Nathalie Quintane nous décrit le sort fait aux réfugiés dans notre pays, à partir de citations de discours ou de propos les concernant.

Nathalie Quintane, qui avait déjà témoigné des conditions faites aux migrants dans notre pays dans la deuxième partie de son livre précédent, Un œil en moins (P.O.L, 2018), déplie cette fois l’empilement des discours les concernant. Elle le fait en disposant au fil des pages des Enfants vont bien (une antiphrase), dans une présentation aérée, des citations de déclarations des plus hautes autorités de l’Etat, Présidents ou ministres de l’Intérieur, d’extraits de lois et de presse, de propos de directeurs de centre d’accueil ou encore, pour finir, de bénévoles, membres d’un réseau d’aide aux réfugiés. Le résultat produit, tout en retenue et saisissant à la fois, interpelle le lecteur sur le sort qui est ainsi fait aux réfugiés, mais aussi plus largement et potentiellement sur le sort fait à tous « les gens qui ne sont rien », par un système qui décidément marche sur la tête, comme on ne le voit que trop bien à la façon dont il communique sur tous ces sujets. Mais il pourrait aussi accréditer comme seule issue, si l’on ne veut pas désespérer, la voie de la résistance intérieure, celle que l’on peut mener depuis l’intérieur de ce système lui-même.

 

Nonfiction : Vous expliquez en introduction comment le livre est fabriqué, et également, dans une certaine mesure, ce que ce dispositif est censé produire. A s’en tenir à l’argument principal, on pourrait résumer le livre ainsi : des bénévoles engagés dans un réseau d’aide aux réfugiés découvrent l’empilement de discours et de textes qui ont trait aux réfugiés dans notre pays et partagent avec nous leur perplexité les concernant, étant entendu que tous ces discours et textes produisent des effets plus ou moins concrets et immédiats et malheureusement souvent préjudiciables aux réfugiés. Seriez-vous d’accord avec cette manière de résumer le livre ?

Nathalie Quintane : En fait, ce texte montre des couloirs, comme dans une piscine. Et vous savez bien que, dans une piscine, changer de couloir n'a rien d'évident : ils co-existent mais ne communiquent pas vraiment, et chacun dans son couloir va à la vitesse du couloir, d'une certaine manière — si vous êtres trop lent, vous vous faîtes assez rapidement rappeler à l'ordre, ou simplement la fréquence des coups involontaires vous fait comprendre que vous n'êtes pas à votre place, que vous n'êtes pas dans le bon couloir.

Bref, tout est cut. Les différents étages (ou couloirs) du texte ne communiquent pas entre eux, ne s'articulent pas entre eux. C'est juste un même bain. Le couloir du bas, celui des bénévoles de R.E.S.F. (le Réseau Education Sans Frontières, qui s'occupe essentiellement des familles) est celui où l'on tente de nager le plus lentement possible afin de n'abandonner personne à la noyade, la noyade bureaucratique succédant aux dangers de la Méditerranée, soit une autre forme de cruauté. R.E.S.F., ce serait : les femmes et les enfants d'abord.

 

Chacun de ces niveaux de discours laisse deviner des acteurs soumis à des préoccupations spécifiques, comme démontrer sa maîtrise du sujet et chercher à se concilier l’opinion, pour les responsables politiques. Prévoir l’ensemble des situations pouvant survenir et indiquer quoi faire dans tous les cas, et également transcrire dans les règles le durcissement décidé par le pouvoir, pour l’administration en charge des réfugiés. Ou encore remplir la fonction qui lui a été confiée sans trop sortir du cadre imparti, pour la direction du centre d’accueil. On se dit toutefois que sous un autre éclairage, ces préoccupations pourraient sans doute encore se complexifier…

Bien sûr. C'est une épure, ce texte. Comme une mise à l'os et à nu de quelque chose qui fait système et qui est dominé par l'arbitraire — on sait d'ailleurs qu'il n'y a aucune raison logique valable de ne pas accueillir plus de réfugiés en Europe : la population de la plupart des pays est vieillissante et la situation économique l'exige ; il manque du monde pour certains emplois. On substitue à l'absence de raison valable la multiplication des « évidences » comme on multiplierait des petits pains, la phrase emblématique étant qu'« on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Certes. Mais ce n'est pas de ça dont on parle.

