Alors que le thème du déclin de l’autorité surcharge les médias, Kojève aide à penser la signification de cette notion et les raisons qui peuvent en justifier un usage sérieux.

Il suffit de prononcer le terme « autorité » pour voir se déployer en abondance une curiosité de l’époque : on n’a sans doute jamais autant été inquiet du « déclin » de l’autorité, du recul de l’autorité de l’État, des difficultés des jeunes avec l’autorité, etc. En même temps, le prêche pour un retour à l’autorité dans la famille, dans les institutions ou dans les entreprises surcharge les mêmes discours. Cette masse documentaire produite par notre époque est d’autant plus curieuse que le terme utilisé est peu défini, que l’on confond presque toujours « autorité » et « pouvoir », que l’autorité est figurée en gardienne des « traditions », etc.

Si cette notion demeure souvent « peu définie », c’est aussi parce que la plupart des dictionnaires se contentent, eux, de peu. Même le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (Puf, 1996) ne présente ni n’étudie le terme pour lui-même, et le livre déjà ancien d’Alain Renaut sur La fin de l’autorité (Flammarion, 2004) concerne plutôt l’articulation de l’autorité à la politique. Bien sûr, les travaux de quelques glorieux ancêtres ont investi la question : parmi eux, Hannah Arendt est notamment l’auteure d’un magistral « Qu’est-ce que l’autorité ? »   , mais force est de constater que la question ne s’est guère imposée avec toute la force qu’elle mérite.

Ces plaintes en disparition de la crédibilité de l’autorité reposent sur un double parti pris. Son premier aspect : « C’était mieux avant ! » Autrement dit, l’autorité existait avant, et on doute de son existence actuelle. Nul ne demande évidemment quand, ni où ? Deuxième aspect du parti pris : désormais, la dissolution des grands récits et des normes qu’ils proposaient, la soi-disant perte des illusions modernistes, a engendré une autonomisation croissante de l’individu, dommageable à l’autorité. L’individu devenu finalité de toute chose revendique des « libertés » et des « droits » incompatibles avec les références à l’autorité. La dissolution des valeurs traditionnelles aboutit au rejet des valeurs imposées ainsi que de toute normativité.

La nostalgie et le ressentiment ne cessent plus de se manifester dans ces cris de déroute. Au point qu’on ne se sert plus des héros (ou de la fabrication des héros) que pour tenter d’inspirer encore une confiance que nulle autre personne ou institution ne semble plus donner. Mais de quoi nous parle-t-on ? En vérité moins de l’autorité que de l’autoritarisme, remarque l’auteur dont nous allons parler. Moins de l’autorité que de la personnalité autoritaire ; moins de l’autorité que d’un soi-disant devoir d’obéissance. Si l’on évoque une puissance, ce n’est guère celle qui donne de l’impulsion sans induire en témérités, ce n’est pas celle qui aide à composer des dynamiques au cœur d’un ensemble de circonstances et d’événements dont on croit qu’ils nous conduisent au désastre.

 

A la redécouverte d’Alexandre Kojève (1902-1968)

Cet auteur a été mieux connu qu’il ne l’est de nos jours. D’origine russe mais exilé à partir de 1920, vivant longtemps à Berlin avant de s’établir à Paris, il entre activement dans la Résistance. Pour l’essentiel, toute sa vie est bien répertoriée dans les encyclopédies. En général, par ailleurs, on connaît aussi un peu son influence sur Georges Bataille, Jacques Lacan, Eric Weil ou Raymond Aron : nombre d’entre eux ont raconté mille fois les rencontres, les cours de Kojève, ses propos, ses champs de travail, etc.

Mieux vaut s’arrêter sur quelques publications à signaler aux (futurs) lecteurs de cet ouvrage. Notamment, la plus connue d’entre elles, l’Introduction à la lecture de Hegel, une véritable somme qui a d’ailleurs donné lieu parfois à des caricatures tant de la pensée de Hegel que de celle de Kojève.

Il n’en reste pas moins que tous les écrits d’un auteur ne sont pas immédiatement publiés. Il y a toujours des restes. Ce qui est le cas de l’ouvrage présenté ici. Le manuscrit en a été retrouvé dans les archives de la Bibliothèque nationale. Il a été exhumé à juste titre, et permet non seulement de savoir ce que Kojève pensait de l’autorité, mais encore de ressaisir les débats de l’époque autour de cette notion. Kojève a-t-il raison de laisser entendre que cette notion est très peu étudiée ? C’est à voir, mais il est certain qu’il a conscience de la nécessité de développer un propos autour d’une notion qui conditionne la réflexion sur le pouvoir politique, et la structure même de l’État. « Une étude, même provisoire, de la notion de l’autorité est donc indispensable et elle doit précéder toute étude du problème de l’État », écrit-il.

Et d’une certaine manière, il s’agit bien d’une étude inachevée, puisque le texte est émaillé de parenthèses et de notes plus ou moins longues. Souvent Kojève se contente d’indications, ou de signaler des pistes de réflexions à conduire.

