Après "Les Bruits de Recife" (2012) et "Aquarius" (2016), le duo Mendonça Filho - Dornelles frappe à nouveau très fort avec un western futuriste et politique mâtiné de réalisme magique.

Du nouveau fascisme brésilien.

Bacurau est le nom d’un village fictif où se déroule la quasi-totalité de l’action du film. Il est présenté comme se situant dans le Nordeste du Brésil, dans l’État du Pernambouc. Constitué pratiquement d’une seule rue le long de laquelle se trouvent des habitations, quelques magasins, une église et un musée, Bacurau évoque facilement une bourgade de western, d’autant plus que le film multiplie les références à ce genre cinématographique.

Kleber Mendonça Filho cite d’ailleurs L’Homme des Hautes plaines de Clint Eastwood (1973) pour décrire la configuration envisagée pour Bacurau (« Écouter le présent - Entretien avec Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles », réalisé par Camille Bui et Joachim Le Pastier, Cahiers du Cinéma, n°758, septembre 2019, p.11.). Parmi les premières choses qui apparaissent à l’écran, des cercueils sur une route que parcourt un camion-citerne transportant de l’eau potable : comme dans Pour une poignée de dollars de Sergio Leone (1964, avec le même Clint Eastwood), les coffres mortuaires annoncent la violence et la mort par assassinat.

La population de Bacurau est en effet menacée : des individus cherchent à  assoiffer les habitants en bloquant l’approvisionnement en eau, voire envisagent de les éliminer purement et simplement pour des raisons à la fois politiques, financières et… ludiques. Bacurau est rayé de la carte par coupure du réseau satellite, ses habitants désignés comme cible par des chasseurs venus des États-Unis pour faire une sorte de safari. Il s’agit de criminels suprématistes blancs à l’idéologie raciste liés aux autorités locales corrompues et à des mercenaires venus du Sudeste. La présence de ceux-ci donne l’occasion aux réalisateurs d’opposer (à travers les yeux des habitants du village pour lesquels ils ont une évidente sympathie) la richesse et l’arrogance honteuse du Sud (avec l’ « immonde » São Paulo, cœur économique du pays) et l’humble pauvreté du Nord.

Les Nord-Américains traquent leurs victimes avec entre autres un drone déguisé en soucoupe volante, et c’est alors à un autre genre cinématographique que se réfèrent les réalisateurs : la science-fiction (en un geste rétrofuturiste, puisque l’OVNI semble sorti d’un vieux film, comme le mentionne un personnage). D’emblée, il est annoncé que le récit se passe « d’ici à quelques années ». Un avenir si proche que l’on comprend qu’il est potentiellement déjà là. La dystopie et la réalité actuelle convergent presque.

Les cinéastes donnent à voir le destin d’une population dont les racines socioculturelles sont profondément ancrées dans une histoire séculaire. Des hommes et des femmes encore proches de la Nature (malgré le fait qu’ils vivent avec leur temps, utilisent les nouvelles technologies), et qui forment une communauté soudée au-delà de leurs différences et parfois de leurs oppositions. C’est entre autres pour cela qu’ils se trouvent menacés. En ce sens, malgré son caractère cinématographiquement référencé, ses clins d’œil à des genres filmiques codifiés, Bacurau est bien en prise avec le Brésil réel, l’actualité, et il transmet un message politique valable pour le présent. L’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro – même si le film a été conçu avant que celle-ci n’ait lieu – n’a-t-elle pas été présentée comme « le tournant pro-américain en rupture avec la tradition brésilienne » (Nicolas Netto Souza, « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil », Le Vent se lève, 7 juin 2019.) ?

Au moment du générique, quand il est filmé par satellite, le pays tout entier semble plongé dans l’obscurité : une ombre plane sur lui. Une émission de télévision nous apprendra que des exécutions publiques ont lieu à São Paulo. À la fin du film, les noms des habitants de Bacurau qui ont été assassinés sont prononcés à voix haute. Au moins deux sont ceux de personnes ayant réellement existé : João Pedro Teixeira et Marielle Franco. João Pedro Teixeira fut le dirigeant d’une ligue paysanne, né en 1918 et abattu en 1962 par des policiers agissant pour le compte de propriétaires terriens. Marielle Franco fut une politicienne socialiste ayant lutté pour la défense des droits de l’Homme et de ceux des membres de la communauté LGBT. Née en 1979, elle a été assassinée en 2018, probablement par une milice d’extrême droite.

