Le cas de Cimarosa, que Stendhal, dans une citation fameuse, semblait mettre sur le même plan que Mozart et que Shakespeare (et qu’ailleurs il compare à Napoléon), est plus curieux : la plus grande partie de son œuvre est en effet tombée dans l’oubli, hormis le délicieux Mariage secret, qu’on n’entend d’ailleurs pas si souvent. Or, au temps de Stendhal, il était parmi les compositeurs les plus fréquemment à l’affiche, aussi bien à Paris qu’en Italie. Stendhal louait son génie mélodique, son énergie, sa vitalité comique. Pour lui, l’air « Quelle pupille tenere » chanté dans Gli Orazi par Curiace (rôle créé par le fameux castrat Crescentini) est « le plus bel air serio du monde », qu’il évoque souvent. Néanmoins, comme le souligne Francis Claudon, Stendhal n’a pas écrit cette vie de Cimarosa qu’il projetait. Le compositeur napolitain, s’il demeure une référence constante, est pour lui le représentant d’une beauté classique, alors que Mozart – comme Shakespeare – est du côté des modernes.

Stendhal et la musique ne manque pas de relever les nombreuses références, explicites ou implicites, à la musique, et notamment à l’opéra, dans les œuvres de Stendhal. Parmi les secondes, il suggère pertinemment que la thématique du mariage secret (dans Le Rouge et le Noir, dans Lucien Leuwen, dans La Chartreuse) est à mettre en rapport avec le chef-d’œuvre de Cimarosa. Dans Armance, c’est à Don Juan et à Otello qu’il est fait allusion. Lucien Leuwen mentionne Pasta et la superstar qui semblait destinée à lui succéder, Maria Malibran. Les Mémoires d’un touriste évoquent la vie des théâtres de province, où l’opéra-comique ancien conserve les faveurs du public. Il n’est pas question de Geronimo, le chanteur italien qui apparaît brièvement dans Le Rouge et le Noir, et en qui on reconnaît traditionnellement l’illustre basse Luigi Lablache – le nom de Geronimo provenant du Mariage secret (signalons que le Geronimo cité dans l’index est le personnage de l’opéra et non celui du roman, et que cet index, de toute évidence confié à une machine – alors qu’un minimum de jugement ne messied pas en la matière – n’est pas à la hauteur du livre, où l’on relève en outre une inexplicable disparition des italiques au chapitre 10)mais l’épisode est si connu qu’il mérite à peine d’être rappelé.

Mais qu’en est-il, sur un plan non anecdotique, de la manière dont la musique a influencé l’écriture romanesque de Stendhal ? En trois chapitres d’une grande richesse, Francis Claudon examine d’abord ce qu’il appelle l’« horizon théâtral » du récit stendhalien. Il souligne, en particulier, le caractère proprement opératique de nombreux « effets de réel » des romans, comme l’arrivée de Julien Sorel à Besançon, ou bien de scènes d’intimité comme la soirée durant laquelle le même Julien décide de saisir la main de Mme de Rênal (ce même épisode étant rapproché, au chapitre suivant, des Noces de Figaro). Il voit également un écho de l’opéra dans les « intrusions d’auteur » qui parsèment la narration des trois grands romans, et qu’il compare ingénieusement à l’ornementation introduite par les chanteurs dans leurs airs. Si les prétéritions stendhaliennes (« Nous ne répéterons point… ») font songer, selon lui, au récitatif « sec » accompagné au clavecin ou au pianoforte, d’autres moments forts du récit lui rappellent en revanche le récitatif accompagné, dont les Noces et Don Juan font un usage remarquable. Le personnage de Mathilde de La Môle est, sous ce rapport, particulièrement « lyrique ».

D’autres rapprochements relèvent plutôt de similitudes de situation, voire d’échos parodiques : Francis Claudon en suggère avec Les Mystères d’Isis (adaptation parisienne de La Flûte enchantée) et La Grotta di Trofonio de Salieri (à moins que ce soit la version mise en musique par Paisiello). Mais la musique est aussi étroitement associée à l’évocation chez Stendhal de certains paysages, l'écrivain faisant par exemple dire à Mme Derville que la campagne de Vergy (ce nom même a des résonances lyriques, nous est-il rappelé) « est comme de la musique de Mozart », ou au touriste des Mémoires qu’un beau paysage a sur son âme « le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore ». Citant Ernest Ansermet et Sergiu Celibidache, Francis Claudon établit une analogie entre les « harmoniques » du discours musical et « les sentiments qui viennent dialoguer polyphoniquement avec la mélodie du paysage ».

Le chapitre qui clôt le livre – et son plus long – est tout entier consacré à la Chartreuse, traditionnellement considéré comme le plus « musical » des romans de Stendhal, et dont l’un des épisodes centraux (l’amourette entre Fabrice et l’actrice Marietta) met en scène une troupe de théâtre. Ce qui vient d’être dit des paysages y est particulièrement pertinent et de nombreux exemples en sont évoqués. Francis Claudon propose également une interprétation musicale des « motifs récurrents » (lac, prison, etc.) qui parcourent le récit. Les allusions à des situations d’opéra n’y manquent pas, notamment lorsqu’il est question de jalousie (de Mosca ou de la Sanseverina) : Stendhal renvoie, au moins implicitement, à l’Otello de Rossini, fort différent comme on sait de la tragédie de Shakespeare. Plus subtilement, Francis Claudon propose de rapprocher la Chartreuse, roman d’initiation, d’une Flûte enchantée dont l’abbé Blanès serait le discret Sarastro. D’autres références, explicites (comme celle à l’air des Horaces de Cimarosa cité plus haut au 26e chapitre du second livre) ou implicites (Idoménée, La Clémence de Titus), complètent cette analyse qui nous invite à relire « musicalement » la Chartreuse.

 

À l’issue de cette lecture, on ne peut que conclure avec l’auteur que les rapports de Stendhal avec la musique sont infiniment plus profonds qu’on l’a parfois dit, et que la musique, et surtout l’opéra, sont des clés interprétatives essentielles pour comprendre et sentir Stendhal. Seul Francis Claudon, qui connaît aussi bien la musique que l’œuvre de ce dernier, pouvait relever un tel défi avec tant de brio.