Comment devient-on philosophe sans emprunter les chemins suivis et balisés par les élites universitaires et culturelles ? L’exemple de Gaston Bachelard.

Dès lors que l’on annonce un projet de biographie d’un philosophe, il est légitime d’exercer sa méfiance. N’a-t-on pas trop souvent mêlé existence mondaine d’un philosophe-écrivain avec l’entier développement de sa pensée, comme s’il existait un rapport de causalité immédiate entre l’une et l’autre. À plus forte raison, si le rédacteur prétend lier causalement les deux données précédentes et l’époque, sur le modèle des recommandations de Sainte-Beuve. Chacun(e) sait bien, et depuis longtemps, que rien dans ces considérations ne fonctionne, et que l’idée même d’une causalité presque mécanique reliant une époque, un personnage et une œuvre est absurde. C’est pourquoi même les biographes désormais se méfient d’eux-mêmes. Ce qui est bien prouvé ici. Jean-Michel Wavelet précise d’emblée qu’il ne rédige pas une simple biographie, mais éventuellement un « roman de formation », voire plus explicitement une étude portant sur la trajectoire d’un artisan de la connaissance qui entrelace obstinément les fils du savoir. Et il n’a pas uniquement besoin de se réclamer de son modèle, de Gaston Bachelard donc, qui affirmait que ce n’est pas dans la vie qu’il faut chercher la vérité de l’œuvre car elle ne saurait en être le reflet. C’est l’œuvre qui produit la vie et qui lui confère son extension.

De qui parlons-nous exactement ? Du philosophe des sciences Gaston Bachelard (1884-1962), qui a exercé une grande influence sur Michel Foucault, Georges Canguilhem, Pierre Bourdieu et d’autres encore. Moins connu des jeunes générations désormais, il l’est pourtant encore des savants, mais aussi des poètes, des graveurs, par conséquent des milieux scientifiques, techniques et littéraires. D’ailleurs, certains peuvent encore se souvenir de ses derniers cours en Sorbonne, voire des traces intellectuelles maintenues par sa fille, philosophe et épistémologue elle aussi, pour ne pas parler des ouvrages qui déclinent encore quelques anecdotes le concernant. C’est ce tissu de vie et de pensée que l’auteur de cette biographie intellectuelle construit. « Tissu », parce que son existence ne fut pas linéaire et si aisément déroulée qu’on le croit, et parce que sa pensée ne forme pas un « système ». Et un tissu qui a une certaine allure, entrelaçant un parcours et des conditions sociales, engageant une pensée qui n’a pas eu besoin d’être l’émanation d’un génie nimbé de mystère pour être accueillie (mais parfois aussi réfutée) et recueillie par quelques grandes pensées encore vives de nos jours.

 

Une sociologie

Évidemment, si le discours sociologique (disons plutôt sociologisant) se borne à déployer une vie humaine à partir d’un capital initial déjà inscrit dans le milieu de départ, et à relier impérativement l’existence d’une personne à des déterminismes dont il fait un cadre figé, la trajectoire sociale et intellectuelle de Bachelard est perturbante. Enfant d’une famille modeste de Bar-sur-Aube, produit de l’école républicaine, postier à 19 ans, marié avant de subir l’épreuve du deuil de sa femme, soutien d’une famille dès lors monoparentale, il termine sa carrière sociale à Paris, en professeur de philosophie à la Sorbonne, connu du monde entier, et objet, déjà, de colloques ou d’ouvrages de synthèse.

Si déterminisme il y a, c’est qu’il faut penser le déterminisme autrement ou plutôt penser des déterminations actives et activables qui se jouent en trajectoires non linéaires plutôt qu’en chemins balisés une fois pour toutes. A ce titre, l’auteur renverse bien la perspective des regards formatés par le sociologisme, puisque « postier » ne relève plus d’un commentaire mi-projectif (le désir de s’élever socialement), mi-compassionnel (il s’est résolu à devenir postier, un concours de circonstances malheureux…), mais, à ses yeux, d’un conflit entre un enseignement considéré comme peu engageant, justement l’école républicaine, et un service des postes alors prestigieux, en outre du fait qu’il n’avait aucune raison de mépriser le travail manuel et technique.

