Les actes d'un colloque qui comble un vide historiographique majeur en s'intéressant à la façon dont les sociétés rurales du passé ont utilisé leurs déchets.

Que considérait-on comme déchet dans les sociétés du passé ? Comment traitait-on ces matières ? Quel regard portait-on sur ces produits ? Des questions essentielles pour comprendre le fonctionnement des sociétés d'hier, tant il est vrai qu'une société se définit aussi par ce qu'elle rejette hors d'elle. C'est à ces questions, parmi d'autres, que cet ouvrage, issu du 38e colloque de Flaran, entreprend de répondre.

 

Que sont les déchets devenus ?

Les directeurs d'ouvrage inscrivent d'emblée les analyses de ce livre dans l'actualité, à l'heure où les questions de recyclage, de zéro déchet et, plus globalement, d'empreinte carbone des activités humaines sont plus importantes que jamais. Signalons également que la réflexion s'inscrit clairement dans le courant de l'histoire environnementale, qui s'attache à penser les interrelations entre les hommes et leurs milieux naturels dans toute leur complexité, en dépassant la simple question de « l'utilisation » des seconds par les premiers. Enfin, la question des déchets a très souvent été abordée pour le milieu urbain, mais beaucoup moins pour le milieu rural, faute de sources. Or les progrès de l'archéologie, dans ses diverses déclinaisons, permettent d'en savoir beaucoup plus sur cette question. Et d'abord de souligner les nombreuses variations locales dans la composition des fumiers, des « boues urbaines » aux tessons de poterie, du goémon au buis, du fumier végétal au fumier animal, etc.

Les quatorze articles réunis ici frappent d'abord par la grande diversité des terrains d'étude. On passe de l'Angleterre à la banlieue lyonnaise, de la Provence à la Bretagne, le tout dans un temps long qui va du XIIIe au XIXe siècle. Si cette variété peut parfois rendre une contribution monographique plus difficile d'accès, faute d'en maîtriser tous les enjeux, elle fait la force de l'ouvrage, car elle permet de mettre en avant à la fois l'extrême diversité des façons de gérer les déchets et la persistance d'un même souci, à savoir le fait de tirer le plus de profit possible de ces matières, en réduisant autant que faire se peut les coûts (économiques) et les risques (biologiques) associés à leur manipulation.

Etant donné qu'il serait trop fastidieux de détailler chaque article séparément, on préfèrera dégager les grandes lignes de force qui les parcourent.

 

Que faire des déchets ?

La gestion des déchets pose d'abord la question du regard porté sur ces ordures. Dans notre société contemporaine, les déchets sont largement invisibles, emportés immédiatement d'un coup de chasse d'eau ou bien cachés dans l'opacité d'un sac poubelle. Il n'en va pas de même dans les sociétés médiévales et modernes – ce qui ne veut pas dire que leur présence est banalisée, encore moins que les hommes de l'époque n'ont pas conscience des désagréments qu'elle entraîne. Richard Jones montre ainsi que l'odeur du fumier était considérée comme désagréable au Moyen Âge, tout comme sa vue, d'où l'extrême rareté de sa représentation iconographique et diverses stratégies visant à cacher le fumier, notamment en le reléguant en périphérie des espaces habités. A Lyon au XIXe siècle, le fait de vider les fosses d'aisance (processus dénommé l'allège) entraîne également des nuisances olfactives à peine supportables. Derrière les déchets se nouent toujours les conceptions de ce qu'une société considère comme sale et propre, pur et impur, conceptions dont Mary Douglas a montré l'importance dans la fabrique d'un tissu social donné. Ces représentations évoluent avec le temps : les excrèments humains, valorisés par les agronomes romains, sont au contraire méprisés et très peu utilisés par les médiévaux.

Plusieurs articles rappellent à juste titre la quantité énorme de fumiers exigés, en l'absence de fertilisants chimiques, pour cultiver les terres : à Majorque, au XVIIe siècle, il faut environ 8 tonnes de fumier par hectare et par an ! Une quantité tellement importante, en l'occurrence, que le bétail local ne parvient pas à tenir le rythme, ce qui entraîne in fine une grave crise de la production céréalière de l'île. Dès lors, les ordures ont également une emprise spatiale majeure, ce qui est l'un des fils rouges du livre : du tas de fumier qui est une partie à part entière de la cour d'une ferme médiévale jusqu'aux fosses dépotoirs que fouillent les archéologues, en passant par les vastes aires de séchage nécessaires à la préparation du goémon sur la côte d'Armor, les déchets se taillent une place – littéralement – dans les espaces des hommes. Cette place varie en fonction des usages : Idoia Grau-Sologestoa distingue ainsi entre des dépôts rapides et spontanés (on jette les os de son repas du midi dans un coin), des dépôts spécialisés (liés à une activité industrielle ou artisanale notamment) et enfin une décharge concentrée et centralisée (on enfouit en même temps et au même endroit un ensemble de déchets venus d'endroits différents) ; sans parler des très nombreuses re-dépositions (fait de déplacer des déchets en masse d'un endroit à l'autre), qui complexifient grandement la tâche des archéologues.

