Si l’« architecture » désigne la forme des édifices, elle désigne aussi les constitutions politiques : deux sens que Ludger Schwarte aborde ensemble, d’un point de vue dynamique.

L’enjeu de cette Philosophie de l’architecture est fixé d’emblée : cerner la performance de l’espace dans les mouvements sociaux. Parmi toutes les causes de la Révolution française n’a-t-on pas minimisé, à tort, l’analyse des espaces publics, de leur aménagement et de leurs usages ? Certes, il n’est pas question d’affirmer que les lieux publics – rues, places – ont été « la » cause de cette révolution, et il n’existe pas de relation de cause à effet immédiate entre l’architecture de Paris et l’événement en question. Mais ces lieux et espaces n’ont-ils pas donné une certaine forme à certains événements révolutionnaires ? Certaines caractéristiques marquantes des événements sont-ils entièrement concevables sans une mise en forme spécifique par et dans l’espace ? Plus généralement, donc, quelle influence l’architecture de l’espace public exerce-t-elle finalement sur les événements sociaux ? Cette influence, si elle était avérée, correspondrait bien à l’idée d’une performance de l’espace dans les mouvements sociaux.

Conduite par un professeur de philosophie de la Kunstakademie de Düsseldorf, cette Philosophie de l’architecture tente aussi de compléter l’analyse des causes des mouvements sociaux à partir des possibilités offertes par l’espace d’expansion des événements : places urbaines, boulevards et autres lieux publics ont permis des prises de position, des actions et des manifestations. En ce qui regarde Paris, il faut rappeler au moins l’existence d’une conjonction entre plusieurs phénomènes : les premières places ne datent que du règne de Henri IV (1553-1610) ; les philosophes des Lumières (Voltaire par exemple) réclament des lieux publics plus conséquents et favorables aux échanges ; la Révolution a requis la sortie de tous hors des espaces clos en débordant sur les places et les rues. Tel est bien l’enjeu : étudier des espaces concrets dans lesquels une foule peut être perçue, prendre conscience d’elle-même et réaliser l’expérience de soi.

 

Architecture et urbanisme

Il est clair que l’approche de l’auteur peut se réclamer de très nombreux travaux antérieurs, portant sur la place, la rue, etc. La très conséquente bibliographie terminant l’ouvrage en témoigne (34 pages). Elle est mise en perspective implicitement dans la totalité de l’ouvrage, et en particulier dans le premier chapitre entièrement conçu pour définir l’architecture sans la réduire au bâti. On y rencontre aussi bien des ouvrages portant sur la représentation monarchique à partir de l’espace, que des travaux sur les scènes de représentation de soi, sur les spectacles de rue et, bien sûr, l’espace public : ce lieu géographique et ce lieu d’échanges venu au centre de certaines philosophies en Allemagne, autour de Jürgen Habermas qui l’étudie dans L’espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (Payot, 1992). Ce qui intéresse ici l’auteur, et dont on conseille la lecture pointilleuse, ce sont les notions d’espace, de vide, de frontière et de délimitation, d’intérieur et d’extérieur, de localisation et de placement, visible et intime, masculin et féminin, etc., tels qu’ils sont organisés socialement et pensés par les philosophes. Cette pensée de l’espace politique, urbain, il en reconstruit la genèse à partir des Grecs, insistant ainsi sur une conception élargie de l’architecture (du bâti à la constitution politique des cités), puisée dans Platon et Aristote.

Depuis de nombreuses années, l’architecture, à l’instar de l’urbanisme, est examinée comme une des variables de la construction de possibilités d’action sociale. À son époque, Henri Lefebvre (1901-1991) montrait que l’espace est bien un principe fondamental d’une logique sociale (les puissants se faisant alors accumulateurs d’espaces). N’oublions pas que le terme « architecture » contient la référence à un principe (archè) dont la propriété est de commander et de commencer. Par elle, les espaces sociaux et urbains sont en effet produits, ils constituent les fondements, plus ou moins coercitifs, de l’activité sociale. Non seulement l’architecture – celle qui, en un sens élargi, édifie un ordre, administre, répartit, enveloppe, subdivise, institue – a un impact sur les conditions de vie des humains, mais elle participe au dessin des sphères d’action. Il est par conséquent nécessaire d’examiner les dépendances réciproques entre l’espace des actions humaines et le type de ces actions.

