Un essai du grand anthropologue brésilien sur Pierre Clastres qui renouvelle autant la compréhension du second qu'elle ouvre des perspectives inédites dans le travail en cours du premier

L’ouvrage qui paraît ces jours-ci aux éditions Dehors de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, a été publié à l’origine en 2010 comme introduction à la deuxième édition en anglais du livre posthume de Pierre Clastres intitulé Recherches d’anthropologie politique, puis a été republié en portugais l’année suivante, sous une forme modifiée, avant d’être traduit en français dans la présente édition par les bons soins de Julien Pallotta.

Il s’agit d’un volume de petit format, très élégant, qui constitue à sa manière un double événement, aussi bien par le sujet qu’il traite que par l’auteur qui le fait. Viveiros de Castro et Pierre Clastres comptent en effet parmi les anthropologues les plus prestigieux de la discipline :  le premier est un spécialiste de premier rang des sociétés amérindiennes, et l’auteur d’un livre unanimement salué comme l’un des plus importants de ce début de XXIe siècle sous le titre de Métaphysiques cannibales ; le second est une figure légendaire de l’anthropologie, brutalement disparue le 29 juillet 1977 dans un accident de voiture à l’âge de 43 ans, et l’auteur d’un livre dont le titre est devenu un véritable slogan La Société contre l’État paru en 1974.

La rencontre d’outre-tombe entre ces deux auteurs constitue beaucoup plus qu’une simple curiosité éditoriale, semblable à ces duos improbables entre chanteurs à la mode que multiplient les maisons de disque à des fins commerciales. Il s’agit bien plutôt d’un authentique dialogue, dans lequel Viveiros de Castro s’efforce à la fois de restituer la signification de l’œuvre de son prédécesseur en la situant dans son contexte intellectuel et politique (ainsi qu’il convient de le faire dans le cadre d’une introduction), et de se laisser inquiéter par les propositions théoriques qu’il défendait, c’est-à-dire en allant véritablement à la rencontre de l’autre pour mieux se comprendre soi-même. « Relire après tant d’années Pierre Clastres  », écrit-il, « est une expérience en même temps déroutante et éclairante. Si celle-ci en vaut la peine, c’est que quelque chose de l’époque dans laquelle ces textes ont été écrits, ou mieux, contre laquelle ils ont été écrits persiste dans la nôtre, quelque chose des problèmes d’alors continue de nous concerner  ». « Résister à Clastres  », écrit-il encore, « mais ne pas cesser de le lire ; résister avec Clastres, enfin : affronter sa pensée dans ce qui en elle reste vivant et perturbateur ». Il en résulte un ouvrage aussi rare que passionnant qui constitue une formidable application de la maxime kantienne de la « pensée élargie » en vertu de laquelle « un homme d’esprit ouvert » fait l’effort de « s’élever au-dessus des conditions subjectives de son jugement, en lesquelles tant d’autres se cramponnent  », afin de « pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel qu’il ne peut déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui ».

Pierre Clastres, l’intempestif

L’étrangeté pour les lecteurs francophones tient à ce que l’initiative d’un tel dialogue ait été prise par un universitaire brésilien et non pas par des intellectuels français. Même s’il faut saluer la publication en 1987 de l’ouvrage collectif placé sous la direction de Miguel Abensour, L’Esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, commémorant le dixième anniversaire de la mort de l’anthropologue et réunissant pour l’occasion plusieurs contributions remarquables (dont celles de Marc Richir et Claude Lefort), ce n’est pas faire injure à sa mémoire que de reconnaître que Pierre Clastres a été assez largement oublié au cours des décennies qui ont suivi son décès.

Paradoxalement, c’est aux écrits de Gilles Deleuze et Félix Guattari que ses propres travaux doivent jusqu’aujourd’hui une bonne partie de leur postérité. Comme le rappelle Viveiros de Castro, l’Anti-Œdipe a été un livre essentiel pour Clastres, qui a suivi les cours qui l’ont préparé, alors que sa propre œuvre allait y être incorporée pour y jouer le rôle de « l’un des principaux rouages dans le montage d’une anthropologie radicalement matérialiste ». Publié après sa mort, Mille Plateaux reprendra et développera dans une direction entièrement nouvelle les intuitions de Clastres. « Deleuze et Guattari », note Viveiros de Castro, « ont complété le travail de Clastres, en le libérant de sa ‘gangue mystique’ et en actualisant une richesse conceptuelle qui chez lui serait restée à l’état, en quelque sorte, inchoatif  ». Postérité prestigieuse, donc, mais problématique aussi, car le silence embarrassé par lequel les anthropologues ont accueilli le dytique de Capitalisme et Schizophrénie explique dans une certaine mesure le malaise analogue que l’œuvre de Clastres continue d’inspirer dans le milieu académique, et la rareté des travaux qui lui sont consacrés.

