Un ensemble d’auteurs s’attache à démontrer comment le rapport entre les savoirs des anthropologues et ceux des artistes peut participer à l’enjeu de « faire société ».

Un tel ouvrage, coordonné par l’anthropologue Véronique Benei, complète singulièrement les éléments accumulés depuis quelques années autour du problème de l’« interdiscipline » – si ce terme est pertinent – ou de la rencontre entre les disciplines autour des objets de recherche sociaux et politiques. Une telle rencontre est désormais valorisée, et fait notamment partie des enjeux des rapports entre arts et sciences. Elle s’étend également de plus en plus, depuis qu’il est clair aux yeux des chercheurs que de telles rencontres ne se contentent pas « d’enrichir » les résultats de la recherche. Elles modifient sérieusement l’élaboration de ces objets, mais aussi les méthodologies trop rigides de chaque discipline enfermée sur soi.

Telle est d’ailleurs la signification de l’amorce, sous forme de déclaration universelle, de ce volume collectif : « Nous, praticien-ne-s des sciences sociales, vivons un nouveau « tournant » depuis une dizaine d’années : celui d’une intégration croissante de démarches artistiques dans nos pratiques universitaires ».

À la lecture d’une telle déclaration, le lecteur ne peut que se réjouir. Ancrés dans un tel projet, les propos des dix contributeurs au développement de ce volume devraient se concentrer sur les pratiques de co-construction des savoirs, en relation avec les apports éventuels des pratiques artistiques. Encore faut-il insister sur le fait qu’ils interrogent des pratiques voulues, qui ne dépendent donc ni d’un hasard, ni de la contrainte.

Pour autant, le volume ne tient pas entièrement cette promesse. Du moins, il est plus fluctuant que ce que la déclaration ne le laisse entendre, surtout si la recherche du savoir est considérée comme un processus qui ne peut donner satisfaction qu’en intégrant l’art. L’option choisie, par certains rédacteurs, doit être précisée, car elle n’est pas sans poser de nombreux problèmes : de nombreux articles s’inquiètent plutôt des possibilités de restitution des savoirs ethnographiques, anthropologiques et historiques au-delà du seul pré-carré universitaire, grâce aux arts (cinéma en particulier). Il s’agit alors d’une co-construction de la diffusion des recherches, non de la recherche même.

Paradoxalement, cela fait mieux ressortir un souci commun « politique ». Les restitutions de savoirs partagées, et en particulier, ce qui est le cas en début de volume, la « participation », par exemple, du cinéma à la restitution de savoirs auprès du grand public, passe bien en avant comme souci majeur des chercheurs. Mais la co-construction est bien déplacée.

 

Réflexion générale

Les lecteurs qui s’intéressent à ces questions ne sont pas innocents. Ils connaissent nombre de travaux qui ont été conduits à partir des surfaces d’échange entre plusieurs savoirs. Encore faut-il que certaines pratiques, par exemple celles des arts, soient reconnues comme des pensées et des savoirs, ce qui ne semble pas toujours évident à de nombreux esprits. Ainsi n’est-il pas entièrement justifié de croire que la diffusion de photographies d’architecture participe à la construction d’un savoir sur l’architecture. Ce fut le cas de l’exposition concernant Fernand Pouillon cette année, à Arles. Si elle a permis de visualiser au mieux des bâtiments, pour le visiteur éloigné, il n’est pas certain qu’il y ait eu là co-construction d’un savoir. Il y était plutôt question d’illustration, à destination d’une mise en perspective « politique ». Il faut donc aussi concevoir que deux « corporations » séparées aient quelque chose à apprendre l’une de l’autre, pour que l’une n’exploite pas l’autre.

