L’historienne Anne Appelbaum revient sur une famine de mieux en mieux connue, mais qui reste difficile à définir sur le plan juridique.

Holodomor, l’extermination par la faim est cette famine rouge résultant d’une politique délibérée par laquelle Staline a décimé l’Ukraine entre 1931 et 1934. Anne Appelbaum livre une brillante synthèse permise par la publication d’une partie des archives ex-soviétiques. L’ouvrage n’est pas le premier sur le sujet mais il constitue une synthèse utile.

 

Des relations conflictuelles

Pour comprendre les origines de la politique ukrainienne du régime soviétique, l’autrice remonte brièvement aux relations russo-ukrainiennes avant la révolution, puis surtout à la période révolutionnaire des années 1917-1922. Plusieurs courants politiques se combattent en Ukraine : les partisans de la monarchie, les indépendantistes, les socialistes révolutionnaires et la rébellion anarchiste, incarnée par Nestor Makhno. Les bolcheviks y sont très minoritaires mais l’emportent par un habile jeu tactique et une excellente stratégie militaire. Tous les autres se soulèvent contre le nouveau pouvoir central. La répression est brutale jusqu’au début de l’hiver 1922, date à laquelle les bolcheviks savourent leur victoire. Détail important noté par l’autrice, l’Armée rouge est dans sa quasi-totalité composée de Russes (85 % contre 10 % d’Ukrainiens). Le Kremlin du temps de Lénine usait déjà de l’arme des réquisitions qui combinée à la guerre entraîna une première famine en Ukraine. Après la guerre, comme dans le reste du pays, les dirigeants bolcheviks déclarent une trêve. La soviétisation s’opère plus modérément.

 

L’échec de la politique économique soviétique

C’est à partir de 1927, que la guerre contre les paysans ukrainiens reprend. Staline met fin à la nouvelle économie politique (NEP) qui permettait d’approvisionner le marché soviétique. Il se lance dans une réquisition des produits alimentaires provoquant une première famine localisée et passée quasiment inaperçue, comme le note l’autrice. Dans le même temps, la police politique procède à l’élimination des dirigeants ukrainiens pour éviter tout risque de révolte comme le laisse supposer les rapports de la police politique. Vient ensuite l’opération et la collectivisation des campagnes, lancée à grand renfort de propagande. Les activistes du Parti, les jeunesses communistes, encadrés par les hommes de mains du Guépéou se lancent à l’assaut d’un monde paysan attaché à la petite propriété lui permettant de survivre. Pour les paysans, le choix réside entre la déportation en Sibérie – 100 000 le sont en 1930 – et le travail dans les fermes collectives. En dépit, des déclarations de Staline, « les vertiges du succès » annonçant la victoire de la politique du parti en Ukraine, la réaction de la population est partout la même avec des soulèvements sporadiques, inorganisés, mal préparés et désespérés. Mais, l’Ukraine devient pour la police politique l’ennemie à abattre, personnification de la nation comme « ennemi de classe ». La révolte des Ukrainiens et l’échec de la collectivisation génèrent chez Staline une inquiétude majeure : la peur que l’Ukraine n’échappe à la sphère d’influence du Parti Etat soviétique et décrète, secrètement bien sûr, la famine pour mettre les paysans à genou.

 

La famine, une arme politique

C’est la troisième partie de l’ouvrage : la famine, organisée et planifiée. Il s’agit de faire rendre gorge ou de soumettre. Outre l’Intérieur, les ministères de l’Économie et de l’Agriculture deviennent des rouages centraux dans la politique répressive. Région par région sont établies les zones de faible productivité, les villages récalcitrants et les zones de résistances de la guerre civile. L’OGPU ferme les frontières extérieures et intérieures, l’Ukraine est quasiment coupée du monde. En outre est institué le passeport intérieur pour empêcher toute échappatoire et condamner les Ukrainiens à rester chez eux. L’acmé de la famine est atteint au cours du printemps et l’été 1933, Anne Appelbaum utilise de nombreux matériaux pour décrire la déshumanisation, puis l’assassinat par la faim de près de cinq millions de personnes et la déportation de plusieurs millions d’autres pour la seule Ukraine. D’autres régions de l’URSS subissent le même sort à une moindre échelle. Dans le même temps, le pouvoir met tout en œuvre pour maquiller toute trace du crime. La nouvelle conjoncture internationale permet à Staline de voir les diplomates occidentaux feindre de croire qu’il ne s’est rien passé…

 

Pour conclure, Anne Appelbaum reprend la définition de génocide construite par Raphaël Lemkin en vue de la création du tribunal de Nuremberg. Lemkin considérait que la grande famine et l’élimination des élites ukrainiennes appartenaient à la catégorie des génocides. La définition juridique née du Tribunal de Nuremberg la réduit à l’extermination d’un groupe déterminé en raison de son origine. La mémoire demeure brulante en Ukraine, comme l’est la question de la responsabilité du Parti État Soviétique et non russe. La résolution de la question est quasiment impossible à trancher. La soviétisation ayant majoritairement été conduite par des Russes, mais pour des raisons idéologiques et non au nom d’une politique raciale. Anne Appelbaum livre avec brio les tenants et les aboutissants de cette histoire, puis restitue la genèse, les mécanismes et les développements de ce crime contre l’humanité.