Au moment même de leur apparition sur la scène intellectuelle des années 1970, les écrits de Pierre Clastres semblaient étrangement inactuels, comme s’ils parlaient « non seulement d’un autre monde, mais à partir d’un autre monde  ». Clastres nourrissait l’ambition de relire la philosophie politique moderne à la lumière des enseignements de l’anthropologie de Lévi-Strauss. Mais refusant d’adhérer à la doxa positiviste qui commençait à s’accumuler autour de l’œuvre de Lévi-Strauss, il entendait résister au paradigme structuraliste au nom de l’idée selon laquelle le pouvoir et les mécanismes d’institution du social ne relèvent pas, à proprement parler, d’une analyse de type structural. En même temps, Clastres manifesta durant toute sa carrière une méfiance à l’égard du marxisme auquel il reprochait d’accorder un privilège excessif à la rationalité économique, au détriment de l’intentionnalité politique, dans laquelle il voyait le véritable principe vital des collectivités humaines. En plein cœur des années 1970, Clastres l’intempestif réunissait ainsi les matériaux d’un livre qui aurait pu s’intituler « Ni marxisme ni structuralisme ».   

La société contre l’État

La « révolution copernicienne  » introduite par Clastres dans les théories classiques de l’anthropologie politique est résumée dans la formule, aux allures de slogan, qui donnait son titre au livre de 1974 : la société contre l’État. La thèse de Clastres consistait à nier que l’État fut la finalité de toute société. Les sociétés primitives ne sont pas des sociétés qui n’auraient pas encore découvert le pouvoir et l’État, mais au contraire des sociétés organisées pour éviter que l’État n’apparaisse. Selon Clastres, toutes les sociétés sont aussi politiques les unes que les autres, mais seules les sociétés primitives sont contre l’État, c’est-à-dire contre l’apparition d’un pouvoir coercitif et personnalisé, seules ces dernières mettent en place des mécanismes sociaux d’inhibition ou de conjuration de la formation d’un appareil d’État (dont les deux plus connues sont la chefferie sans pouvoir, semblable à l’expérience du leader qui suit son groupe plus qu’il ne le commande ; et la guerre pensée comme machine de dispersion et d’anti-unification).

Comme l’explique fort bien Julien Pallotta dans la riche postface du livre, Viveiros de Castro se saisit du concept de société-contre-l’État en le comprenant comme « société contre le Brésil (officiel) » et en faisant du signifiant « indigène » le mot d’ordre d’un Brésil « mineur », au sens de Deleuze et Guattari, c’est-à-dire au sens d’une forme d’existence qui échappe et résiste à une norme dominante et répressive. En réponse à la question que ses collègues lui posaient de savoir ce qu’est être Indien au Brésil et ce qui définit l’appartenance à une communauté indigène, Viveiros de Castro répondit dans une conférence prononcée en 2006 que l’Indien se caractérise essentiellement par son rapport à la terre, qu’il est celui qui se sent lié à un lieu, à un morceau de terre et à une communauté. Le projet développementiste (de gauche comme de droite) visant à la prolétarisation de l’Indien, à son intégration au marché national, constitue de ce point de vue une destruction de la possibilité de socialités hétérogènes et autonomes, d’autant plus précieuses par ces temps de crise écologique qu’elles sont compatibles avec la conservation de l’environnement.

Pour cette raison, Viveiros de Castro n’hésite pas à dire que la lutte des indigènes est aussi notre lutte et que les Indiens sont l’exemple indubitable d’une résistance à l’État, d’une existence résistant à l’État qu’il appelle « rexistence ». Tous autant que nous sommes, nous sommes « d’autres Indiens », en ce sens où ce sont encore eux qui nous représentent le mieux, bien mieux que l’État qui nous gouverne.