Il est vrai, cependant, que l’on ne peut plus se contenter de traiter l’architecture comme forme unilatérale de domination. Les humains peuvent détourner des espaces de leur usage et les interactions avec l’espace font émerger de nouvelles mises en forme. Ce que retient l’auteur en le théorisant ainsi : « L'architecture constitue une configuration de choses qui rend des événements possibles ».

Il n’en reste pas moins vrai, ajoute-t-il, que l’architecture est aussi liée au déploiement de technologies de pouvoir accentuées. Mais justement, à leur encontre, comment penser et dessiner des architectures de la liberté, des architectures de l’espace public : rassemblement, interaction, démonstration ?

Tout ceci prend d’autant plus de signification que l’espace public n’est pas un édifice, et la place urbaine ne se réduit pas à une fonction d’intégration aux structures sociales impératives ainsi qu’aux contraintes de l’ordre public. Néanmoins, il rend possible des manifestations de vie publique. Nul ne peut rester indifférent à la constitution architectonique des espaces politiques (agora, forum, salle du trône, parlement, place de rendez-vous, place de manifestation…).

 

Pouvoir et espace public

En un premier sens, qu’est-ce qu’une maison ? L’auteur répond amplement à partir du modèle de Vitruve (Ier s. de notre ère) et de sa manière de la traiter comme un mode d’enracinement de l’ordre symbolique dans le corps. Qu’est-ce qu’une ville ? C’est une manière de disposer des vies humaines, de structurer du commun et du privé, de répartir les propriétés. Notons encore que l’auteur prend le temps de cerner chaque notion, et insiste sur la signification de « privé » : cette notion jumelle est appréhendée au travers du droit romain jusqu’à Jean Bodin (1529-1596), pour saisir le sens moderne du terme et aboutir à la philosophie de John Dewey (1859-1952). Entre public et privé, l’auteur examine encore les manières de délimiter, de déterminer un monde intérieur et extérieur, de fonder des points de vue, des horizons, des particularités. Les villes régulent des formes d’action, des styles de vie, des habitus et des modes de pensée, tout autant qu’elles laissent des possibilités d’évolution. Plus largement, affirme l’auteur, on peut concevoir les édifices comme des médias et des symboles à l’aide desquels les humains s’engagent dans le monde, objectivent la conscience qu’ils en ont et communiquent les uns avec les autres.

Voilà qui permet d’en venir aux espaces publics, proprement dit, bien au-delà des espaces sociaux qui structurent les actions économiques ou politiques (entrées, sorties, autorisations ou non, activités internes, etc.) et participent à la socialisation. Car si l’architecture offre des possibilités d’action, elle ne détermine pas entièrement la qualité, le contenu, la fréquence et l’intensité des contacts sociaux. Or l’espace public, ajusté ou non à des lieux, demeure une zone transitoire qui échappe à nombre de ces considérations. D’ailleurs, les espaces publics sont-ils une possession publique ? L’auteur précise : les espaces publics sont des ressources qui s’ouvrent à l’imprévisible, et des configurations qui peuvent être à la disposition de tous. Cela ne signifie pas que tous possèdent ces espaces. Ce ne sont pas des friches, des déserts vierges, mais des configurations artificielles que nul ne peut s’approprier.

L’auteur, pour la seconde fois, nous entraîne dans un parcours maîtrisé des concepts et des réalités des espaces publics. À nouveau, nous repartons des Grecs (Platon notamment et son ouvrage Les Lois) et nous aboutissons cette fois à Guy Debord (1931-1994) et à la domination de tous les domaines de la vie de la société par les conditions de production modernes, tout en étant passés par de belles pages consacrées à Hegel (et son Cours d’esthétique, 1831), voire les considérations réformatrices de Charles Fourier (les phalanstères réalisés durant le XIXe siècle). Il fait comprendre que l’espace public constitue, pour la philosophie de l’architecture, un pôle éclairant, opposé aux considérations habituelles sur les seules architectures du pouvoir. Cet espace n’est pas le produit d’une planification d’un architecte, mais ressort des interactions collectives.