Très demandées, les ordures en deviennent donc une ressource rare – tellement qu'on a des cas de « vols de fumier », pris très au sérieux par les autorités ! – qui joue un rôle économique majeur à l'échelle locale. On voit ainsi apparaître au fil des sources de véritables professionnels du fumier, comme ces habitants de Beaune qui vendent aux chanoines de la collégiale des charrettes de fumier entre 1400 et 1430. Sur un plan plus théorique, savants et agronomes se penchent sur les ordures pour analyser les mérites comparés du goémon breton, des cendres de Hollande ou encore des boues de Lyon. Savoirs chimiques, connaissances empiriques et réflexions agronomiques s'entrecroisent pour faire des ordures un véritable objet d'étude, sous-tendu par des questions économiques majeures qui préoccupent également beaucoup les pouvoirs publics. Patrick Fournier revient par exemple sur la commercialisation du fumier à l'époque moderne, en soulignant les nombreux défis pratiques que cela pose – conservation, transport, etc –, d'autant plus qu'une grande part du fumier vient alors des villes. Celles-ci sont alors prises entre deux exigences contradictoires : fournir plus d'amendements aux campagnes et répondre au projet des Lumières qui fait de la propreté et de l'hygiène urbaine de nouveaux principes structurants. En 1663, puis à nouveau en 1743, le roi de France interdit ainsi les fosses à fumier dans les espaces publics en ville. Pieter de Graef démontre quant à lui, chiffres à l'appui, combien le passage à un autre système de fertilisation est, pour les paysans de Flandres, rentable, malgré le coût économique et écologique que cette adaptation suppose.

 

Que font les déchets ?

Cette histoire économique des déchets conduit ensuite à une histoire sociale des ordures. Il est frappant en effet de voir à quel point la question de l'usage des immondices recoupe des hiérarchisations sociales : au Moyen Âge, comme le montre Richard Jones, le fumier du seigneur n'a rien à voir avec celui de ses paysans. Composé de fumure animale, il dit la richesse du noble en même temps qu'il participe concrètement, en favorisant la meilleure fertilité de ses terres, à la perpétuation de la domination nobiliaire. Autour de la gestion des ordures se nouent de complexes enjeux politiques : à Lyon, la réforme de l'organisation des vidanges des fosses septiques nourrit des oppositions entre propriétaires urbains et agriculteurs des périphéries de la ville ; l'évacuation et la commercialisation des déchets nourrissent la recomposition de solidarités sociales et politiques, qui se cristallisent autour d'un tarif, d'une réglementation ou d'un aménagement urbain.

Finalement, les déchets mettent en jeu l'ensemble de la relation de l'homme au monde qui l'entoure. Dans une perspective d'histoire environnementale, les directeurs d'ouvrage rappellent en conclusion que les déchets invitent à repenser les limites entre nature et culture, humain et non-humain, vivant et non-vivant. Loin d'être bêtement triviales, les ordures mettent parfois en jeu des questionnements symboliques poussés qui participent d'une appropriation du monde. Ainsi Richard Jones montre-t-il bien que le fumier médiéval est au croisement de l'humain, de l'animal et du végétal ; le fait d'y ajouter des tessons de poteries brisées l'inscrit dans une économie circulaire (on mange dans des pots, puis on utilise ces pots cassés pour faire pousser de la nourriture que l'on mangera, et ainsi de suite), mais également dans un temps long de l'activité humaine. Sous la charrue, les paysans retrouvent en effet d'anciens tessons, remontant parfois à l'Antiquité romaine : les engrais disent ainsi la continuité du travail de la terre en même temps que sa perpétuelle réappropriation.

 

Comme souvent dans les actes de colloque, on pourra regretter la brièveté de certaines contributions, ou le fait que plusieurs s'attachent à donner leur propre définition – systématiquement différente – de « déchets ». Les annexes de plusieurs des articles basés sur des études archéologiques sont longues et détaillées, probablement trop pour un lectorat grand public, mais il ne s'agit pas tout à fait du public visé par ce genre d'ouvrage. On aurait apprécié une bibliographie finale, ainsi qu'un index. Dans l'autre sens, on saluera le fait que les articles en anglais ont été traduits en français, et fort bien traduits, ce qui les rend d'autant plus accessibles.

On tient in fine un ouvrage érudit, parfois difficile d'accès, mais qui réussit fort bien à planter les jalons pour une approche renouvelée des déchets, lesquels apparaissent bel et bien, au terme de l'enquête, comme des « faits sociaux totaux ». Comme le rappellent les directeurs d'ouvrage dans leur – très réussie – conclusion, il en va non seulement du renouvellement de certaines problématiques historiques (ici, la question des relations villes-campagnes), mais aussi de la place même de la discipline historique dans les questionnements anxieux et anxiogènes de notre époque. Alors que l'on s'achemine vers « une catastrophe prévisible et quasi-inévitable », travailler sur ce qu'une société laisse derrière elle a presque valeur de memento mori.