À quoi se rapporte l’admiration dont nous faisons preuve devant les choses, la nature, les actions humaines ou les œuvres d’art ? Une réponse en forme de généalogie.

Nous admirons un tableau, nous avons de l’admiration pour une personne qui a agi pour le bien de tous, nous admirons un paysage… Parfois même, nous nous admirons, sans doute par orgueil, quand le selfie ne s’en mêle pas. Mais qu’entendons-nous par-là ? Que signifie cette admiration ? Comment nous engage-t-elle vis-à-vis d’une œuvre, d’un paysage ou de la morale et de l’histoire ?

Et même si on néglige pour l’heure l’histoire de l’établissement de la notion, chacun sent bien qu’elle n’est pas d’usage aisé. Comment et par quoi distinguer l’étonnement, la surprise, la stupeur, la suspension face au monde ou à l’œuvre d’art, ainsi que l’estime de quelque chose ? Il faut bien s’attaquer à ces termes pour faire sa place à l’admiration. Si, historiquement, il est important de comprendre en quoi l’admiration constitue la modalité adéquate pour se rapporter aux mesures d’un monde nouveau, du moins d’un monde nouvellement regardé (à partir des « Grandes Découvertes »), il est tout auss important de cerner, de nos jours, nos disponibilités admiratives, et de donner corps à une admiration que certains estiment encore trop souvent passive.

Justement, parmi les mille et un moyens par lesquels le monde laïque et moderne a installé l’homme, sur le plan de la nature et de son propre examen, au cœur de ses productions, de sa pensée et de ses attentes, cette « passion », l’admiration, a été décisive. Certes, la notion, à travers la conception antique de l’étonnement (le thaumazein), existe depuis longtemps. Elle définit le premier moment du désir de savoir : s’étonner d’abord (de ce que l’on voit, de ce qu’on entend dire), puis questionner pour chercher à savoir. Mais sa traduction en latin, admiratio, accompagne un amoindrissement de son usage et un déplacement de son intérêt, désormais soumis aux arcanes de la théologie. Il faut attendre la promotion cartésienne de l’admiration pour la retrouver au centre de l’intérêt des philosophes. D’ailleurs, René Descartes, nous allons le voir, n’est pas le seul sur la liste des philosophes à lui conférer une importance croissante.

C’est tout cela que l'ouvrage de Thibault Barrier explore. Philosophe, enseignant à l’université de Tours, il a conçu une recherche qui constitue un véritable parcours historico-théorique. Il en arrive à la conclusion selon laquelle la promotion moderne de l’admiration structure le bouleversement majeur de l’anthropologie philosophique de l’âge classique.

 

La transformation de la notion

Manifestement, les histoires de la philosophie comme les commentateurs du monde contemporain négligent cette notion d’admiration. Si elle est utilisée, elle n’est pas analysée dans sa composition et sa teneur. Même les écrits actuels portant sur les émotions et les sentiments esthétiques, qui sont pourtant nombreux, la négligent. Ils la citent pour mémoire, à peine. C’est ce que ne laisse pas passer l’ouvrage présenté ici.

1649 est la date précise autour de laquelle pivote la transformation de la notion d’admiration, la définissant désormais comme un mouvement intense de l’âme, un affect qui modifie l’âme et le corps. C’est la date de publication des Passions de l’âme de Descartes. Bien sûr, l’auteur repère des écrits antérieurs et autour de ce traité (ceux d’Etienne Chauvin, par exemple), il n’en reste pas moins vrai qu’il y repère le moment où l’admiration devient un objet philosophique et un thème culturel concernant les sciences, les arts et la politique. Avec la fin de la référence aux ouvrages de Thomas d’Aquin, l’effacement d’un Dieu devenu inconnaissable, émergent des travaux de restructuration de la pensée. Ceux que nous citons en font partie. Si Thomas d’Aquin fait de l’admiration une contemplation mêlée de crainte et de respect pour la grandeur incompréhensible de la toute-puissance divine, désormais elle devient une notion à part entière. Elle est intégrée au système nouveau des passions, au titre de la première d’entre elles. Elle ne peut plus être considérée comme dérivée d’autres passions (le désir de savoir, la crainte, l’estime d’une grandeur ou l’amour de Dieu), elle devient objet d’un savoir autonome, et prend un sens déterminant pour la compréhension de l’action humaine.

Elle prend place finalement au cœur d’un âge classique qui s’intéresse en priorité à la manière dont surgissent les affects dans la vie individuelle, puis à leurs répercussions dans la vie sociale et politique. L’admiration s’inscrit dans ce dispositif et constitue la passion du surgissement même d’une chose extérieure, rencontrée pour la première fois, à partir duquel surgissent d’autres passions.