Évidemment, ce propos suppose deux bien saisir deux nuances : celle qui distingue les espaces et les lieux publics, et celle qui caractérise la notion allemande d’espace public (Öffentlichkeit, parfois traduite comme « public-ité »). La notion de « public » elle-même est particulièrement subtile : « Le public n’est rien non plus qui existe toujours », « Le public en général n’existe pas », « Personne ne peut nommer quelqu’un membre du public », « Il n’existe pas non plus de qualité naturelle par laquelle quelqu’un puisse se qualifier pour en être membre ». Cette mise au point faite, pour partie en discussion avec les concepts dégagés par Jürgen Habermas, l’auteur rend ces notions à des dynamiques (mouvement, transformation) et non plus à des « êtres » (statiques).

 

La « place » urbaine

C’est moins le plan des places ou leur esthétique qui intéresse l’auteur, compte tenu de son orientation, que les dynamiques historiques potentielles, les possibilités du devenir foule dans ces espaces, les investissements des citoyennes et des citoyens, et la multiplication des impulsions permises. La place urbaine s’offre comme un point de convergence, tout en ouvrant la voie à des mouvements non dirigés.

Il est tout à fait impossible de traverser en quelques lignes le propos portant sur la place urbaine, qui déploie une longue réflexion sur l’espace de la cathédrale, de l’université, du tribunal, de l’hôpital et du cimetière (sous l’inspiration des travaux de Michel Foucault), et encore du bordel et des modes de socialité. Pour la place proprement dite, nous traversons la place italienne, la place royale, la place Dauphine, la place des Victoires, etc. Pour chacune d’elle, l’auteur déploie un commentaire pertinent.

Mais au nombre de ces « places » (en un sens élargi maintenant), on peut compter aussi les jardins et les parcs ouverts au public. Jardin des Tuileries, jardin des Plantes, jardin du Luxembourg, etc. Autant d’espaces fréquentés par le public (plus ou moins trié selon les cas et sur des critères différents).

Qu’en est-il des rues ? Ce ne sont pas uniquement des espaces réservés aux trajets. Elles constituent aussi des lieux de séjour, des lieux de rencontre, elles offrent des occasions d’accidents et de détournements.

Pour en revenir à la Révolution française, l’auteur a choisi d’y appliquer sa démonstration en commençant par la période antérieure et son fonctionnement encore en 1789. L’exemple type du propos est concentré autour du Palais royal, de son jardin, de la rue qui le borde et des bordels qu’il enveloppe. Un condensé de la perspective. D’autant plus que ce palais comporte aussi un théâtre et que ce fait permet à l’auteur de ressaisir la question de l’architecture des théâtres et des sociabilités de spectacle durant le XVIIIe siècle. Encore ne s’en arrête-t-il pas là, et nous offre un beau développement sur la question de l’exposition des œuvres d’art dans son rapport au public, puisque le public, à partir de l’émergence de l’art d’exposition, est au centre du concept d’art. Le double ressort de l’architecture se concentre ici : l’architecture comme division entre les élites esthétiques et le peuple (réputé inculte) et l’architecture comme bâti (Salon, agencement des œuvres, éclairage…).

 

Et la Révolution ?

Ici se joue en quelque sorte une autre pièce : celle du rapport entre l’entrée en scène publique d’un public politique, mais aussi esthétique ; et celle des encadrements culturels de la société moderne témoignant des mouvements révolutionnaires, mais au prix de tenter de contrôler les usages mis en jeu par les mouvements de masse. La question est donc triple : de quels bâtis disposait-on en 1789 ? Comment les mouvements révolutionnaires les ont-ils investis et transformés ? Comment a été mis un terme à la révolution démocratique ?

De très nombreux développements pouvaient être consacrés à ces questions. L’auteur cependant ne poursuit que ceux qui conviennent à son propos, à juste titre, et il serait vain de lui reprocher de ne pas suivre toutes les pistes, déjà dans un ouvrage assez ample.