En somme, il convient aussi de repenser ou de réorganiser l’esprit des biographies, dès lors que l’on souhaite en entreprendre une. N’est-on pas obligé déjà de prendre ses distances avec la croyance en une identité de l’humain ? Bachelard lui-même précise que l’individu n’est sans doute qu’une somme d’accidents. Son être est mouvant. Il insiste sur une conception sociologique plus ample, même s’il ne décrit pas lui-même, sinon par euphémismes, une existence dont beaucoup ont été les témoins. Encore une fois : Bar-sur-Aube (pays natal inscrit dans son œuvre, sujet d’une rencontre avec un autre champenois, Gaston Roupnel), employé des postes à 19 ans, une femme institutrice, sa fille, la place Maubert, le marché, le tout petit appartement, etc. Et le concernant, il ajoute avec pertinence que la biographie s’égare à vouloir éclairer l’œuvre, c’est l’inverse qui est vrai. L’œuvre s’arrache toujours de la vie usuelle pour accueillir une autre vie. C’est de cette dernière qu’il convient de parler.

L’ouvrage parcourt cette trajectoire philosophique dans cette optique. Il détaille l’œuvre avec minutie. Y repère, avec art, ce qui renvoie à quelques traits biographiques, presque toujours euphémisés. Et accompagne d’ailleurs ces traits de quelques photographies, reproduites dans l’ouvrage. Certaines sont répandues déjà dans des publications anciennes : la maison familiale, Suzanne, le professeur en Sorbonne. D’autres sont nouvelles et ont été prises par l’auteur qui a voulu s’aventurer derechef dans les lieux bachelardiens, dans et autour de Bar-sur-Aube par exemple.

 

Une épistémologie

Examiner le travail scientifique, ainsi qu’y procède Bachelard, c’est comprendre qu’il ne peut se satisfaire du réalisme de la connaissance immédiate. Elle lui fait plutôt obstacle. Cette remarque primordiale vaut autant pour toute personne que pour les philosophes voués à l’épistémologie qui, à propos des sciences par conséquent, s’en tiennent souvent à des considérations générales et vagues : La science, La raison, etc. La pensée première n’est jamais la bonne. Les sciences construisent des objets, elles n’enregistrent rien. Les sciences ne rencontrent aucun donné, elles doivent employer des techniques afin de produire ses objets. Aussi, les objets scientifiques résultent-ils de conquêtes d’un esprit qui rompt avec la simple rencontre avec des objets trouvés dans la vie quotidienne, que l’on appelle, à tort, le « réel ». Les sciences ne trouvent donc pas les phénomènes, elles les élaborent. Les sciences, qui sont aussi pleinement techniques, créent de nouveaux mondes.

Du point de vue scientifique, il ne saurait être question de tomber dans le « complexe de culture », un usage inapproprié de savoirs érudits accumulés et d’expériences sclérosantes qui ne fonctionnent que pour la galerie. C’est pourquoi il y a rupture entre la connaissance scientifique et la connaissance immédiate. La pensée scientifique doit demeurer vigilante, elle doit ironiser sur l’immédiat et ne jamais cesser de s’émerveiller, au point d’accepter toujours de se refondre. Mais dans ce dessein, elle doit être investie par des techniques. Les sciences ne sont pas au fondement des techniques de laboratoire, elles en sont au contraire le prolongement. Bachelard inverse l’ordre des valeurs en usage à son époque, et parfois encore de nos jours, en soumettant l’analyse des sciences à la saisie de la pratique technicienne. Science et technique coopèrent donc, en ne prenant plus le réel donné comme la source de la connaissance, mais le rationnellement construit.

