L’entrée de Georges Duby à la bibliothèque de la Pléiade sonne comme la consécration d’une œuvre-monument.

Dans le domaine des sciences sociales, rares sont les œuvres dont les incipit marquent durablement les esprits. « Je hais les voyages et les explorateurs », s’exclamait Claude Lévi‑Strauss en ouverture de ses Tristes tropiques (1955). Près de vingt ans plus tard, en 1973, Georges Duby plante à son tour le décor : « L’année 1214, le 27 juillet tombait un dimanche ». Tout est dit, ou presque, dans cette lumineuse aurore d’un de ses plus célèbres ouvrages, Le Dimanche de Bouvines. Né en 1919 à Paris et mort en 1996 au Tholonet, Georges Duby compte parmi les historiens les plus marquants du XXe siècle. Et c’est sans doute cette aura singulière qui lui vaut aujourd’hui son entrée dans la bibliothèque de la Pléiade, créée en 1931. Préfacé par Pierre Nora, édité et introduit par Felipe Brandi, le volume rassemble les principales œuvres du maître, du Dimanche de Bouvines à ses Dames du XIIe siècle. Un monument de papier qui invite à lire, ou relire, l’œuvre magistrale du médiéviste.

 

La « fascination » du Moyen Âge

Afin de nous conduire sur les pas de l’historien, Pierre Nora insiste sur la « fascination » pour le Moyen Âge qu’a exercée l’œuvre de Duby. Celle-ci est en partie due au caractère « à part » de celui qui fut un « compagnon de route des Annales » avant de se frayer son propre chemin. De cette œuvre foisonnante, Pierre Nora relève deux dates clés :

  • 1953, tout d’abord, lorsque Georges Duby publia sa thèse, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, d’où tout découle ;
  • 1970, enfin, lorsque l’historien franchit les marches du Collège du France.

Le succès de l’œuvre du médiéviste s’inscrit également dans un contexte favorable aux livres d’histoire, comme le souligne Pierre Nora. Le Louis XIV et vingt millions de Français (1966) de Pierre Goubert ou, plus encore, le Montaillou, village occitan (1975) d’Emmanuel Le Roy Ladurie, en témoignent. Fait rare pour un historien, Georges Duby accéda à une certaine forme de notoriété, notamment due à ses divers passages sur les fauteuils de l’émission Apostrophes. Célébrité inattendue qui poussa le médiéviste, selon les mots de Pierre Nora, « jusqu’à donner le sentiment d’être mal à l’aise avec lui-même, d’être prisonnier de son personnage ». Proche de Georges Duby, Pierre Nora rappelle que celui-ci ne prétendait pas écrire l’histoire mais « son histoire », comme l’indique le recours de plus en plus assumé au « je », manière élégante « d’avertir le lecteur qu’il ne prétendait pas transmettre la vérité, mais suggérer le probable ». Avant de laisser le lecteur plonger dans l’univers dubysien, Pierre Nora évoque avec admiration le ton « chaleureux et sonore » du maître qui l’inscrit assurément dans « la tradition des auteurs dont le style est un langage à travers lequel on entend une voix ».

 

Société, mentalités, espace

Outre l’évocation toute personnelle de Pierre Nora, Felipe Brandi propose – en guise d’introduction – un retour plus approfondi sur le parcours intellectuel de l’historien. Ayant consacré sa thèse à l’auteur du Dimanche de Bouvines   , Felipe Brandi insiste sur la manière dont Georges Duby concilia art et histoire tout en revendiquant sa part de subjectivité. L’historien, loin de prétendre incarner une objectivité immuable, doit au contraire assumer sa vision du passé pour mieux la transmettre. Avec plus de 700 titres, dont une quarantaine d’ouvrages consacrés à l’histoire médiévale, Duby s’est intéressé à une diversité remarquable de sujets : histoire économique et rurale, histoire-bataille renouvelée, histoire des mentalités, histoire des femmes …