Quand le film commence, un événement majeur s’est produit au village. Une très vieille femme, Carmelita, est décédée. Elle en était une figure tutélaire. La scène du cortège funéraire, accompagnée par le Réquiem para Matraga (composé par Geraldo Vandré et intégré au départ dans la telenovela de 2016 intitulée Velho Chico), est magnifique. Carmelita était dépositaire d’une partie de l’histoire du village. Les traces concrètes de cette histoire sont conservées dans le musée local, lieu à considérer comme hautement symbolique quand on sait combien Bacurau est petit. En fait, le musée renvoie à une réalité du Brésil profond.

On pourrait avoir l’impression que la mort de Carmelita ouvre une brèche rendant possible le massacre. Comme si Bacurau se trouvait soudain à découvert. Mais, en réalité, l’âme de Carmelita veille sur le village.

Lorsque les Nord-Américains investiront le village pour commettre le massacre qu’ils ont planifié, pour effectuer la Purge (référence est ici faite au titre français du film American Nigtmare de James DeMonaco, autre possible inspiration de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles), celui qui les mène à la baguette (Michael, incarné par Udo Kier) sera dévié de sa mission, brouillé en ses repères, quand il verra apparaître le fantôme de Carmelita. De même lorsqu’il sera confronté à une autre protectrice du village, encore vivante, elle : la Docteure Domingas. Une femme présentée comme liée à Carmelita, désignée comme un « ange » (gardien ?) par une autre protagoniste.

 

Le réveil de la Cangaço

Pour les aider à se défendre, les villageois font appel à un tiers à la fois altruiste et impitoyable, en marge de toute société, recherché activement par les autorités : Lunga (personnage androgyne, incarné par l'acteur Sivero Pereira qui a créé un collectif d'artistes transgenres). Depuis Les Sept Mercenaires (John Sturges, 1960) jusqu’à Impitoyable (Clint Eastwood, 1993) en passant par Pour une poignée de dollars, on retrouve ici un topos propre à de nombreux westerns (et avant eux, aux films de samouraïs qu’ils adaptent, notamment ceux d’Akira Kurosawa, Les Sept Samouraïs ou Yojimbo). Mais référence est également faite à l’Histoire et aux mythes brésiliens, notamment à la figure du Cangaceiro, bandit d’honneur apparu dans les années 1870 et glorifié dans des films comme O Cangaceiro de Lima Barreto (1953) ou Antonio Das Mortes (1969) du chantre du « Cinema Novo » Glauber Rocha.

Les méthodes de Lunga sont cruelles (comme ont pu l’être celles de Lampião, l’une des figures les plus fameuses de la Cangaço). Il coupera la tête des cadavres des Nord-Américains et les exposera devant la population. Le film prend à ce point un tournant plus  gore. Les auteurs ne cachent pas, d’ailleurs, l’influence exercée sur eux par un réalisateur comme John Carpenter ou par des slasher movies comme ceux de la franchise Halloween. Dans Bacurau, on entend un extrait de « Night », l’un des morceaux enregistrés par le cinéaste et compositeur états-unien sur son disque de 2015 intitulé Lost Themes (l’occasion d’une autre scène émouvante : une veillée funèbre durant laquelle des habitants exécutent une capoeira, mélange de danse et d'art martial originellement né comme une forme de résistance à l'esclavagisme). Par ailleurs, le nom de l’école de Bacurau est « João Carpenteria », clin d’oeil lusophonique qui permet d’interpréter le nom du tueur incarné par Udo Kier, « Michael », comme une référence directe à la figure de Michael Meyers, le psychopathe de Halloween.

Parmi les armes utilisées par les Cangaceiros, il y a le fameux couteau appelé « peixeira » avec lequel ils égorgeaient leurs victimes. Mais nous n’avons pas trouvé de témoignages probants concernant des décapitations effectuées par ces Robin des Bois sud-américains. Par contre, des documents photographiques existent, montrant des têtes de cangaceiros exhibées par les volantes (bandes de soldats chargés de la répression). D’ailleurs, un de ces clichés est exposé dans le musée de Bacurau. On y voit les têtes de quatre « bandits » qui ont été tués en octobre 1934 à Fazenda Lagoa do Lino :  Azulão, Zabelê, Canjica, et Maria Dora (cf. entre autres Cangaço na Bahia, publication : 27 de agosto de 2011).

Bacurau, appel explicite à la résistance face à l’actuel ordre dominant, tient aussi, stylistiquement, du revenge movie. On ne peut s’empêcher de voir une touche tarantinesque en cette démarche qui renverse les rôles, modifie le cours de l’Histoire tel qu’il est avéré – ce ne sont plus les volantes qui exterminent de façon radicale, ce sont les cangaceiros.