 

Objets, nature et usage de l’admiration

L’ouvrage de Thibault Barrier enquête sur le devenir conceptuel de la notion d’admiration. Mais, encore une fois, les résultats de l’enquête ne peuvent nous laisser indifférents relativement à nos propres usages. En délimitant la frontière entre l’admiration classique et les partis pris antérieurs (grecs ou médiévaux), il donne à l’admiration une signification qui demeure pour partie la nôtre. Il ne s’agit donc pas d’une élucidation réduite à sa part historique.

Notons toutefois que, compte tenu de la brièveté imposée par un simple compte rendu, nous faisons l’impasse sur de nombreux développements présents dans l’ouvrage, parmi lesquels un bel examen de la lettre de Pétrarque suite à son ascension du mont Ventoux (et la fonction de l’admiration encore médiévale), un autre examen important sur la fonction de l’admiration chez Balthasar Gracian, Montaigne aussi, Port-Royal, etc. Dommage, mais le lecteur intéressé retrouvera aisément ces passages dans l’ouvrage en saisissant d’autant mieux leur fonction dans la genèse de la notion moderne d’admiration.

Il importe néanmoins de bien comprendre que dès la Renaissance un double déplacement affecte le statut de l’admiration. Désormais elle se présente comme une disposition ancrée dans la connaissance d’une nature au Dieu caché, devenue infinie variation de formes, et comme une passion à part entière. Quant à elle, donc, et ce moment précis d’un choc passionnel engendré par la rencontre de notre corps avec un corps extérieur, sa promotion comme disposition fondamentale à l’égard du monde engage évidemment une temporalité (l’instant de la rencontre), mais aussi une relation réciproque entre le temps et l’admiration (elle se transforme selon qu’elle se rapporte à un objet passé ou à un objet futur), enfin elle engage une troisième dimension qui, outre la discontinuité première (la confrontation avec l’objet), ouvre sur une nouvelle continuité temporelle. Ces éléments constitutifs de ce rapport particulier qu’est l’admiration impliquent une différence entre deux conceptions de l’admiration, soit elle immobilise l’esprit, soit elle le met en mouvement.

Et c’est à partir de ce terrain ainsi défriché que Descartes établit l’admiration comme première des passions. Non pas que ce philosophe résolve alors tous les problèmes posés, mais il réussit une synthèse brillante à partir des conditions qui lui sont offertes.

 

L’admiration selon Descartes

La théorie cartésienne de l’admiration a une certaine radicalité qui, par ailleurs, a longtemps marqué ses successeurs. L’auteur de cet ouvrage n’arrête pas son enquête à ce philosophe. Il s’installe en cette pensée afin de mieux traverser et expliciter ensuite les travaux de Malebranche, puis de Thomas Hobbes et de Baruch Spinoza, notamment. Cette succession dans la même phrase ne doit pas laisser croire d’ailleurs que l’admiration ne subit qu’un seul et même traitement de l’un à l’autre de ces philosophes. Bien au contraire. Si chez l’un, Descartes et pour partie Malebranche, l’admiration peut définir une subite surprise de l’âme et rentrer dans le cadre des six passions primitives (admiration, amour, haine, désir, joie et tristesse), chez Hobbes, elle entre dans l’optique d’une nécessaire distinction entre l’admiration, la superstition et la religion, tandis que chez Spinoza, elle revient dans le cadre d’une réflexion sur la superstition, et donne lieu à la description du théâtre de l’admiration, pris entre l’usurpation du pouvoir et l’asservissement.

Descartes donc, dans les Passions de l’âme, étudie non seulement la définition de l’admiration, mais encore les mouvements physiologiques qui lui sont liés et son usage. Et comme elle est première, la première des passions, d’autres passions en dérivent. Lorsque l’objet nouveau qu’elle rencontre est une grandeur, elle devient estime. Lorsque cette estime porte sur nous-mêmes et qu’elle est juste, elle devient magnanimité, et lorsqu’elle est injuste, orgueil. Lorsque l’objet nouveau est une petitesse, l’admiration devient cette fois mépris, qui, lui-même, lorsqu’il porte sur nous-mêmes et qu’il est juste, s’appelle juste humilité, et bassesse lorsqu’il est injuste. Enfin, quand l’estime ou le mépris ne portent plus sur nous-mêmes mais sur une autre cause, l’admiration devient respectivement vénération ou dédain.

On admirera, si l’on peut dire, non seulement l’étude qu’en fait Thibault Barrier, mais la subtilité des enchaînements cartésiens, que l’on néglige souvent. Subtilité qui constitue un aboutissement interne à la pensée cartésienne, puisque cette dernière doit se débattre d’abord avec l’orientation de l’admiration vers les miracles ou des savoirs magiques devant lesquels beaucoup sont encore pris, vers les phénomènes dont on ignore les causes. Une admiration qui est donc une tromperie fondée sur l’ignorance. Mais tout change en 1649.