Comme le rappelle Felipe Brandi, celui qui refusa à plusieurs reprises un poste en Sorbonne, lui préférant les « libertés ensoleillées » d’Aix-en-Provence, vouait un attachement particulier à la province. Ce goût pour le territoire lui venait en partie de son attachement à cette « science de plein vent » qu’est la géographie. Plusieurs de ses modèles, outre les membres de l’école des Annales, furent d’ailleurs des géographes, d’où la certaine vision géographique de l’histoire présente dans sa thèse. Géographie de l’espace vécu où le château forme le noyau dur autour duquel gravitent les paysans sous le regard des guerriers. De la même manière, l’intérêt qu’il porta très tôt à L’économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval (1962) le rapprocha des réalités matérielles.

Mais, dès les années 1950 et avec Robert Mandrou, Georges Duby se lança dans un chantier ambitieux : définir clairement les grandes lignes de « l’histoire des mentalités ». Attentive aux relations entre la matière et l’esprit, cette histoire sociale prit corps sous la plume du maître à travers deux ouvrages marquants : L’An Mil (1967) et, surtout, Le Temps des cathédrales (1978).

C’est dans ce contexte intellectuellement foisonnant que Georges Duby fut élu, en 1970, au Collège de France. Dès lors, « Paris fut le lieu de la parole, Aix celui de l’écriture » selon la belle formule de Jacques Le Goff. Les deux médiévistes ne tardèrent d’ailleurs pas à se rapprocher autour de la question de la division tripartite de la société médiévale. Nouvelle problématique, nouveau chantier : Georges Duby ne tarda pas à en défaire l’échafaudage avant de faire paraître Les Trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (1978), seule œuvre qui – outre sa thèse – ne répond pas à la commande d’un éditeur ou d’un autre historien.

 

Femmes médiévales

Enfin, outre les grandes enquêtes précédemment évoquées, le médiéviste s’employa à mettre en lumière l’écart entre le système de pensée médiéval et la « vie concrète », selon ses propres mots. À ce titre, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre (1981) initia un nouveau tournant dans son œuvre. En portant son regard sur les déformations induites par les sources, Georges Duby invitait les historiens à identifier les écrans idéologiques recouvrant la documentation afin de mieux les franchir. Ainsi, les silences et les non-dits devenaient aussi significatifs que les gesticulations bruyantes visant à faire diversion. Ce pas de côté effectué par les médiévaux était particulièrement marqué au sujet d’un thème alors peu étudié : celui de la place des femmes dans la société médiévale. De la sorte, Georges Duby tenait ici ce qui fut son dernier grand champ d’investigation et auquel il consacra, en 1995 et en 1996, deux ouvrages à propos des Dames du XIIe siècle. Dans ce « mâle Moyen Âge », Duby avouait n’avoir vu « ni visages ni corps » de femmes, « ombres flottantes » de ce théâtre humain. Loin d’être désabusée, sa conclusion invitait au contraire à poursuivre les recherches afin, ici aussi, d’éclairer les fantômes pour leur donner corps.

En fin de compte, telle une rosace laissant transparaître la lumière, l’œuvre de Georges Duby nous met en garde : l’histoire est faite d’un matériau fragile reposant sur des sources vues comme des prismes dispersifs que l’historien doit s’efforcer de corriger. L’art et la manière, deux caractéristiques que Georges Duby savait conjuguer et rassembler sous une plume qui, aujourd’hui encore, ne finit pas de « fasciner » nombre d’historiens et de médiévistes tel l’auteur de ces quelques lignes.

 

Ainsi, l’entrée de Georges Duby à la bibliothèque de la Pléiade sonne comme la consécration d’une œuvre-monument qui, à ce titre, ne s’adresse pas seulement au cercle étroit des historiens mais à tout un chacun. Soulignons au passage la grande qualité de l’introduction de Felipe Brandi dont on espère voir la thèse bientôt publiée. Et comme l’avait si bien formulé Georges Duby lui-même, « l’histoire continue ».