La première femme cinéaste a-t-elle été sciemment effacée de l’histoire du fait de son genre ? Deux tribunes du Monde et de Libération l’ont affirmé cet été. Ce texte invite à nuancer leur position.
Reprenant à leur compte la thèse défendue par la réalisatrice Pamela B. Green dans la dernière partie de son documentaire Be Natural : The Untold Story of Alice Guy-Blaché (2018), Laure Murat (« La pellicule invisible d’Alice Guy », Libération, 5 juin 2019 ») et Emmanuelle Lequeux (Emmanuelle Lequeux, « Alice Guy : près de 1000 films et cent ans d’oubli », Le Monde, 12 août 2019) ont toutes deux porté une parole accusatrice dans les médias dominants, dénonçant la « paresse misogyne des historiens du cinéma », coupables d’avoir « réduit à néant » l’œuvre Alice Guy (1873-1968), première femme passée derrière la caméra.
Cet angle polémique se trouve également mobilisé par Léa Viriet qui opte néanmoins pour une approche plus sobre (« Qui est Alice Guy, pionnière du cinéma de fiction injustement oubliée ? », Ouest-France, 28 juin 2019), et donne la parole à des spécialistes comme Véronique Le Bris (fondatrice du site cine-woman.com et créatrice du prix Alice Guy récompensant chaque année le meilleur film francophone réalisé par une femme) et Emmanuelle Gaume (qui a notamment réalisé en 2018 le documentaire Elle s’appelait Alice, et publié en 2015 un roman intitulé Alice Guy, la première femme cinéaste de l’histoire). Les positions sur le fond du problème y restent les mêmes, à savoir la propagation de la thèse de l’effacement volontaire et obstiné d’Alice Guy au sein de l’histoire du cinéma.
L’association française de recherche en Histoire du cinéma (AFRHC) s’est fendue d’une réponse à ces articles dans le dernier numéro de la revue 1895 (n°88, p. 221-224), sous la plume de François Albera et Laurent Le Forestier. En s’appuyant notamment sur la (sévère) recension de Be Natural par Jay Weissberg parue dans Variety le 30 mai 2018, l’article reproche à Laure Murat et à Emmanuelle Lequeux d’avoir repris sans aucun recul la thèse douteuse développée par la réalisatrice américaine.
Si elles en reconduisent la thèse, les auteures ne proposent aucun développement sur le film en question, et s’appuient davantage sur Le Jardin oublié, réalisé en 1995 par la petite-fille de la cinématographiste, et accessible plus immédiatement sur YouTube. Le décalque en est parfois tel qu’il confine au plagiat. Par exemple, Emmanuelle Lequeux écrit : « Pour la première fois au monde, des films sont écrits, réalisés et produits par une femme. Soixante-dix ans avant la Nouvelle Vague, du cinéma d’auteure (…) », reprenant les mots de Nicolas Seydoux interviewé dans Le Jardin oublié : « Pour la première fois au monde, des films vont être écrits, produits, réalisés par la même personne et soixante-dix ans avant que n’existe la Nouvelle Vague, eh bien, avant que le mot n’existe, nous avons du cinéma d’auteur.e ». Plus globalement, les deux articles entrent en résonnance avec plusieurs articles publiés sur internet au cours des dernières années (notamment ceux de Justin Morrow ou de Véronique Le Bris).