C’est justement ce rapport réciproque qui fut présenté jadis par Walker Evans, dont beaucoup louent la participation à un savoir sociologique. On sait que James Agee devait s’intéresser aux effets de la crise de 1929 sur les métayers qui travaillaient dans les champs de coton du Sud des États-Unis. À cette fin, il s’adjoint les services d’Evans, travaillant alors pour la Farm Security Administration dans le cadre des populations rurales sinistrées. Une collaboration s’instaure donc à l’articulation de la sociologie, de la politique et de l’art photographique. Mais entre eux la convention est paradoxale, et par conséquent riche en réflexions relatives aux propositions de co-construction de l’ouvrage commenté ici : chacun doit travailler de son côté, la photographie ne doit pas servir d’illustration au commentaire sociologique. Enfin, nulle légende ne devra accompagner les photos. En un mot, pour connaître (apprendre à connaître et faire connaître) la situation choisie, l’enquête doit être conduite à partir de deux savoirs qui échangent leurs pensées jusqu’à l’exposition des résultats de la recherche. Tel est encore cet autre cas présenté par l’artiste Hans Haacke dont le travail investit les méthodes sociologiques. Ce qui importe alors c’est qu’un savoir fasse connaître la vie d’un groupe social en combinant des formes narratives et descriptives élaborées avec un autre savoir, produisant ainsi un savoir de troisième type qui articule des procédures différentes et amplifie les approches des sphères sociales. Mieux encore, l’essentiel réside aussi dans la manière dont cette articulation rompt au mieux avec les images premières de la vie sociale.

Un dernier cas pourrait être représenté par la manière dont un artiste comme Thomas Hirschhorn, cité dans l’ouvrage, fait entrer l’art dans l’engagement de savoir en déployant un travail qui appelle d’emblée l’échange avec les savoirs officiels des sciences humaines ou historiques.

En somme, un rapport construit entre plusieurs branches des savoirs ne peut se contenter d’exploiter tel ou tel savoir pour lui imposer de ne passer que pour le compte rendu de ce que les autres ont déjà posé. Dit autrement, les arts, dans une véritable recherche arts et sciences, ne peuvent être cantonnés à illustrer ce que les sciences découvrent parce qu’ils déploieraient des pratiques plus « pédagogiques » ou plus « populaires » (le cinéma, par exemple). Cela ne relèverait plus de l’interdiscipline mais de l’exploitation des arts par les « savants ».

 

Quelle co-construction ?

Le lecteur sait bien que la photographie est depuis longtemps engagée dans des recherches sociologiques. La question est de savoir à quel titre : illustration, mémorisation, diffusion, ou co-construction d’un savoir ? Évidemment, il faut envisager aussi le cas où toutes ces possibilités se conjoindraient. C’est ce que montre un article portant sur l’engagement photographique dans la création d’un récit urbain (Camilo Leon-Quijano). L’auteur interroge sa pratique (à Medellin et à Sarcelles), se demandant quels sont les acteurs qui produisent l’image ? Comment s’approprient-ils/elles et construisent-ils/elles un récit avec la création visuelle à laquelle ils/elles participent ? À partir de ces questions, ils dépouillent avec pertinence son engagement photographique dans une enquête sociologique : ateliers, donner l’appareil aux enquêtés, entretien photographique… Travaille-t-on alors « avec » ou « sur » un ensemble d’acteurs ?

Ce propos entre alors en conflit avec d’autres propos tenus dans le même volume, ou du moins avec d’autres approches de ladite co-construction. Le photographe haïtien, Gérald Bloncourt, lui, veut faire découvrir le monde sous des aspects que l’on n’a jamais vus. La photographie devient un art engagé dans la construction d’un savoir, mais qui demeure celui du photographe. Il découvre et montre certes bon nombre de choses, notamment comment le multiple pénètre dans les foyers sur lesquels porte son enquête. Et il s’engage dans un photojournalisme qui expose pour des millions de personnes sa manière de lutter contre les xénophobies. L’allusion à Capa qui photographiait la guerre pour la combattre n’est pas fausse. Mais « s’efforcer de montrer » ne coïncide pas nécessairement avec une co-construction des savoirs, si du moins cela peut faciliter une connaissance des réseaux sociaux, y compris par les enquêtés. Ainsi son autre enquête sur un bidonville portugais en région parisienne lui permet de faire émerger une connaissance des contacts pris, des groupes rencontrés, une connaissance de l’intérieur, sans aucun doute, de l’immigration, du racisme, etc. Mais cela suffit-il, au regard de l’objectif assigné au volume proposé ?