 

La notion d’autorité

Le terme « autorité » est construit à partir du verbe latin augere (augmenter et entretenir ce qui est fondé), d’où dérivent à la fois auctor (auteur, fondateur, garant, c’est-à-dire celui qui lie) et auctoritas. Ce terme indique la source d’où jaillit une crédibilité, le degré de confiance que l’on peut avoir envers ceci ou cela (l’héritage, le passé d’un ancien, d’un modèle de vertu ...). L’autorité est « acte d’auteur » à l’égard d’un autre. On dit de quelqu’un, lorsqu’il n’a pas besoin d’exercer une contrainte physique ou un pouvoir pour imposer une obéissance inconditionnelle, qu’il est « investi d'une autorité » ; on parle « d’attribuer à quelqu’un l’autorité de faire ceci ».

À ce titre, l’autorité ne devrait pas être fonction d’un pouvoir, de l’usage de qualités physiques violentes, d’une force morale intrinsèque, d’une attitude « naturelle » (charisme) ou d’une menace. Elle devrait dessiner un rapport, symbolique. Son efficacité ne devrait pas découler d’un ordre, d’une persuasion ou d’une argumentation, mais de la façon dont elle est socialement émise (par exemple dans le cadre d’une gérontocratie, d’une ancestralité, d’une « origine », ou d’une « transmission ») et de la façon dont elle est reçue (dans le cadre d’une attente, d’une rumeur) à la fois : le respect, tacite au moins, de l’autorité (ou l’obéissance à) en dépend.

Kojève insiste d’emblée sur ce fait que l’autorité exclut la force. Suivant Mommsen, « elle est moins qu’un ordre et plus qu’un conseil ». Ceci posé, Kojève souligne qu’une véritable étude de l’autorité doit procéder à l’examen de la cause de l’acte d’autorité, de sa raison, et de sa raison d’être. Il pose alors quatre types d’autorité « élémentaires » auxquelles il applique de procédé : l’autorité du père sur l’enfant, du maître sur l’esclave, du chef sur la bande, du juge sur ceux qu’il juge. Bien sûr, il existe d’autres cas (représentés par des « autorités » : le noble, le supérieur, le confesseur), mais ce sont des cas « mixtes » qui rentrent dans le schéma précédent.

 

Des philosophies défaillantes

L’essentiel étant posé, Kojève se lance dans les analyses des textes philosophiques antérieurs. On y retrouve évidemment Aristote, les théologiens, Hegel, et d’autres encore. Mais aux uns comme aux autres, le philosophe reproche de n’avoir pas compris la genèse spontanée de l’autorité. L’exemple du père de famille est ici éclairant, de son point de vue. Le père n’est pas doté en soi d’une autorité. D’ailleurs, il devient père et déploie de proche en proche un rapport d’autorité qui lui permet de l’exercer. Il n’est pas d’autorité originaire, pure, sui generis. Il n’est pas de contrat originaire non plus qui puisse déposer l’autorité en telle ou telle personne. À quoi il convient d’ajouter que la transmission de l’autorité ne s’accomplit pas non plus par hérédité ou élection, si l’on comprend à propos de cette dernière que ce n’est pas l’élection qui confère l’autorité mais ce que la personne élue en fait.

Une telle enquête portant sur l’autorité, et le repérage critique à l’égard des philosophes antérieurs des types « purs » d’autorité ou des types « mixtes », pouvait risquer de s’étendre indéfiniment. Nous ne savons pas ce qu’un ouvrage final aurait pu donner. Il n’est reste pas moins vrai que l’ordonnancement du propos est typique d’une démarche qui tente de statuer avec ampleur sur le phénomène choisi. Une première partie est très analytique. Elle s’intéresse à la phénoménologie, la métaphysique et l’ontologie de l’autorité. Une seconde partie s’essaie à des déductions, c’est-à-dire à des applications des analyses à la politique, à la morale et à la psychologie. Où l’on reconnaît une rhétorique heuristique particulière.

Mais Kojève ne laisse pas l’actualité en suspens. Des Appendices donnent à la recherche un autre ton. Ils portent sur l’autorité du Maréchal Pétain d’abord, puis sur les modalités de la « Révolution nationale ». Il s’agit bien d’une sorte de cas concret auquel appliquer les déductions précédentes : le cas concret de l’autorité qui existe en France en 1942. C’est, montre Kojève, sans doute étonné par ce phénomène, une autorité qui articulait une autorité guerrière (une autorité de maître, gagnée par la victoire de Verdun), et une autorité de chef (« Je vous conduis, suivez-moi ») traversée par une autorité de juge (gérontocratique). Cette articulation a trouvé simultanément son renforcement dans la figure autoritaire du père (bon, proche du « peuple »), composant ainsi dans la figure du Maréchal une autorité totale.