Pour défendre Be Natural, Laure Murat, dans sa tribune de Libération, s’offusque d’abord de l’invisibilité du film, en France en particulier (« il y a peu de chances pour que Be Natural […] soit montré en France, écrit-elle. Doit-on s’en étonner ? non […] »), supposant qu’il a peut-être connu une diffusion plus importante dans de nombreux pays du monde (ce qui est loin d’être le cas). Or, au-delà de la présentation officielle du film lors de Cannes Classics en 2018 (et à Arles en août 2019), la liste des projections, accessible sur benaturalthemovie.com laisse percevoir une exploitation modeste dans quelques cinémathèques ou festivals européens. Le film est par ailleurs disponible en VOD sur des sites comme ceux de Canal +, d’Univers Ciné ou du CNC, et sortira sur les écrans en janvier 2020, distribué par Mary-X Distribution (ce que Murat ne pouvait pas savoir quand elle a écrit sa tribune, mais qui, de fait, annule sa prédiction). En laissant entendre qu’il serait impossible de documenter cette histoire à l’écran en France (depuis Le Jardin oublié en tout cas), Murat néglige du même coup les films d’Emmanuelle Gaume, Elle s’appelle Alice (2017), ou de Claudia Collao, Looking for Alice (2008), dont la diffusion a été plus importante (à la télévision, en festival, en DVD). Et, à l’instar d’Emmanuelle Lequeux dans Le Monde, elle semble faire porter aux historiens la responsabilité de cette « absence ». Examinons les principaux éléments de cette antienne confinant à la martyrologie.
On n’aurait jamais entendu parler d’Alice Guy.
Les deux articles pointent l’absence d’Alice Guy dans les histoires du cinéma, d’où elle aurait été « littéralement effacée » (selon l’expression du chapeau de la tribune de Murat dans Libération). Cette allégation n’est pas nouvelle. On la trouve formulée dès 1979 par un groupe de cinéastes et universitaires féministes qui interrogeaient déjà : « Pourquoi ses films sont-ils oubliés quand ceux de Méliès et Lumière sont considérés comme des classiques ? » (Amelie Hastie, « Circuits of Memory and History. The Memoirs of Alice Guy-Blaché », dans Jennifer M. Bean et Diane Negra (dir), A Feminist Reader in Early Cinema, Durham & London, Duke University Press, 2002, p. 30). Si, à l’époque, cette question était totalement légitime, force est de constater qu’elle l’est moins aujourd’hui, en raison des progrès dans la connaissance et la reconnaissance de la contribution d’Alice Guy aux premiers temps du cinéma, que nous allons exposer plus loin.
Pour l’heure, notons que l’expression « première femme du cinéma dont personne n’a entendu parler » (titre d’une vidéo postée il y a deux ans sur Viméo « The First Woman Filmaker Nobody’s Heard Of ») est devenue un gimmick journalistique, repris d’article en article, aboutissant à la situation paradoxale d’une personnalité, Alice Guy, dont la plupart des mentions récentes dans les grands médias s’accompagnent systématiquement de la précision selon laquelle elle ne serait jamais mentionnée. Il est ainsi aisé, sur ces dernières années, d’établir une revue de presse conséquente au sujet d’Alice Guy, dans laquelle on retrouvera systématiquement la déploration au sujet de son invisibilité. Les deux tribunes du Monde et de Libération arrivent du coup un peu tardivement pour que cet argument tienne encore le coup. Car qu’en est-il, au fond, de l’historiographie Alice Guy ? Commençons par examiner la question de sa présence (ou non) au sein de la grande institution légitimante de l’histoire du cinéma en France, la Cinémathèque.
Alice Guy n’aurait jamais eu l’honneur de la Cinémathèque française.
Cette formulation est ancienne et répandue… mais excessive. S’il est vrai qu’à notre connaissance aucune rétrospective individuelle ne lui a encore été consacrée par cette institution, les films d’Alice Guy sont montrés à la Cinémathèque française avec régularité, à diverses occasions (rétrospective sur les Archives françaises du Film, sur l’année 1917, sur le Cinéma des Premiers Temps, etc.). Ils y sont également étudiés et mis en valeur. Maurice Gianati a notamment prononcé une conférence (« Alice Guy a-t-elle existé ? ») en 2011 à l’invitation de Laurent Mannoni – directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque. Les deux chercheurs ont dirigé un Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore en 2012. C'est sans doute encore trop peu, relativement à l'importance historique d'Alice Guy, mais ce n’est pas rien.
De là, il semble aussi excessif d’attaquer Henri Langlois (Murat et Lequeux reprennent là encore à l’aveugle les propos de Be Natural), directeur légendaire de l’institution, mort en 1977, pour son incapacité à organiser une rétrospective, alors qu’au cours de son long mandat les films d’Alice Guy sont restés introuvables (y compris par la cinéaste elle-même). Avant l’important travail d’Alison McMahan à la fin des années 1990 afin de mettre au jour des copies et chercher plus systématiquement à protéger cette mémoire cinématographique, il était forcément plus compliqué d’honorer cette dernière.