Si on néglige ces dynamiques de rupture et de refonte, on pense un fantôme, une science constamment figée sur des acquis. Or, la connaissance n’est vivante qui si elle fait varier autant que possible les perspectives en jeu. Ce qui est connu peut ne plus être et devenir autre qu’il n’est. C’est ainsi que se déploie une démarche scientifique qui progresse en bouleversant et renversant les représentations acquises. L’esprit scientifique est un esprit en permanente émancipation. Rencontrons les propos de Bachelard directement : « La science réalise ses objets, sans jamais les trouver tout faits… Un concept est devenu scientifique dans la proportion où il est devenu technique, où il est accompagné d’une technique de réalisation. » Ce qui signifie bien que la réalisation prime sur la réalité.

L’auteur a raison par conséquent d’expliciter, sur ce plan épistémologique, les analyses répandues par le philosophe dans chacun de ses ouvrages concernant les sciences, et portant le plus souvent sur le profil épistémologique de tel ou tel concept (temps, relativité, mesure, poids, pureté, etc.).

 

Un jour et une nuit

Toutefois, c’est bien connu : il y a, dans cette œuvre, une sorte de partition entre l’épistémologie et une esthétique, partition souvent commentée sous le titre d’un dualisme raison/rêve, métaphorisé en diurne (la raison) et nocturne (le rêve). « Une sorte de… », car si selon certains commentateurs, il s’agit d’un dualisme figé, pour l’auteur, à juste titre, il s’agit d’une dialectique, plus proche d’une dynamique d’œuvre en complémentarité plutôt qu’en diffraction. Afin de le montrer, il s’appuie tant sur la notion de rupture épistémologique que sur les nombreuses métaphores dont joue Bachelard : la terre et le ciel, l’artisanat et l’art, le rural et l’urbain, etc. Plus précisément même, il lit souvent l’œuvre du jour (les sciences, l’esprit scientifique) à partir des considérations de l’œuvre de la nuit (la rêverie, la poétique, l’imagination).

L’auteur admet un rapport intrinsèque entre jour et nuit, entre images et connaissances scientifiques. Un rapport préalable (l’image précède le concept) et postérieur (le concept s’ouvre à son extension par l’imagination). Un « entrelacement de chemins », écrit l’auteur. Et il approfondit l’analyse en précisant : « La meilleure manière de devenir rationaliste dans le processus de connaissance scientifique n’est-il pas d’explorer l’imaginaire qui ne se connaît qu’en s’éprouvant, plutôt que de constater, de l’extérieur, les errements de la subjectivité et d’en fabriquer une typologie abstraite ».

Le lien entre la pensée du jour et celle de la nuit est incontestablement l’imagination et son fonctionnement. Bachelard récuse l’idée négative d’une imagination pervertissante, parce qu’elle détournerait l’humain des concepts. Il met en garde contre ces propos anciens, résultats d’une conception erronée des sciences. L’imagination n’échappe pas toujours au concept. A partir de 1937-1938, il ouvre une nouvelle voie d’analyse, portant sur l’imagination et l’imaginaire (en concurrence bientôt avec Jean-Paul Sartre). C’est un changement de perspective. L’imaginaire occupe désormais une place entière, il dispose d’un champ autonome. De là le partage entre le jour (les sciences) et la nuit (l’imaginaire). Mais cette dissociation n’est pas mécanique. Elle renforce le travail des uns et des autres. Si la partition exclut un mélange incontrôlé, elle inclut des correspondances conceptuelles entre les champs. Ainsi Bachelard se met-il à cheminer dans l’imaginaire, ce qui produit les ouvrages portant sur la rêverie.

 

Une pédagogie

On va sans doute trop vite lorsqu’on réduit « l’ascension » sociale de Bachelard à un résultat bénéfique de l’enseignement républicain, même s’il prospère durant le temps de l’expansion de l’école laïque, gratuite et obligatoire. Lui-même ne mâche pas ses critiques de cet enseignement. Il n’a alors de cesse de repenser la pédagogie. Celle qu’il a rencontrée est décrite comme pétrie de conservatisme. Elle n’offre à l’élève aucune perspective stimulante, Célestin Freynet mis à part, écrit-il.

