Avec ses dessins, Victor Hugo renverse ou prolonge son travail d'écriture. Ils créent une immanence là où la vie est en mouvement.

Ce dernier volume de la série Ninfa, axé sur le drapé, prend comme base les dessins de Victor Hugo. Que beaucoup d'entre eux aient été réalisés lors de son exil à Jersey et Guernesey demeure important. Depuis les îles anglo-normandes, la production graphiste submerge les illusions romantiques d'une simple imitation de la nature déchaînée. Celle-ci devient le support d'une sorte de récit.

 

Des dessins sans prétention artistique

Sa nature est particulière puisque l'auteur prétend n'être en rien artiste. Pour le justifier, Victor Hugo prit soin de préciser - et Didi-Huberman le rappelle - : « Ignorer invite à essayer ». En dessinant, le poète des Contemplations ne se veut pas peintre. Et cette ignorance - que Valère Novarina nommera un « patient exercice d'imbécilité » - devient une force où « les patiences de l'évasion » vont créer une œuvre étrange.

L'écrivain ouvre des serrures par de telles inventions graphiques. Les rapports aux rêves et fantasmes sont cruciaux dans l'hypocondrie qu'il crée. L'impulsion subjective jaillit dans ses surabondances, ses exagérations, ses dramatisations qui deviennent des acmés de ce que Hugo ressent plus que de ce qu'il voit.

La métamorphose dans ces tempêtes est perpétuelle. Elle souligne une énergie fondatrice de l'œuvre. Elle émerge en traits noirs sur le fond blanc du vélin qui lui-même fait trace. Victor Hugo invente de gigantesques coïts aux forteresses mobiles entre chaos, organisation. L'informe produit des formes généreuses, proliférantes.

Bref, la force prend forme, s'écroule et reprend dans cette amertume du flot « sans cesse pour ou contre, qui ne se noue que pour se dénouer » (L'Homme qui rit). Dans la déchirure, le froncement, le clair-obscur et le fracas, rappelle Didi-Huberman, Hugo donne « chant » par l'encre et la picturalité. Preuve que - comme le poète l'écrit encore et que le critique reprend en exergue – « le sublime est en bas ».

 

Le dessinateur de la mer

L'homme glisse sous la mer comme sous la femme entre dilatation et disparition dans un travail de naissance et de mort au milieu des « tribulations de la physionomie du mystère » soulignées par Baudelaire lorsqu'il parle de tels dessins. Si bien ajoute-t-il « qu'aucune marine n'égale les siennes » tant la force est irrésistible là où tout « se meut dans l'immense ».

La forme de l'informe absorbe l'extériorité pour un vertige des coordonnées spatiales et visuelles. Existe une météorologie intérieure non mesurable sinon par la vague là où la nuit comme l'eau remue. Les formes décalées et biomorphiques font de Hugo le travailleur de la mer. Dans cette configuration l'être devient jouet des flots dont Hugo perce les poches d'ombres de l'encre par la gouache blanche.

La signification de l’œuvre d’art devient soudain celle d’un anti-monument. A savoir non pas une stèle qui viendrait célébrer une histoire définitive, mais le lieu qui doit être perpétuellement parcouru dans toutes les directions pour comprendre le reste de l'entreprise hugolienne. La question du chef-d’œuvre plastique est donc reconsidérée plus dans son « pour autrui » de l'œuvre que dans son « en soi ». D'autant qu'ici son calme bloc de cristal se brise contre les rochers sous effet des tempêtes que le dessinateur scénarise.

Par un tel anthropomorphisme abstrait, Hugo reste le philosophe des formes. Sa picturalité « fait fuser les images » rappelle Didi-Huberman. Si bien que le défi du Hugo scripteur est emporté plus loin. Et ce par l'élan des dessins et les « baisers frénétiques de ses vagues » sur les rochers. Le tout dans une hystérisation de la nature dont toute la série des « Ninfa » de l'auteur est un rappel initié par les planches de l’historien de l’art Aby Warburg et en hommage à son travail.

Son héritier rappelle que chez Hugo les contours n'existent plus dans les collections « d'accessoires en mouvement » de diverses draperies qui ont beaucoup à voir avec le désir et des odalisques. Hugo face à l'accablement et la lamentation crée de la sorte une insurrection du désir. L'image rentre en-dessous du monde, et – précise Didi-Huberman – « dans la joie profonde de l'abîme » pour faire émerger, des profondeurs marines, l'écueil ou la sirène puisque selon l'auteur nous plongeons dans la mer comme dans la femme. Ce qui ne veut pas forcément dire qu'il s'agit d'y sombrer.