Mal connue, la protégée de Simone de Beauvoir fut l’auteure d’une œuvre trop révolutionnaire pour ne pas être censurée par son entourage, ses éditeurs et sa protectrice elle-même.

Lorsqu’on pense à la censure en littérature, on a avant tout en tête des forces externes, qu’elles soient politiques ou religieuses, exerçant une pression qui produit des coupures imposées dans le texte – comme dans le cas des Fleurs du mal – sinon en une interdiction pure et simple de l’ouvrage – comme dans celui du De l’Allemagne de Germaine de Staël, saisi et détruit intégralement en 1810 par la police de Napoléon. Tout autre est le cas de Violette Leduc, dont l’œuvre (toute l’œuvre) a subi une censure « en amont », avant d’être imprimée – une censure qu’on peut qualifier d’interne, exercée par son entourage plus encore que par son éditeur.

 

Violette Leduc avant Violette Leduc

Mais peut-être faut-il commencer par rappeler qui était Violette Leduc à celles et à ceux pour qui elle n’est qu’un nom, ou un titre (La Bâtarde). Comme le rappelait plaisamment Carlo Jansiti, il y a une vingtaine d’années, au début de sa remarquable biographie (Violette Leduc, Bernard Grasset, 1999, rééditée en 2013), quand on ne la confond pas avec son quasi homonyme Viollet-le-Duc, on tend à voir avant tout en elle un « satellite » de Simone de Beauvoir. Or c’est en grande partie du rôle ambigu de cette dernière dont il est question ici.

Née à Arras en 1907, Violette Leduc est la fille naturelle d’un jeune homme de bonne famille (protestante) et d’une employée de maison. Son père, qu’elle a peu connu, mourra de phtisie en 1916. Après avoir grandi à Valenciennes, c’est à Douai, en 1925, qu’elle connaît son premier amour avec une camarade de pension : le récit inspiré par cette idylle, Thérèse et Isabelle, paru d’abord en tirage limité en 1955, n’est devenu vraiment accessible qu’en 1966. Elle vit ensuite une liaison de plusieurs années avec Denise Hertgès (Hermine dans La Bâtarde), son aînée de quatre ans, qui a remporté un second prix de piano au conservatoire de Douai, et s’installe avec elle à Vincennes, puis à Levallois. Après quelques années au service de presse des éditions Plon – d’où de savoureuses évocations de Bernanos et de Julien Green dans La Bâtarde –, elle est engagée, sur la recommandation d’Alice Cerf (la Bernadette de La Bâtarde), proche amie d’André et de Clara Malraux, comme scénariste chez Synops, société de production créée par Denise Tual avec l’appui de Gallimard.

C’est là qu’en 1938 elle se lie d’amitié avec Maurice Sachs, à peine plus âgé qu’elle et encore peu connu, qu’elle retrouve l’année suivante quand elle exerce un nouvel emploi aux Éditions de la Nouvelle revue critique, où sort le journal des années folles que Sachs publie en 1939 sous le titre Au temps du Bœuf sur le toit. Cette année-là, elle se fiance puis se marie avec une ancienne connaissance, Jacques Mercier (Gabriel dans La Bâtarde) : leur union difficile ne survivra pas à un avortement, suivi d’une tentative de suicide, même si leur divorce n’est prononcé qu’en 1947. En 1940, recommandée par Sachs, elle commence à publier des chroniques dans Pour Elle, éphémère hebdomadaire féminin nouvellement créé. Sept de ces chroniques, présentées par Alexandre Antonin, et suivies d’un commentaire de Kiev Renaud, sont reprises dans le volume dont il est ici rendu compte. Elle sont d'un grand intérêt, puisqu’on y découvre, pour ainsi dire, la Violette Leduc d’avant Violette Leduc. Il y est question de mode, de maquillage, de « féminité », non sans une pointe de détachement ironique ; on y trouve aussi un premier portrait de la grand-mère de l’auteur, Fidéline, dont La Bâtarde contient une évocation inoubliable.

