Un recueil de textes inédits de l'historien Pierre Laborie, décédé en 2017, sur l'Occupation en France durant la Seconde Guerre mondiale.
En 2017, disparaissait l'historien Pierre Laborie, un des grands spécialistes de l'Oen France, avec Robert Paxton (La France de Vichy, 1972), Henry Rousso (Le syndrome de Vichy, 1987 ou Vichy, un passé qui ne passe pas, 1994) ou encore Philippe Burrin (La France à l'heure allemande, 1995). Plusieurs de ses ouvrages sont devenus des références dans l'historiographie de la Seconde Guerre mondiale comme L'opinion française sous Vichy (1990) et plus récemment Le chagrin et le venin (2011). Ses travaux ont permis de forger de solides concepts pour qualifier la société française sous Vichy.
Penser l'événement (1940-1945) est un ouvrage posthume, publié par Cécile Vast et Jean-Marie Guillon, qui ont tous les deux bien connu Laborie et participé à plusieurs de ses derniers travaux de recherche. On retrouve ici la quintessence des travaux de Pierre Laborie sur Vichy, l'Occupation et la Résistance à travers des textes, dont une grande partie sont inédits. Penser l'événement (1940-1945) n'est pas simplement un livre sur la Seconde Guerre mondiale et sur l'occupation en France. Il va beaucoup plus loin et propose au lecteur des réflexions sur les enjeux mémoriels de l'écriture de l'Histoire, mais aussi sur le rapport de l'historien au temps et à l'événement. C'est un véritable ouvrage épistémologique qui a pour but, malgré la mort de son auteur, de continuer à faire vivre sa pensée et faire avancer la recherche historique.
L'historien et l'événement
Comment est perçu un événement par l'opinion publique, au moment où il survient, puis dans la mémoire ? Tel fut l'un des enjeux du travail de Pierre Laborie qui, durant toute sa carrière, a cherché à comprendre comment l'opinion publique avait vécu la période de Vichy. Il est un thème qui a particulièrement marqué les travaux de Laborie, celui qu'il a nommé lui-même la vulgate, au cœur d'un chapitre de la première partie du livre. Pour Laborie, il convient d'éviter les généralisations participant à la création de poncifs, souvent diffusés dans le champ scientifique et ensuite repris dans les manuels.
Durant ses travaux sur l'opinion publique sous Vichy, Pierre Laborie a montré qu'il n'y a pas qu'une seule réalité de la collaboration, comme c'est aussi le cas de la Résistance : tout est plus complexe, il faut donc un travail approfondi des historiens, en croisant les sources, pour espérer s'approcher le plus possible de la réalité. C'est aussi ce qui ressort dans Le chagrin et le venin. Dans cet ouvrage, qui reprend en partie le titre du film de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié, il montre que contrairement à de nombreuses idées reçues diffusées auprès du grand public, notamment par ce film, le comportement des Français durant cette période troublée de l'histoire a été beaucoup plus complexe que ces grandes idées répandues dès la Libération, comme ce fut par exemple le cas avec le résistancialisme.
Dans cette première partie, où en trois articles il développe son point de vue sur le métier d'historien, Laborie s'attache à mettre à plat ses grandes idées sur la façon de faire de l'histoire. Méthodologiquement et intellectuellement, même si cette partie est la plus courte de l'ouvrage, elle apparaît comme une véritable réflexion sur la façon d'écrire de l'histoire. Comme l'a récemment fait Christian Ingrao, les historiens de cette période sensible, en expliquant et analysant leur démarche, permettent au public de mieux comprendre la période ainsi que les motivations des différents acteurs pour faire une histoire « vraie » qui ne tombe pas dans les généralisations ou qui puisse être reprise par des idées politiques extrémistes.