En un mot, le risque est d’aller trop vite en cette matière et d’appeler co-construction un rapport de secondarité. Cet autre rapport n’est pas inutile, bien au contraire. Ainsi que le montre la réflexion sur le public, conduite par Rosemary Lee. Le public ? Qui est-ce ? Il n’est repérable que durant un spectacle, et d’ailleurs on l’y saisit moins comme un bloc homogène que par des lignes de fractures qui se repèrent de la scène. La danseuse a travaillé sur les passants dans un parc en perturbant et redessinant ces lignes invisibles. Elle explique comment se rendre disponible pour parler aux habitants et aux passants pendant le processus de fabrication d’un spectacle (Calling Tree) sur place, dans ce parc. Installation et performance se combinent dans cette intervention dans les espaces publics, mais l’objectif relève peu de la co-construction de savoirs et beaucoup du projet de recréer des liens sociaux, et de rappeler doucement aux usagers d’un parc leurs compagnons silencieux arboricoles. Il y a de toute manière un savoir à reprendre en mains autour du devenir spectateur et intendant des arbres.

 

Faire société

L’ouvrage déplace sans cesse le propos. Le cœur de la réflexion porte plutôt à interroger la co-construction des problèmes sociaux au sein de processus d’interaction avec un artiste. Et lorsqu’on parle d’anthropologie, il s’agit moins de la science « humaine » en question que d’un regard sur l’humain. Ainsi le montre l’interview d’Éliane de Latour, cinéaste et anthropologue. La co-construction évoquée renvoie plutôt à l’auto-construction des acteurs (au sens générique) de son travail, par ce travail même, qu’à une question épistémologique. Voulant comprendre les stratégies d’émancipation des êtres humains, à partir des relégations, enfermements et privations de spatialité, elle examine les luttes contre ces rapports sociaux à partir de l’élaboration des rapports à soi (et des subjectivations) des personnes rencontrées (le ghetto de Go, en particulier, à Abidjan). On pourrait dire que le travail proprement anthropologique commence après ces travaux, et que la lecture des œuvres (photos, films) prête alors à une véritable co-construction… encore une fois si l’on file l’objet annoncé de ce volume.

Il en va de même pour l’interview de Faiza Saleh Ambah, autour de son film Mariam, lequel n’est pas un film sur le port du foulard comme on l’affirme souvent, mais sur une jeune fille et un foulard (qui est un hijab et non un niqab), dans le cadre de l’application de la loi de référence. La réalisatrice précise bien qu’elle documente une situation, celle du multiculturalisme au cœur de la laïcité française. Mais ce n’est pas de cela qu’il convient de discuter, ici. C’est le thème de la co-construction dont on voit bien le déplacement, puisque le savoir est d’abord assumé par la seule réalisatrice (et rédactrice du script du film). La co-construction ici porte plutôt sur le rapport aux acteurs, sans aucun doute, mais encore plus sur le rapport au public du film et donc une co-construction d’une opinion rectifiée sur les problèmes et enjeux sociaux et politiques.

 

International

Qu’on ne se méprenne pas. C’est justement à travers ces « dérives » que l’ouvrage est intéressant. Nul ne peut croire que les questions soulevées ne sont pas centrales. Et nul ne peut croire que les artistes, par exemple, sans doute plus que les chercheurs en sciences sociales et humaines, n’ont pas à se poser toutes les questions pointées par les propos tenus dans l’ouvrage. Propos, au demeurant, internationaux, puisque le champ géographique d’exposition, on l’aura compris, nous envoie autant en Amérique du Sud qu’à Paris ou Abidjan.

Cela ne signifie pas que les problèmes répertoriables soient nécessairement internationaux. Cela signifie que chacun doit réfléchir à la différence entre une interaction épistémologique et une interaction socio-politique. Et cela signifie enfin que nous n’en avons pas terminé avec la nécessité de dépouiller les différences entre art cathartique, art suscitant des expériences, art qui forge du commun par des structures symboliques, art outil de dénonciation sociale et art qui témoigne de situations, au bas mot. L’ouvrage nous renvoie de l’une à l’autre, pour le plus grand bénéfice de la réflexion.