Alice Guy aurait été évincée par les historiens.
Sans reprendre les développements de 1895 quant à l’ample historiographie concernant Alice Guy depuis le début des années 1990, ajoutons toutefois d’autres prémices plus anciennes. Francis Lacassin, dans Pour une contre histoire du cinéma (10/18, 1972), avait rencontré la cinéaste et lui consacre tout son premier chapitre. S’y trouve déjà l’ensemble des informations que les articles « rédempteurs » du Monde et de Libération livrent à leurs lecteurs.
Envisageant l’absence d’Alice Guy dans les ouvrages des premiers historiens, Lacassin écrit alors : « Je n’incrimine pas les historiens. Pour avoir tenté d’imiter leur tâche, j’en sais la difficulté. Les premiers d’entre eux ont essuyé les plâtres. Partis du néant, ils ont travaillé avec les moyens du bord. Le plus souvent : leurs souvenirs et quelques archives personnelles. Ou dans le meilleur des cas, à partir d’épaves – photos, films ou documents – échappés par hasard à la destruction. Ils ne pouvaient rien dire des auteurs et œuvres dont ils n’avaient pas eu personnellement connaissance et qui n’avaient pas laissé de trace » (p. 6).
Dès lors, accuser l’historien G-Michel Coissac (Guillaume, et non « Georges » comme le nomme Laure Murat) d’avoir évincé Alice Guy de son Histoire du cinématographe de ses origines à nos jours publié en 1925, c’est oublier que Coissac retrace principalement l’invention du cinématographe en s’attachant à des personnalités dont l’activité a cessé (Lumière, Méliès, Demenÿ, etc.). Or, à la parution du livre, Alice Guy se remet tout juste de son revers de fortune aux États-Unis en 1920-21 – soldé par l’incendie du dépôt où étaient conservées les bobines de la Solax, sa maison de production américaine – et rien ne signale alors un arrêt définitif de son activité (dont il est plus juste de dire qu’elle s’achèvera en 1949 lors de sa retraite, plutôt qu’à sa mort en 1968). Par ailleurs, ne pas inscrire Guy-Blaché dans son volume ne veut pas dire que Coissac la méprisait : c’est lui qui, selon Lacassin (p. 15), déposa à l’automne 1905 sur le bureau de Gaumont plusieurs scénarios signé par Louis Feuillade afin qu’elle les mette en scène.
Georges Sadoul est de son côté accusé d’avoir attribué les films d’Alice Guy à d’autres et de l’avoir omise dans sa première édition de son Histoire générale du cinéma. On peut pourtant y lire : « Pendant longtemps les mises en scène de Gaumont avaient réalisées en plein air et dirigées par Melle Alice Guy » (Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma. 2. Les Pionniers du cinéma (De Méliès à Pathé 1897-1909), Paris, Denoël, 1947). De même, Alice Guy raconte dans son autobiographie comment Sadoul a corrigé cette première version suite à ses recommandations : « il m’a promis de rectifier cette partie dans les prochaines éditions, ce qu’il a honnêtement fait, bien que son énumération contienne encore des erreurs : La Fée aux choux date de 1896. » (Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma, Paris, Denoël, 1976). Sans ignorer la part qu'un certain inconscient patriarcal a pu jouer dans le long purgatoire historique d'Alice Guy, ces éléments ne vont pas précisément dans le sens de l’hypothèse d’une volonté manifeste d’effacer une personnalité féminine de l’histoire officielle.