 

L’exercice de l’autorité

D’une certaine manière, Kojève aide à déplacer les débats infructueux autour de l’autorité. Au sein du formidable malaise qui traverse cette fois nos sociétés et nos institutions, il est par conséquent possible, grâce à cet ouvrage, de tracer une autre piste de réflexion sur la question de l’autorité. Elle doit conduire d’ailleurs, sur la proposition de Kojève, à interroger moins l’autorité que l’exercice de l’autorité. Puisque l’autorité ne relève pas d’un être ou d’un caractère mais d’un rapport, elle se dresse contre la personnalité autoritaire qui tente d’imposer un absolu dans son autorité, d’installer un dogmatisme et de prophétiser l’avenir des autres. Celle-là, en fin de compte, se veut magistrale, elle impose un ascendant en se posant comme infaillible. Elle prêche. Elle veut avoir de l’autorité. Il n’y a pas de doute, à son sujet, cette personnalité pose à la racine de ses opinions un principe de décision implacable, une obscure et aveugle volonté d’avoir raison par extermination de l’adversaire.

Autant dire que ce qui, dès lors, a quitté l’autorité, ainsi que la définit Kojève, c’est son « esprit », la puissance de transformation qu’elle représente. Cet autoritarisme – qu’on croit voir dans le passé, qu’on réclame, avec lequel on s’aveugle – n’a pas d’autre but que d’instaurer l’habitude de se soumettre, d’infliger la routine, de réduire toutes activités au consentement du plus puissant. Bref, elle travaille à fournir des moyens de suivre, de revenir au plus courant, d’empêcher l’émergence de la nouveauté de situations auxquelles rien ne ressemble.

Répétons-le, s’il doit y avoir « autorité », cela ne saurait prendre d’autre voie que celle de l’exercice. Et un tel exercice doit se déployer en puissance d’un dissentiment possible, dans la volonté de laisser l’autre penser par soi-même, c’est-à-dire en exprimant quelque pensée résistante.

Si nous consentons à cela, souligne Kojève, il en résulte que les rapports entre les personnes, certainement encore plus dans les sociétés contemporaines, doivent être à nouveau soumis à un examen approfondi. Au lieu de céder à d’incessants expédients, il faut reconnaître que nul ne peut plus se placer dans la posture de tout dominer, d’embrasser la totalité des choses et des connexions qui forment notre monde. Par conséquent, nul ne peut se concevoir ou se présenter comme un « maître », au sens attendu par beaucoup lorsqu’ils revêtent cette maîtrise d’une puissance d’autorité, ou chacun peut être maître dans un domaine spécifique, impliquant un nécessaire échange constant des maîtrises / compétences.

Cette question des maîtres, en général, est d’ailleurs mal posée, parce qu’elle est prise dans le miroir d’une maîtrise elle aussi confondue avec la personnification d’une domination. De ce fait, les perspectives autour du maître se distribuent en « pour » et « contre », ce qui ne donne lieu à aucun débat.

Or, si maître et autorité il y a ou doit y avoir, cela ne saurait consister qu’en exercice d’une impulsion. Cette idée simple n’énonce rien d’autre que ceci : exercer son autorité ce n’est pas avoir de l’autorité. Le maître ne saurait faire autre chose que d’engager l’autre dans la lutte contre les idées toutes faites à partir d’un point de renversement possible : laisser l’autre devenir son propre maître en résistant à son autorité. Par conséquent l’autorité se partage sans cesse, en se multipliant et en s’exerçant différentiellement dans des registres différents.

 

Et l’autorité de la notion d’autorité ?

Finalement, insistons-y, la question telle que précisée par Kojève est moins celle de l’autorité elle-même (existe-t-elle, est-elle nécessaire ?) que celle de sa légitimité (pourquoi y consentir, lui laisser jouer un rôle dans notre existence ?), alors que nous excluons, si nous le suivons, de faire de l’autorité une propriété immédiate (d’un être ou d’une chose). Lorsque la légitimité est posée en Dieu, l’autorité est un dépôt qui devient sacré, elle est pensée sur le modèle paternel et elle devient absolue. C’est bien ce qu’affirment Paul (Epître aux Romains, XIII, 5 : toute autorité vient de Dieu) et Bossuet (Politique tirée de l’Ecriture…, Livre III : l’autorité est sacrée et paternelle). À l’encontre de cette image, le travail des modernes a consisté à séparer l’autorité paternelle et l’autorité politique, puis à refuser le fondement de l’autorité politique en Dieu ou en la nature, pour en faire un problème de droit : l’autorité politique reconnue n’est fondée que dans le consentement   . En démocratie, souligne Rousseau, l’imperium, l’autorité souveraine, définit la souveraineté originelle du peuple. En ce sens, faire autorité, l’autorité de la loi, sont des expressions qui désignent la valeur persuasive d’une instance crédible et accordée. Néanmoins, Kojève refuse de fonder une quelconque autorité sur un contrat.

Mais, en second lieu, c’est justement ce problème qui est désormais à reprendre. Au vu des acquis historiques qui sont les nôtres, se joue sous nos yeux une partie tout à faire décisive. Sommes-nous capables de repenser l’autorité dans le cadre d’une réflexion politique qui placerait l’émancipation de l’être humain en son centre ? Le courage de l’esprit voudrait que nous nous rendions capables de repenser l’autorité dans le dissentiment d’une histoire encore à faire, au sein de laquelle chacun aurait à acquérir la capacité à exercer l’autorité dans l’échange des compétences.