Les armes qu’utilisent les habitants de Bacurau sont plutôt des pistolets et des fusils – pris exceptionnellement dans le musée. Et une autre, fort étrange : une pilule. Elle leur sert à échapper à la réalité douloureuse (comme l’alcool, d’ailleurs) et à se battre. Un personnage en parle comme d’un « psychotrope ». Il s'agit manifestement d'un hallucinogène. Le personnage de Teresa, qui en a pris une, a des visions (elle voit de l'eau sortir du cercueil de Carmelita). Il y a du réalisme magique dans Bacurau.

Sur Twitter, Luís Fernando Tófoli, chercheur et spécialiste des drogues (Université de Campinas à São Paulo), l’identifie comme pouvant être de l’Argeyreia nervosa, mais considère surtout comme significatif ce que les cinéastes ont voulu y mettre : « du courage, de la luxure et de la compassion ». Il fait ici référence à un twitt de Kleber Mendonça Filho datant du 7 septembre 2019, dans lequel le réalisateur utilise ces mêmes termes.
Si l’on entend à un moment du récit, d’une façon qui peut paraître incongrue, la chanson True du groupe anglais Spandau Ballet, c’est probablement et principalement parce qu’y est chanté : « With a thrill in my head and a pill on my tongue ».

 

Attention à la politique de l’autruche

De tous les personnages du film, Michael est peut-être le plus intéressant et complexe. Il cherche à mener à bien l’exécution systématique des Brésiliens de Bacurau et des ses environs. Mais il abat aussi certains de ses propres comparses et tente de se suicider. Il y a un fonds terriblement nihiliste et autodestructeur en lui. Le « compte à rebours » dont il parle à plusieurs reprises pourrait être celui d’une catastrophe mondiale, d’une entropie généralisée. Ce n’est pas un hasard si un autre tueur, faisant référence à son origine allemande, le traite de « nazi ».

À la fin du film, Lunga, ses comparses et les habitants du village ne le tuent pas comme ils ont tué tous les autres Nord-Américains. Ils l’enterrent dans un abri qui sert à la population à se cacher. Peut-être faut-il interpréter cela comme un supplice : Michael mourra lentement. Ou, au contraire, mais ce n’est qu’une hypothèse cherchant à dépasser le sens manifeste, comme la possibilité d’une survie offerte au criminel par une population miséricordieuse (« Je crois qu’il a pu être quelqu’un de bien » ; « Il a eu une mère »). Ou encore comme la mise sous le boisseau de ce qui mine, de l’extérieur et de l’intérieur, Bacurau et tout le Brésil. Comme si les personnages positifs enterraient le problème sans le régler, pour ne pas le voir. La bête immonde sera donc à même de ressurgir. « Ce n’est que le début », crie d’ailleurs Michael.

À travers ces phrases intrigantes que prononce Michael sur le fait que lui et ses compatriotes ne sont « techniquement » « pas là » où ils sont quand ils commettent leurs méfaits, nous percevons deux significations possibles. La première renvoie à l’idée du jeu virtuel. La seconde à celle que le destin des Brésiliens est entre leurs propres mains. L’ennemi est intérieur et, si ennemi extérieur il y a, il a été et est depuis longtemps intégré. La responsabilité de sa présence et de son activité néfaste incombe à ceux qui le laissent entrer sur leur territoire, et parfois même le dissimulent bon gré mal gré.

 

Bien joué !

L’intérêt et la force du film viennent de ce qu’il représente une communauté des plus sympathiques, vivant en prenant son temps malgré les difficultés, et qui, au moment où elle est mise en danger par des monstres sanguinaires, sort les griffes et les extermine avec célérité et efficacité. Le contraste dans le comportement des habitants de Bacurau est saisissant, et c’est de là que part la charge cathartique qui secoue de plaisir les spectateurs.

L’intérêt vient aussi de ce que, tout en faisant preuve d’un certain manichéisme assumé, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles développent un jeu de miroir, établissent des correspondances entre les camps adverses. Certains des Nord-Américains sont représentés comme ayant encore quelques valeurs morales. Les réalisateurs font en sorte que les spectateurs les accompagnent et éventuellement les comprennent. Les habitants de Bacurau et les cangaceiros utilisent des méthodes qui sont celles de leurs ennemis, bien que ce soit pour se défendre. Peut-être ces méthodes brutales sont-elles nécessaires à celles et ceux qui doivent se battre pour préserver leur humanité.

Ainsi, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles lancent l’alerte sur des questions telles que la violence machiavélique du Pouvoir, l’impérialisme des U.S.A., les menaces sur l’écosystème, la Société de Contrôle, mais à travers le spectacle divertissant et jouissif que permet de construire le cinéma de genre, dans un geste de cinéma d'une grande habileté, qui entretient un rapport intense et profond avec nos émotions primaires de spectateurs.