Il ne s’agit pas de dire que ces premiers historiens du cinéma ont rendu pleinement justice à Alice Guy. Mais, comme le fait remarquer Jay Weissberg, leurs négligences sont compréhensibles puisque « les premières années de l’histoire du cinéma sont semées d’énormes lacunes et les négligences du milieu du XXème siècle ont compromis la compréhension de la naissance du cinéma. C’est le cas de la plupart des pionniers du médium et, si le travail vital de Guy-Blaché a souvent été ignoré, il en a été de même pour de nombreux autres acteurs de ce secteur naissant. Par ailleurs, le mépris cavalier de Pamela B. Green à l’égard des recherches actuelles reflète mal le statut de Guy-Blaché aujourd’hui parmi les historiens du cinéma ».
On rappellera que ses mémoires ont été traduites aux États-Unis par Antony Slide (historien dont la plupart des recherches a contribué à mettre en lumière les femmes cinéastes des premiers temps) en 1986. Slide avait déjà évoqué son travail dès la première édition de son Early Women Directors : Their Role in the Development of the Silent Cinema en 1977. De leur côté, Richard Abel ou Gerald Peary (dans la revue Velvet Light Trap en 1974) ont documenté la constitution de la Solax. Plus généralement, les livres accordant d’importants développements à Alice Guy sont nombreux si on accepte de prendre en compte les ouvrages consacrés a priori à d’autres sujets, comme ceux sur le début du cinéma sonore, sur la firme Gaumont, sur Fort Lee, sur les femmes cinéastes et la littérature étrangère (comme ce texte d’Annette Förster paru dans Frauen und Film en 1997 sous le titre « Alice Guy in der Filmgeschichtsschreibung » [Alice Guy dans l’Histoire du cinéma] ou celui d’Amélie Hastie « Circuits of Memory and History: The Memoires of Alice Guy-Balché » qui interroge justement les liens entre les propos de la réalisatrice et les historiens).
Depuis cette période jusqu’à nos jours, l’intérêt suscité par Alice Guy n’a pas faibli (voir les travaux d’Edouard Arnoldy, de Laurent Jullier et Martin Barnier, Karen Ward Mahar, Zing Tsjeng, Daniel Chocron…). On le constate par exemple à l’âpreté des débats scientifiques autour de l’attribution de la Fée aux choux – considéré comme le premier film de fiction tourné par Guy en 1896 – dont le récent article de Vincent Pinel dans Jeune Cinéma (« Grandes et petites énigmes de l’histoire du cinéma muet : IV. La Fée aux choux et Alice Guy », n°385-386, février 2018) interroge autant la date de tournage (1900 selon lui et non 1896) que l’identité du réalisateur (qui ne serait pas Alice Guy, il faudrait en effet attendre 1902 pour qu’Alice Guy tourne un film similaire sous le titre Sage-femme de première classe).
Les films d’Alice Guy ne seraient accessibles que sur YouTube.
Dans leurs tribunes respectives, Murat et Lequeux invitent le lecteur à se consoler sur YouTube, seul endroit, semble-t-il, où il serait possible de découvrir les films d’Alice Guy-Blaché. Cet appel sous-entend que les historiens et restaurateurs laisseraient ces chefs-d’œuvre dépérir dans la grande lessiveuse du net, dans des copies déplorables. Il eût été préférable de renvoyer les personnes intéressées vers le coffret DVD Gaumont volume 1 – 1895-1907 où sont présentés 69 films d’Alice Guy, accompagnés du Jardin oublié, ou encore à celui édité par Doriane Films contenant huit films (un français, sept américains) de la réalisatrice ainsi que le documentaire Looking for Alice, sans oublier les DVD qui lui sont consacrés dans le coffret Les Pionnières du cinéma édité par Lobster Films.
Pour conclure, les griefs opposés à ces deux articles opportunistes (dans leur façon de surfer sur la vague #metoo) et désinvoltes (dans leur façon de passer sous silence un grand nombre de films et de travaux) ne disculpent pas la communauté scientifique de son intérêt tardif, et sans doute encore trop peu poussé, pour Alice Guy. Il s’agissait simplement de rétablir avec un peu plus de nuances l’état actuel de l’historiographie qui lui est consacrée. Mais il est certain qu’il y a encore beaucoup à faire pour comprendre la place d’Alice Guy dans l’histoire du cinéma et pour valoriser son œuvre importante.