En vérité, et en plus des livres que je cite en référence dans le texte d'introduction (des livres de poètes qui ont fait ce que je fais là bien avant moi : Reznikoff, Bäcker, Michot…), le point de démarrage, le starter des Enfants vont bien, c'est une plaque commémorative sur laquelle je suis tombée en 2018 à Mende, en Lozère : on y lisait qu'ici avait existé pendant la Deuxième Guerre mondiale un réseau clandestin de résistance administrative (en clair, des employés qui faisaient des faux papiers). D'un coup, ça m'a paru clair : puisque l'administration et les administrations sous toutes leurs formes renvoyaient des gens à une mort certaine, à l'emprisonnement ou à la torture, il fallait résister par ce moyen-même, de l'intérieur.

Alors, vous me direz que ce livre ne fait pas clairement passer ce message, et en effet, je n'écris pas de livre « à message » ; ce texte tente juste de faire sentir, percevoir, comprendre, l'enfer administratif et vécu auquel on pense pouvoir échapper tant qu'on n'est pas dans l'état d'abandon des réfugiés. Mais cet enfer se rapproche, de plus en plus de gens en font l'expérience en France et ailleurs : ce qui est d'abord « testé » sur les plus démunis finit toujours par être généralisé.

 

Les problèmes que s’attirent les bénévoles, qui s’accroissent du reste à proportion de leur engagement, qui n’ont bien sûr aucune commune mesure avec ce que subissent parfois les réfugiés, sont une autre façon d’illustrer combien ces différents discours pèsent en réalité…

Les mots ont un poids, un effet. La récurrence, dans la bouche des politiques, Présidents de la République et ministres de l'Intérieur qui se sont succédés au pouvoir depuis cinq ans (mandat Hollande, mandat Macron, mais mandat Sarkozy aussi, naturellement), du mot « fermeté » en matière d'immigration signifie concrètement ceci : je suis de la police, donc de l'Etat ; je viens toutes les nuits t'enlever ta couverture, jeter tes affaires, casser ton téléphone, te frapper, t'empêcher de te ré-installer, te faire disparaître (que sont devenus les gens de la porte de la Chapelle qu'on a amenés dans des gymnases, au début du mois de novembre ?).

Heureusement, je paye des impôts. Une partie de mes impôts enlève la couverture de pauvres gens qui dorment dehors la nuit et ont froid, jette leurs affaires, les emprisonne et les fait disparaître. Je préférerais que cet argent soit utilisé autrement, disons.

 

Aux quatre niveaux de discours précédents vient s’ajouter à la moitié du livre un cinquième niveau composé d’extraits de presse, qui consiste parfois dans des propos rapportés, dont le contexte est souvent plus difficile à cerner que les fragments précédents…

Tous ces extraits de presse, ces titres, proviennent d'un quotidien régional très largement lu (La Provence, pour ne pas le nommer). C'est l'opinion publique, travaillée (par certains médias). Car l'opinion, comme le rappelle un ouvrage collectif paru aux éditions Agone, ça se travaille.

 

Si le livre ne constitue en rien un récit comme vous le précisez dans l'introduction, la progression vers le pire est évidente, d’autant qu’elle touche l’ensemble de ces niveaux de discours. Le « en même temps » des politiques se transforme de plus en plus en discours de grande fermeté. Les règles administratives se durcissent fortement. La direction du centre finit, selon ce que l’on comprend, par mettre les bénévoles à la porte. Et les bénévoles rapportent des situations de plus en plus pénibles pour les réfugiés…

J'ai de plus en plus tendance à penser que le fascisme en France ne s'est pas arrêté par décret (ordonnance, en l'occurrence) en août 44. Il a moins pavoisé, certes, s'est parfois contenté d'apparaître sous la statue de Jeanne d'Arc ou en doudounes bleu électrique à la frontière franco-italienne. Il est possible que la période de latence et d'expectative soit en train de prendre fin. Un policier disait fort récemment à un manifestant : « La roue tourne », laissant entendre par là que leur tour était venu.