Les Français dans la guerre
Cette thématique constitue le cœur du travail de Pierre Laborie et occupe logiquement la plus longue partie de Penser l'événement. Durant toute sa vie de chercheur, Laborie a voulu comprendre comment les Français pensaient et vivaient sous l'Occupation. Dans sa démarche, il cherche à analyser la profondeur des mouvements sociaux, culturels et politiques qui touchent l'ensemble de la population, en montrant qu'il n'y a pas une mais des réalités. De son travail sont sorties les notions de « penser double », d'« ambivalence » ou de « non-consentement ». Il a pensé la première pour montrer que de nombreuses personnes en France avaient pu avoir un comportement ou des idées qui, aujourd'hui pourraient nous apparaître comme totalement antinomiques. Ainsi, sous Vichy, des personnes peuvent être maréchalistes mais aider des Juifs par exemple. De cette dualité d'une grande partie de la population, il a conçu cette notion du « penser double » afin de montrer que derrière les collabos les plus extrémistes, tels ceux que Laurent Joly a récemment analysés, il y a une bonne partie de la population qui partage des idées du Maréchal, sans pour autant sombrer dans la collaboration la plus assidue, ni au contraire la résistance la plus acharnée.
Dans cette série d'articles sur le thème des « Français dans la guerre », Laborie nous rappelle donc qu'il faut avant tout aller au plus près de la population pour mieux la comprendre. Il s'agit donc d'une histoire par le bas qui permet d'analyser au plus près le comportement et les idées très diverses qui parcourent la population française entre 1940 et 1945. Laborie montre donc dans la plupart de ses travaux l'ambivalence de la majeure partie des Français durant l'Occupation, c'est-à-dire que leurs comportements et leurs idées ont souvent bien évolué dans le temps, mais aussi que le comportement « réel » d'une bonne partie de la population n'est pas le reflet de leurs idées.
Les enjeux mémoriels de l'écriture de l'histoire
La dernière partie de Penser l'événement est consacrée aux enjeux mémoriels de l'écriture de l'histoire. Il s'agit ici pour Pierre Laborie de montrer combien faire l'histoire de Vichy, de la collaboration ou de la Résistance, engendre des enjeux mémoriels susceptibles d'être repris par les hommes politiques ou par une partie de l'opinion publique. La place du témoin en histoire ou l'utilisation du témoignage sont autant de sujets au cœur de sa réflexion historique, notamment sur le plan de la méthodologie. L'historien ne peut pas être juge mais doit, autant que possible, s'attacher à étudier le passé. Pierre Laborie montre dans Penser l'événement que passé et mémoire sont des notions qui fluctuent dans le temps.
Cette évolution de la mémoire, en particulier celle de la Résistance, est au cœur de la troisième partie de l'ouvrage. À travers cette mémoire, Laborie montre comment la Résistance et la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale demeurent aujourd'hui encore des notions sensibles, parfois même explosives comme lors des procès Papon ou Touvier par exemple. Cette ultime partie de Penser l'événement permet alors au lecteur de mieux comprendre à la fois la méthode de l'historien du contemporain, qui peut utiliser les témoignages avec une certaine méthode, pour étayer les autres types de sources, mais aussi la place de l'historien dans la société. En effet, l'historien du contemporain est souvent appelé par la société civile à témoigner ou à raconter certains événements du passé à l'occasion de commémorations ou tout simplement parce que ceux-ci font écho à l'actualité. L'historien doit répondre à ce besoin d'histoire de la société civile, il doit présenter les faits avec méthode, justifier son point de vue à l'aide de sources identifiées. Laborie montre bien ici la différence majeure entre histoire et mémoire alors que beaucoup de médias amalgament les deux, ce qui peut avoir des conséquences néfastes.
Penser l'événement est donc un livre essentiel, à la fois sur l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi pour comprendre et analyser les méthodes d'un historien majeur de la période. Il permet de mieux connaître la personnalité de Pierre Laborie et de (re)découvrir une partie de son œuvre. Comme le résume Jean-Marie Guillon dans sa postface pour qualifier Pierre Laborie : « La nécessité de comprendre, la volonté de transmettre ». Voilà bien une maxime qui s'applique parfaitement à cet historien qui a consacré sa vie de chercheur à aller au fond des choses, à ne pas se satisfaire des mouvements généraux mais à comprendre le particulier. En publiant ces textes, Cécile Vast et Jean-Marie Guillon rendent un bel hommage à Pierre Laborie et ils permettent aussi au lecteur de mieux aborder une période complexe.