 

Métamorphose de la trafiquante en écrivain

Les rapports de Violette Leduc avec Maurice Sachs prennent un tour nouveau à l’été 1942, lorsqu’elle le suit dans le petit village d’Anceins, dans l’Orne, où il part se faire oublier des nombreux ennemis que lui ont valu ses divers trafics. Il n’en poursuit pas moins ses activités dans le marché noir, auquel il initie sa protégée, qui continue d’en vivre après le départ de Sachs comme travailleur volontaire en Allemagne, dont il ne reviendra pas. Ce long séjour normand a inspiré à Leduc certaines des plus belles pages de La Bâtarde : il suffit de comparer son évocation du petit Gérard Oppenheimer, provisoirement caché à Anceins, et ultérieurement « emmené », comme elle le dit sobrement, en même temps que sa mère et son frère, au portrait sec et bref que trace de lui Sachs dans son Tableau des mœurs de ce temps, paru posthumement en 1954, pour saisir combien le cynisme de son premier mentor lui était étranger. Dans ce même Tableau, qui est une série de   « caractères » de type La Bruyère, Sachs a d’ailleurs inclus un portrait, inachevé, de Leduc sous le nom de Lodève – portrait d’une méchanceté qui en dit plus long sur le peintre que sur le modèle.

C’est durant cette période normande que commence, pour reprendre la formule de Jansiti, la métamorphose de la trafiquante en écrivain. Dans cette métamorphose, le philosophe Yvon Belaval, éminent leibnizien et futur exécuteur littéraire de Sachs, joue un rôle important. C’est à lui que Leduc fait lire le manuscrit de son premier récit autobiographique, L’Asphyxie, et c’est lui qui fait découvrir à Leduc Simone de Beauvoir, dont le roman L’Invitée est publié en 1943. Lorsqu’en février 1945 Leduc fait la connaissance de cette dernière, sa vie en est bouleversée : non seulement parce qu’elle se prend pour Beauvoir d’une passion amoureuse qu’elle lui avoue, mais aussi parce que Beauvoir, qui a aimé son manuscrit, s’institue son mentor littéraire. De ce rôle, présenté notamment par Anaïs Frantz et la regrettée Catherine Viollet (à qui le livre rend hommage), il est beaucoup question dans le volume. Après avoir facilité la publication de L’Asphyxie en 1946, tout en poussant Leduc à en couper les passages consacrés au sulfureux Maurice Sachs, Beauvoir l’encourage dans son nouveau projet, sorte de journal amoureux, dont trois extraits paraissent dans Les Temps modernes et que Gallimard publie en 1948 sous le titre de L’Affamée. Mireille Brioude en analyse ici le manuscrit, acquis par le collectionneur Jacques Guérin, qui, après avoir découvert Leduc grâce à son ami Jean Genet, avait financé l’édition de luxe parue la même année chez Jean-Jacques Pauvert.

 

D’une forme à l’autre de la censure

Toujours sur les conseils de Beauvoir (qui achève alors Le Deuxième Sexe), Leduc entreprend en 1948 la rédaction d’un roman autobiographique, qu’elle achève en 1954, et à propos duquel Jansiti écrit avec justesse qu’« aucune femme écrivain n’est allée aussi loin dans la description de l’homosexualité féminine ». Beauvoir elle-même s’en alarme, tout en soutenant sa protégée, moralement et financièrement (avec un apport de Sartre), ce qui ne l’empêche pas de médire d’elle dans ses lettres à son amant le romancier américain Nelson Algren, où elle l’appelle « la femme laide ». Jusqu’à quel point a-t-elle jamais évoqué devant Leduc son propre passé lesbien ?