Pourtant, après avoir quitté les écoles, il y revient. Et en pédagogue. Le choix paraît inattendu. Mais il est réfléchi, et sans doute inscrit dans quelques événements biographiques racontés par l’auteur. Ce dernier remarque d’ailleurs à juste titre qu’après les premiers écrits épistémologiques, l’œuvre prend un tour de plus en plus pédagogique. Ce tour le conduit à analyser les défauts de l’école, puis les obstacles à la connaissance scientifique, à repérer les images et les complexes qui altèrent la compréhension scientifique. La pédagogie est bien devenue matière à penser. Il ne s’agit pas uniquement du plaisir d’enseigner. Il s’agit surtout de mettre en œuvre le principe selon lequel enseigner est la meilleure façon d’apprendre. Passons sur l’enseignement de Bachelard dans les collèges. De belles pages y sont consacrées. À la critique des manuels scolaires y compris, ce qui mérite qu’on s’attarde sur ces pages. Passons aussi sur les conseils en éducation : enfance, marche, natation, propreté, langage… L’auteur extrait des œuvres du philosophe mille et une considérations portant sur l’éducation enfantine, puis sur le rythme scolaire, et les apprentissages, pour ne pas parler de l’autorité que les maîtres réclament, trop souvent entachée de violence par des enseignants qui à l’époque disposaient d’une autorité encore trop peu sacralisée. L’auteur relève que Bachelard recoupe souvent les analyses de Françoise Dolto.

Il nous paraît plus intéressant, au vu de l’orientation de ce compte rendu, d’insister sur la pédagogie du « non », intimement liée à la démarche scientifique, et étendue par Bachelard à l’existence humaine entière. Le « non », le refus de perpétuer ce qui semble aller de soi, de ce que l’on a appris sans le vérifier, de ce qui est établi, doit permettre constamment d’interroger l’inconnu, en le problématisant, en le questionnant, au lieu de s’en tenir au déjà connu. Il faut savoir dire « non » au pittoresque, au contingent, et apprendre à se réformer constamment, dans l’enthousiasme d’un chemin encore à tracer.

Cette considération s’étend à l’esprit humain, mais encore aux manuels scolaires qui préfèrent le déjà connu à la démarche scientifique. Ils préservent le savoir acquis et érudit, alors qu’il faut former des esprits saisis par l’aventure du savoir. Ne peut-on d’ailleurs s’inspirer des nouvelles sciences en vigueur, afin de mieux repenser la pédagogie ? Ces dernières ne sont pas polarisées sur la nécessité d’une transmission qui serait tissée d’incohérence et d’indolence. Les habitudes ne doivent pas remplacer les découvertes. Et lorsqu’on enseigne un savoir vivant, il faut faire attention à préserver le dynamisme et la curiosité des esprits en formation. Plus largement, les succès scolaires font rarement un esprit vigilant toute une existence. Bachelard va même plus loin et rejoint des difficultés de notre époque : à force d’expliquer les mêmes textes et de raconter les mêmes histoires, les professeurs ont la sensation croissante de l’évidence de leurs savoirs et décroissante de l’excellence de leurs élèves.

Autant dire que c’est la confrontation aux problèmes et aux questions contemporaines qui forme les élèves à l’esprit scientifique. D’autant que les élèves – outre la dimension sociale des apprentissages, telle que la déploie à l’époque un René Zazzo, le psychologue, par exemple – doivent être conduits à comprendre le sens de ce qu’ils apprennent, plutôt qu’à absorber des faits (qui par ailleurs n’existent pas).

 

Pour terminer ces quelques mots portant sur une pensée centrale encore de nos jours, il faut signaler que l’auteur de cette biographie-trajectoire ne cesse de rattacher les propos de Bachelard à notre époque ou à des pensées qui en émanent. Bachelard eut de nombreux étudiants. Mais au lieu de se contenter de les citer, dès lors que devenus célèbres, il insiste sur les motifs qu’ils ont puisé dans les œuvres de Bachelard, voire dans ses cours auxquels nombre d’entre eux ont assisté.