Présentation et étude de la très riche oeuvre filmique et photographique de la cinéaste documentaire libanaise Jocelyne Saab.

La place de Jocelyne Saab dans l’histoire du cinéma est marquée par une ambivalence regrettable mais sans doute pas exceptionnelle. D’un côté, son œuvre, qui s’étend sur plus de 45 ans (entre 1970 et 2016), fait l’objet d’une certaine reconnaissance dans le milieu cinématographique. On la repère, entre autres, par la déclaration de filiation effectuée par le grand réalisateur documentaire Joris Ivens à propos des films tournés par la cinéaste dans les années 1970 et 1980, principalement dans son pays d’origine, le Liban (notamment sa trilogie consacrée à la ville de Beyrouth : Beyrouth, jamais plus, Lettre de Beyrouth et Beyrouth ma ville). La rétrospective organisée en 2013 par Nicole Brenez à la Cinémathèque française (offrant notamment un aperçu de ses premiers reportages et films de fiction) en est un autre signe. Plus récemment encore, Jean-Luc Godard a utilisé des photogrammes d’un de ses documentaires dans son dernier film, Le Livre d’image (2018).

D’un autre côté, cette reconnaissance aux yeux d’un public plus élargi a été limitée voire empêchée par les difficultés d’accès à tous ses films, condamnant ces derniers à la confidentialité. Les hommages rendus par la presse française à sa mort en janvier 2019 témoignent à certains égards de cette ambivalence, l’accent étant davantage porté sur la vie de la cinéaste et plasticienne, plutôt que sur son œuvre elle-même.

La reconnaissance académique s’annonce plus importante grâce à la publication à venir d’un ouvrage collectif dirigé par Mathilde Rouxel et Stefanie Van De Peer, qui sera édité chez Edinburgh University Press. Mais cette reconnaissance a été largement amorcée par la remarquable recherche menée par Mathilde Rouxel dans le cadre d’un master en Etudes cinématographiques effectué à l’Université Paris 3 sous la direction de Nicole Brenez. Sa publication par Les Presses du réel rend accessible la première monographie en langue française consacrée au cinéma et aux autres productions visuelles de Jocelyne Saab.

Le premier intérêt de cet ouvrage est donc de présenter une œuvre qui, espérons-le, connaîtra rapidement une édition en DVD (dans l’attente, sont accessibles sur internet quelques extraits de ses films ainsi que le remarquable recueil de photogrammes publié sous le titre de Zones de guerre).

 

Une monographie pionnière

Réaliser de manière pionnière la monographie d’une œuvre méconnue et peu accessible a conduit à un certain nombre de choix qui se révèlent tous très judicieux. Le premier étant de se centrer sur la création, et non sur la personne, de Jocelyne Saab. Des indications biographiques sont cependant rendues disponibles dans l’entretien mené avec elle par Mathilde Rouxel et figurant en annexe. La présence personnelle de la cinéaste – devenue aujourd’hui encore plus émouvante du fait de sa récente disparition – se niche par ailleurs dans la préface où elle sait gré à celle à qui elle a ouvert toutes ses archives d’avoir su comprendre et analyser sa quête d’un « pacte narratif établi entre la caméra et le monde réel ».

L’approche biographique est surtout rendue superflue, tant la subjectivité de la réalisatrice se lit dans ses choix esthétiques. Filmer devient très tôt pour elle un geste existentiel, dans la mesure où la guerre – dans un premier temps civile – enclenchée en 1975 au Liban a constitué une fracture historique et intime pour la jeune reporter de guerre libanaise qu’elle était alors, au point de bouleverser à la fois sa réflexion sur l’image et son rapport au monde.

Le deuxième choix marquant de Mathilde Rouxel a été d’offrir les moyens à ses lecteurs de se familiariser avec la filmographie méconnue de Jocelyne Saab, en vue d’assurer un meilleur accueil de ses propres analyses. Ainsi, le premier chapitre s’attelle à passer en revue ses différentes réalisations. Se révèle une géographie filmique dont l’épicentre reste sa ville et son pays de naissance, même lorsqu’elle les quitte au profit de l’Egypte, de l’Iran, du Sahara occidental ou du Vietnam. Mais c’est toujours le retour au Liban, et à Beyrouth en particulier, qui provoque une inflexion artistique déterminante, entraînant  ses décisions d’alterner entre documentaire, fiction et installation vidéo.

La présentation des films est l’occasion pour Mathilde Rouxel de faire apparaître avec finesse le fil directeur de l’œuvre de Jocelyne Saab, un fil qu’elle choisit de suivre pour construire sa monographie, et qu’elle propose de décrire comme la « quête permanente d’une définition possible de son identité ». Il ne s’agit évidemment pas d’une identité réduite à sa seule individualité, mais de son identité de Libanaise et/ou d’Arabe au moment de l’effondrement de son monde. Dès lors, cette recherche intime acquiert une dimension collective – voire politique – qui l’érige au statut d’« autobiographe de son peuple » ou d’« archiviste en autobiographe » – pour reprendre des expressions ayant servi à désigner le travail du cinéaste roumain Andrei Ujica. Cette recherche identitaire repose sur la contribution des spectateurs, conviés eux aussi à mener cette quête, qui imprime à la structure des films une nature dialogique : sont mis en scène à la fois le dialogue de la cinéaste avec les images qu’elle tourne, et celui des spectateurs avec les images qu’ils/elles regardent.