Parmi d’autres, trois traits de ses considérations doivent être suivis de près. Le premier contribue à rappeler, archives à l’appui, que la Révolution se structure aussi autour de nombreuses émotions – ce qui est caractéristique des insurrections en général. Quoi que l’on pense des émotions, et quelle que soit la définition qu’on leur donne (dualiste ou moniste), il reste que les émotions sont ici centrales : du murmure à la mutinerie, de la rébellion à la révolte, de la grève à la résistance ou au trouble politique, ce sont bien, aussi, des émotions qui se répandent dans les lieux publics, les rues, les places. Émerge ainsi du « bruit » public dans la rue. Et ce « bruit » raconte des humeurs, des colères, des indignations. Il se propage, se contracte, forme un champ virulent que l’on peut suivre du point de vue du nombre de personnes rassemblées, de la durée du rassemblement, du type d’espace investi et du degré de violence atteint. Des quartiers entiers se trouvent alors envahis, des enfilades de rues bloquées, au milieu desquelles on brûle des effigies de ministres, comme on prend à partie les images symboliques. Si, de son côté, le pouvoir tente de produire des espaces contrôlables, les foules révolutionnaires tentent de dissoudre cet ordre.

La question de l’espace public entre ensuite en résonnance avec les conceptions de la fête révolutionnaire. Question classique et largement dépouillée par des historiens. Mais sur le plan philosophique, elle donne occasion d’insister sur la notion de « vide » conçue comme une nécessité de l’action publique démocratique. Alors que le pouvoir royal se place au centre des lieux publics (statue) et le meuble à sa manière, le nouveau pouvoir comprend vite qu’il faut dessiner des places « vides », destinées à permettre le rassemblement des citoyennes et des citoyens. Jules Michelet, dans son ouvrage sur la Révolution, souligne à juste titre que le legs principal de la Révolution, dans cet ordre, c’est le vide du Champ de Mars : vide symbolique, évidemment, puisqu’il correspond uniquement à la possibilité de réunir le « peuple ». Entre Michelet et, avant lui, Jean-Jacques Rousseau, c’est toute la question de la représentation du peuple démocratique par lui-même qui passe là. « Vide tendu » écrit l’auteur, vide qui permet le rythme particulier des lieux publics, ajoute-t-il (confluence, composition, flux et écoulement).

Enfin l’auteur voit dans certains développements des lieux publics, par les machines publiques (les lanternes magiques) et les architectures du rassemblement (surfaces amorphes destinées à recevoir : théâtres, déambulations, puis bien plus tard, ajoute l’auteur, cinémas, etc.) l’émergence du contrôle disciplinaire des foules : grand nombre de personnes et une place suffisante soumis à la convergence de ces personnes et à l’imposition d’une discipline.

 

« La cour du public »

Avec cette Philosophie de l’architecture, le lecteur se trouve en vérité devant une somme incontournable concernant les lieux et les espaces publics. Elle n’est pas historique, mais philosophique, puisque l’auteur y poursuit le thème de l’articulation entre une constitution (une architecture sociale et politique), des espaces (des architectures, au sens banal du terme) et l’émergence du « peuple » comme acteur de son propre destin. Sur ce plan, il différencie fort bien l’agora, le forum et les lieux publics modernes. Au titre de ces lieux publics modernes, les salons, mais aussi les cafés et les institutions culturelles sont centraux : ils sont les lieux de l’intersection entre l’action directe et l’extension de la sphère publique ; lieux de lecture, de distribution de journaux, d’expansion de la rumeur, bref, lieux de rassemblement, de discussion, de conjuration. Ces lieux permettent d’explorer les lieux du pouvoir sans doute, mais surtout le rapport entre les lieux du pouvoir et la naissance de la sphère publique populaire (l’affaire Réveillon le 28 avril 1789, la prise de la Bastille, etc.).

Mais c’est une émergence qui ne va pas sans mal, puisque, montre l’auteur, elle s’accomplit non seulement contre le pouvoir en place, mais aussi contre les révolutionnaires professionnels. L’enjeu est ici historique et politique, mais aussi conceptuel : qu’appelle-t-on « opinion publique » ? Celle des professionnels ou celle qui se répand dans la rue. Pour l’auteur, le point est clair : il y a rupture entre la sphère publique révolutionnaire et l’avant-garde révolutionnaire, mais au point que l’expression spontanée des révolutionnaires s’est toujours trouvée captée par les mises en scène des décideurs et le façonnage symbolique des fêtes nationales donnant une forme visible à l’ordre républicain.

C’est sans doute ce que retient cette expression que l’auteur puise dans les archives révolutionnaires : les lieux publics sont les lieux d’une nouvelle « cour », la « cour du public », dont la caractéristique centrale, d’ailleurs, n’est pas la réussite ou non de ses actions, mais plus essentiellement, l’apparition.