La primauté de l’admiration tient alors au fait que la surprise et le jugement s’effectuent en-deçà de toute considération sur l’utilité ou la convenance de la chose à l’égard du sujet. L’admiration devient donc non seulement une passion, mais la première de toutes, condition de l’apparition des choses extérieures à l’âme, et structure du rapport au monde. La surprise en est constitutive. L’âme est frappée de manière prompte et soudaine par quelque chose. Elle sort de son mouvement routinier. Elle est frappée par des objets qui lui semblent rares et extraordinaires. Elle porte l’âme à considérer l’objet avec attention. Passion et attention s’y conjoignent (ce que l’on peut comparer avec toutes les théories récentes de l’attention perdue des jeunes générations). Elle dispose le corps à devenir une surface disponible pour l’inscription d’autres signes corporels passionnels, puisqu’elle est un degré zéro du mouvement expressif. Elle devient aussi, par exemple, étonnement lorsque la force de la surprise est telle que l’impression cérébrale augmente.

Mais la théorisation cartésienne de l’admiration ne s’arrête pas là, à son utilité pour la connaissance. Elle s’intéresse aussi à l’admiration dans le cadre de la vie affective. Dans cette autre sphère des actions humaines, l’admiration rejoint la générosité et l’humilité vertueuse, considérées comme des formes justes de l’admiration. Et l’on sait combien la générosité est décisive pour l’éthique cartésienne. L’admiration devient par conséquent, dans ce registre, l’instrument d’une détermination volontaire par laquelle l’âme accomplit sa dimension morale.

 

L’admiration reprise

Hobbes déplace la perspective ouverte par Descartes. Mais c’est aussi que, comme Spinoza, la question du désir est prise autrement par ces deux auteurs. Avec Hobbes l’admiration rentre dans le cadre d’une pathologie. La curiosité par exemple, liée à l’admiration, passe maintenant pour une dimension désirante. L’admiration peut donc être définie comme l’espoir et l’attente d’une connaissance future. Elle est chargée d’une dimension temporelle qui la fait tendre vers le futur. Admirer une chose, ce n’est pas seulement être frappé par sa nouveauté, c’est encore espérer et attendre de pouvoir la connaître. L’admiration est l’espoir d’un accroissement futur de la connaissance. Elle prend aussi la forme d’un appétit qui rapproche d’un objet plaisant. Mais ce n’est pas une passion désintéressée. Elle repose sur les plaisirs de l’esprit. Aussi relève-t-elle du mouvement fondamental qu’est le désir ou l’effort à persévérer dans l’être. Elle est une orientation du désir.

Cette reprise de l’admiration et son entrée dans une nouvelle argumentation porte Hobbes à élargir le champ d’exercice de l’admiration. Par exemple à la théorie de la religion, dont il tente d’élaborer la genèse « naturelle » (à partir des passions). Ne peut-on pas affirmer que l’attitude religieuse, comme l’idée même de Dieu, dérivent d’une tendance à l’admiration des phénomènes naturels jointe au sentiment de notre propre faiblesse ? Viennent alors d’autres considérations que Barrier développe abondamment.

Mais un dernier ensemble de réflexion permet d’introduire la philosophie de Spinoza dans ce cadre du « temps de l’admiration ». La conception spinoziste de l’admiration ne se place pas seulement en rupture avec la définition cartésienne. Elle déplace l’admiration du registre des passions, articulé seulement aux trois affects : joie, tristesse, désir. L’admiration n’est plus comptée que comme une imagination singulière de l’esprit rivé à une idée fixe. Spinoza refuse de conférer à l’admiration une utilité décisive dans la connaissance. Il relie l’admiration à l’imagination, à la distraction, mais aussi à la suspension de l’esprit et à la stupéfaction. C’est toute la puissance de penser et d’agir qui est prise en compte ici. L’admiration ne tend-elle pas à mettre l’esprit au point mort ? On voit bien comment vont se conjoindre ici ignorance et théorie de la religion comme de la politique monarchique. L’admiration est devenue une affection et une imagination qui occupe toute seule l’esprit. Spinoza fustige la tendance humaine à vouloir admirer et être admiré, d’autant qu’elle ne constitue en rien une incitation à connaître les choses, mais se présente plutôt comme un empêchement d’enchaîner les idées vraies. Elle limite l’esprit au premier genre de connaissance, par opinion.

Il convient de noter, pour terminer ce compte rendu trop succinct d’un ouvrage extrêmement fouillé, que l’enquête, comme les analyses de notions, ne sont pas si éloignées de nos préoccupations contemporaines. Par exemple, les questions du rapport à l’œuvre d’art, mais aussi les questions d’attention, celles de la surprise et de la vie esthétique.