 

Une exploration thématique et esthétique des films

A partir d’une analyse prenant comme matière, parfois l’intégralité de l’œuvre, ou s’arrêtant plus précisément sur certaines séquences et certains plans, Mathilde Rouxel concentre son attention sur trois constituants de cette recherche identitaire : le langage, le corps et l’espace. Autant de lignes de force esthétiques caractérisant l’œuvre de Jocelyne Saab et qui font chacun l’objet d’un chapitre spécifique.

Sur la question du langage cinématographique, d’abord. À l’occasion de la mise en lumière des principaux procédés cinématographiques mobilisés par la réalisatrice, les lecteurs accèdent à la genèse même d’une œuvre artistique. Comme nous l’avons dit, cette genèse est entièrement articulée à l’irruption en 1975 de la guerre, non seulement dans sa vie, mais aussi dans le rapport à l’image qu’elle a développé en tant que jeune reporter de télévision. À cet égard, il est passionnant de constater que les choix esthétiques de Jocelyne Saab s’effectuent, à la fois, en réaction à la représentation médiatique occidentale de la guerre libanaise (envisagée dans ses seules dimensions spectaculaires et violentes), et au profit de la figuration de la singularité sensible et des résonances collectives d’une guerre vécue avant tout sous l’angle intime.

Jocelyne Saab traite ainsi cette guerre comme une rupture de sens, tant pour elle, pour les gens qu’elle filme, que pour les spectateurs contemporains ou non de cette période. Elle cherche également à rendre accessible sa part d’invisible, et pour ce faire, a recours à un montage minutieux, suscitant des combinaisons et des écarts entre les plans. Dans la même perspective, il faut souligner la poésie déployée dans des commentaires en voix off qui ont pour but de faire émerger ce qui disparaît ou se cache derrière les images de destructions. Mathilde Rouxel insiste donc à bon escient sur le rôle cardinal de la poésie – très présente également dans les films de fiction de la réalisatrice – en ce qu’elle constitue le vecteur d’une possible rencontre entre les différents regards subjectifs (le sien, celui des spectateurs) qui se posent sur les images.

La question du corps et de son traitement cinématographique permet de compléter la caractérisation du langage cinématographique de Jocelyne Saab par une attention plus soutenue à la construction des plans, aux cadres et aux mouvements de caméra. Elle permet de souligner d’une manière nouvelle l’idée d’une recherche identitaire à la fois personnelle et collective. Pour n’évoquer ici que les documentaires, cette recherche s’effectue grâce à la présence assumée – par le corps ou par la voix – de la cinéaste dans les situations filmées. Ce régime d’apparition crée un rapport singulier avec les corps des personnes filmées, favorisant non seulement l’interlocution avec elles mais également l’identification du spectateur à la quête qui est menée sous ses yeux. En définitive, cette présence ne prend sens qu’au regard des corps qu’elle filme et qui constituent le plus souvent le ou les peuple(s) qu’elle se choisit : les Beyrouthins, les Libanais, les habitants pauvres d’Egypte, des combattants ou réfugiés palestiniens, les enfants, les femmes.

Mathilde Rouxel aborde, pour finir, les moyens utilisés par Jocelyne Saab pour explorer ce qui constitue un  problème cinématographique de premier ordre : saisir/construire l'espace. JocelyneSaab n'a eu de cesse de chercher les solutions pour filmer la destruction, l'effacement ou la fragmentation d’un lieu, ainsi que le vacillement de l’identité qui en découle. Elle a alors établi ce que Mathilde Rouxel nomme une « cartographie traumatique », en saisissant des ruines, en travaillant sur la suspension du temps et en recourant à des d'archives. Mais elle réussit à saisir également dans ces lieux détruits ou marginalisés des « espaces contestataires », dans lesquels les sujets reconstruisent et affirment leur identité en parvenant à se soustraire à la guerre, à la misère ou à toute autre situation d’injustice ou d’oppression.

 

Un outil de dialogue avec le cinéma

Parce qu’elle repose sur une œuvre filmique d’une telle puissance et d’une telle originalité, l’étude proposée par Mathilde Rouxel acquiert un statut supplémentaire, celui d’outil pour  penser des questions cinématographiques générales (la ruine, la ville, l’habitat, la mémoire, les liens entre cinéma et politique, etc.), en dialogue avec les images particulières de Jocelyne Saab.

Tout en rendant bien compte de la singularité de  son œuvre la chercheuse offre par cette monographie les moyens de l’inscrire dans plusieurs histoires du cinéma. Celle du cinéma documentaire, bien sûr, mais également celle du « nouveau cinéma libanais » (expression désignant la génération de cinéastes dont la pratique est en partie issue de la guerre débutée en 1975), dont Jocelyne Saab a constitué une figure de proue aujourd’hui encore trop souvent oubliée ou minorée. Il serait également possible de mettre en parallèle les images si précieuses qu’elle nous donne de cette période avec celles produites par les artistes libanais contemporains, que Pierre Abi Saab nomme la « génération de l’archéologie de la mémoire ». Et bien entendu avec celles d’autres artistes, syriens, yéménites, ou d’ailleurs, qui filment leurs villes et pays au moment de leur destruction.