Plus grave sans doute, en « corrigeant » le manuscrit de Ravages, elle l’a « beauvoirisé » au point de le censurer. Nonobstant ces interventions, le comité de lecture de Gallimard, Queneau en tête, déclare le livre impubliable tel quel, et d’autres éditeurs se désistent. Pour citer à nouveau Jansiti, « tout un ensemble de préjugés empêchait alors de juger un texte avec équité, surtout s’il avait été écrit par une femme ». Alexandre Antonin en donne un bon exemple dans une pénétrante analyse de la fameuse « scène du taxi », qui est ici publiée intégralement pour la première fois, comme l’est un autre passage du manuscrit évoquant le « mariage imaginaire » de Thérèse et Isabelle.

Quand Ravages sort enfin chez Gallimard en 1955, avec une dédicace à Beauvoir, c’est donc sous une forme mutilée, et le livre est un échec. Comme pour retourner le couteau dans la plaie, l’éditeur met au même moment au pilon les invendus de L’Asphyxie et de L’Affamée. Malgré le soutien de Jacques Guérin, qui fait paraître en tirage limité l’épisode censuré de Thérèse et Isabelle, ce nouvel échec provoque chez Leduc une grave dépression qui l’amène aux bornes de la folie. Beauvoir, une fois de plus, aide Leduc à remonter la pente en 1958 (année de la parution des Mémoires d’une jeune fille rangée) en l’encourageant à entreprendre un nouveau projet autobiographique. C’est elle aussi qui pousse Leduc à substituer à son titre primitif, La Cage, celui, plus percutant sans doute, de La Bâtarde. Et lorsque le livre paraît en 1964, préfacé par Beauvoir (l’un de ses rares essais proprement littéraires), c’est un succès ; en partie un succès de scandale, certes, ce qui nuit, sur le moment, à la perception de l’extraordinaire qualité artistique de l’œuvre. Mais Violette Leduc est enfin devenue Violette Leduc.

Il est au fond assez peu question de La Bâtarde dans ce livre, mais beaucoup plus, et de manière très parlante, des deux volumes suivants de la trilogie : La Folie en tête (1970) et La Chasse à l’amour (1973). Le titre du premier a été « trouvé » par Jean d’Ormesson et François Nourrissier : Leduc aurait préféré Les Portes de l’enfer, peut-être par référence à Inferno de Strindberg, récit d’une crise analogue à la sienne. Le titre du second, primitivement intitulé L’Arche, a été trouvé par Monique Lange.

Leduc étant morte du cancer en 1972 dans le village provençal de Faucon qu’elle aimait et où elle s’était retirée (le livre comporte d'ailleurs quatre belles photographies de Faucon par Christine Lemoine), c’est encore Beauvoir, devenue son exécutrice testamentaire, qui se charge de préparer ce dernier manuscrit, en supprimant, comme elle l’explique dans sa préface, « quelques passages qui m’ont paru alourdir inutilement son texte ». En fait, comme le démontre avec précision Mireille Brioude dans deux chapitres du livre, Beauvoir a plus ou moins déformé le texte, et l’on s’explique mal, en particulier, la modification introduite dans la dernière phrase, où la date de 1944 est remplacée par 1964, ce qui en change complètement le sens.

 

On peut regretter quelques problèmes de forme (par exemple l’usage anarchique et incontrôlé de la locution op. cit., qui, appliquée à des sources manuscrites, ne veut strictement rien dire, puisque opere citato, à l’ablatif, veut dire : « dans l’ouvrage cité »), ou que les reproductions des manuscrits de Leduc n’aient pas fait l’objet d’une « poétique du fac-similé » plus réfléchie (à cette fin, il faudrait que les reproductions soient de même dimension que l’original, et que ces dimensions soient indiquées – car, à une époque où la numérisation des sources manuscrites est présentée comme une panacée, il est particulièrement important de veiller à ce que les reproductions obéissent à des règles aussi strictes que les études qui les accompagnent ; en outre, la reproduction de la page 160 permettra de repérer une erreur dans la transcription qui figure p. 163). Il n’en reste pas moins que l’intérêt du livre édité par Anaïs Frantz n’est pas mince et que toute personne qui s’intéresse à l’œuvre de Violette Leduc, ou a envie de la découvrir, en tirera grand profit.