Ce livre de Gemma Salem est une réécriture de la "Lettre à l'ermite autrichien", afin de ne pas manquer la rencontre avec Thomas Bernhard, cette fois.

De nationalité suisse, née en Turquie en 1943, Gemma Salem, écrivaine, dramaturge, vient de publier Où sont ceux que ton cœur aime ? où elle dresse un autoportrait aux côtés des artistes qu'elle aime. Elle s'installa un temps à Paris puis définitivement à Vienne, une ville dont elle ne parvint pas à se détacher, comme Thomas Bernhard, malgré lui. Celui que dans une Lettre publiée en 1989, la veille de la mort de ce dernier, elle nommait « l'ermite autrichien » ne cessera de dire qu'il ne supportait pas l'Autriche. C'est là pourtant qu'il sera enterré. Paradoxe d'une écriture qui se nourrit de ce qu'elle hait, contribuant ainsi au mythe public de son auteur. Thomas Bernhard aura beau fuir, la mort le canonisera comme poète national. Gemma Salem écrit ce livre pour parler de sa métamorphose à elle. Ce qu'elle a compris de la littérature avec la mort de Thomas Bernhard, ce qui est son véritable héritage.

Intime présence à soi

Sa mort, il la met en scène, allongé face aux paysages qui marquèrent son œuvre. L'Autriche est toujours là. De sa fenêtre, il voit « le sombre rocher du Traunstein du haut duquel [dans les livres de Thomas Bernhard] tant de malheureux se sont jetés dans la mort »   . C'est au plus proche de son œuvre qu'il meurt. A la mort de ce dernier, elle « a liquidé toutes ses attaches et possessions. » se posant la question de savoir si elle était vraiment Elle. C'est de cette découverte que date son installation à Vienne. Là elle découvre de l'intérieur « une vie comme dans les livres », loin du quotidien, loin de ce pronom personnel, ce « je » qui n'apparaîtra corrigé que dans la dernière phrase du livre : « Je t'embrasse dans le cou ». Le « je » ouvre à l'intimité, ici avec Frantz Schubert. Elle, est-elle vraiment elle, se demandait Gemma Salem ? Son livre signe la fin d'une énigme, ses retrouvailles avec elle-même, sa métamorphose.

Déambulation

Et quand je dis en moi-même :
Où sont ceux que ton coeur aime ?
Je regarde le gazon
.

Lamartine

Elle cherche la tombe de l'homme qui souhaitait se tenir à l'écart tout en faisant scandale. Retour à la terre de celui qui rejetait la terre autrichienne. Bornes de la finitude. Ces tombes évoquent la fragilité du corps, quand elle enlève rituellement les feuilles mortes. Elle arrache les fleurs en plastique, rendant de la vie et du temps à la mort. Le combat de la vie et de la mort c'est la vieillesse. L’œuvre est plus que l'individu qui la porte, plus que l'histoire d'une vie. Peut-être est-ce cela l'anonymat de la tombe de Thomas Bernhard, son refus de faire apparaître son nom sur ses livres, de refuser que l'on parle de lui... qu'on en fasse un écrivain public. Ou encore Belmondo, vieux, marchant difficilement avec une canne qu'elle rencontre incidemment. Rien à voir avec l'acteur Belmondo, éternellement jeune et sportif. Elle traverse les grandes figures mythifiées de ce siècle. Figures de dérision au moment de la vieillesse pour celui qui n'a pas saisi que l'oeuvre dépasse la vie quotidienne. Ce n'est pas l'homme qui importe. C'est l’œuvre. Gemma Salem prononce son propre éloge funèbre à la fin du livre non sans quelque ironie. On se souviendra de sa vie publique, cette fausse rencontre avec elle. L'intimité à l’œuvre bouleverse, transforme. Qui la rencontrera et saura lire ?

Transformation

Le décor est en place. On est au théâtre ou au concert d'un Lied de Schubert. Quelqu'un sort du tramway. C'est une femme à l'âge avancé qui se dirige vers le cimetière. « Elle » se rend sur la tombe d'un inconnu. « Elle vient pour la visite, là-haut, une courte visite, un acte de présence »   . Vestale du lieu, elle entretient son souvenir. Comme elle est restée fidèle à Schubert, son premier amour. Mais elle n'a pas eu le temps de s'expliquer avec Lui après cette Lettre qu'elle lui adressa. Des scènes défilent. Elle parle et joue le théâtre des souvenirs. Lui refusa de laisser la moindre trace. La trace de l'absence serait la seule marque de son passage s'il devait en rester une.

« Rien de ce que j'ai pu écrire, sous quelle forme que cela ait été rédigé, publié de mon vivant ou qui puisse subsister où que ce soit après ma mort ne doit, pour la durée légale de la propriété littéraire, être représenté, imprimé, ni même seulement faire l'objet d'une lecture publique à l'intérieur des frontières de l'État autrichien, quelle que soit la dénomination que se donne cet État. »  

La tombe est discrète, quasi invisible. Il la voulait anonyme. Elle entretient le lieu et est agacée par le Gouvernement autrichien qui persiste à fleurir la tombe de cet homme qui leur a refusé l'utilisation de ses œuvres. Thomas Bernhard, cet homme auquel la narratrice est attachée, ne cessait d'en découdre avec le gouvernement autrichien, indifférent à la célébrité ou aux risques pris. Son demi-frère a cédé en faisant poser son nom sur ce lieu qui ne devait pas en avoir. C'est pourquoi Gemma Salem raconte, Thomas Bernhard et « Elle », sans jamais le nommer directement. Seule son œuvre le désigne. Il n'est qu'écriture.

« Un écrivain n'a besoin que de sa raison et sa folie, d'un stylo et du papier »

Elle n'est qu'écriture et musique. Elle tait son propre nom. Elle est la visiteuse, la veilleuse.

Au cube de pierre qui a permis le rajout du nom en lettres dorées de Thomas Bernhard, elle préfère « les portes du tabernacle » si difficiles à ouvrir, semblables à l'oeuvre qui résiste.

Peu importe qui fut l'auteur. Sa vie est extérieure à lui, à elle.

« Tant de gens disaient qu'ils avaient perdu quelqu'un »

Les couvertures de ses livres étaient blanches.

Photo : Mischa Erben