Une réécriture complète d'Antigone, d'une grande intelligence, qui déplace le nœud du problème pour mieux renouer avec l'intensité dramatique

« Antigone... vous vous en rappelez ? ». D'emblée, le choeur, joué toute en finesse par Henri Courseaux, donne le ton de la pièce : humour, distance critique, intelligence, finesse. Evidemment, on s'en rappelle, d'Antigone, pièce célèbre s'il en est, sans cesse reprise et rejouée. Romain Sardou franchit un cap supplémentaire en la réécrivant.

 

Antigone balance son porc

Ici, Etéocle et Polynice sont bien vivants : ils se sont d'ailleurs battus dans le même camp et rentrent dans la cité couverts de gloire, même si tout le monde s'accorde pour trouver qu'ils sont quand même « très cons ». Le conflit qui oppose Créon et Antigone – car conflit il y aura, le choeur le rappelle d'emblée en scandant leur premier échange, étrangement apaisé, d'un ironique « pour l'instant tout va bien entre eux... » - ne se noue pas autour de l'ensevelissement par celle-ci du corps de son frère, mais de la possession de son propre corps à elle. Car Créon, revenu victorieux de la guerre, entend rester maître de la cité et unir son fils Hémon à Antigone, pour tirer profit du prestige de la lignée d'Oedipe.

Mais Antigone dit non. Le choeur l'a rappelé dans le prologue : Antigone n'est pas une histoire, c'est un geste, un geste de défi, de refus, lancé au visage d'un puissant par une plus faible que lui, consciente du prix qu'elle paiera pour le faire. Ici, Antigone refuse ce mariage qu'un homme prétend lui imposer. Elle n'aime pas Hémon – qui ne l'aime pas davantage, lui préférant sa sœur Ismène – et, s'il est vrai qu'elle aime un autre homme, ce n'est pas la raison principale qui motive son refus. L'enjeu est bien plutôt de savoir qui pourra contrôler son corps, disposer de sa virginité, utiliser l'héritage qu'elle incarne bien malgré elle.

Cette transposition est habile, et même très intelligente. Elle permet de redonner instantanément au dilemme d'Antigone toute sa force : il faut dire qu'aujourd'hui la question « dois-je entererrer mon frère mort au combat ? » ne se pose pas à beaucoup, tandis que celle du mariage forcé et, plus globalement, de la domination masculine sur le corps des femmes et sur la sexualité féminine, est au cœur de nos questionnements contemporains. On a donc face à nous une Antigone post-metoo, face à laquelle Créon, joué par l'excellent Bernard Malaka, est plus démuni que jamais. S'il tempête pour briser la résolution de celle qu'il ne voit que comme une adolescente, reste que la violence n'est pas de son fait : elle viendra des frères, vengeant l'honneur de la famille dans un geste encore, hélas, pratiqué aujourd'hui.

 

Réécrire et adapter

La réécriture transpose ainsi l'intrigue dans un cadre contemporain, en ayant l'habileté de ne pas forcer le trait : tout au plus notera-t-on, au détour d'une réplique, que les balles ont remplacé les lances dans la bataille de la veille. Mais d'autres éléments, davantage fidèles au cadre antique – comme le parfum de cannelle de la chambre de l'épouse de Créon – contribuent quant à eux à brouiller cette appartenance temporelle, faisant flotter l'intrigue dans un entre-deux-temps qui ne lui donne que plus de charme.

De même Romain Sardou sait-il jouer subtilement avec les attentes des spectateurs. Le sombre secret d'Oedipe, évidemment connu de tous, plane à l'arrière-plan de toute la pièce. Dans cette version, Oedipe s'est crevé les yeux après le suicide de Jocaste, mais sans rien révéler des raisons de son geste. Seul Créon et Tirésias sont au courant ; du moins le croient-ils, car Antigone a tout deviné, depuis son enfance, reconnaissant en son père et en sa mère une même odeur, une même couleur de peau, qui lui a permis de lire l'inceste niché au cœur de leur amour. Cet amour passionné, charnel, la hante depuis, au point qu'elle va vouloir le reproduire à son tour.

Romain Sardoue joue également avec les registres, là encore avec une grande habileté. Le tragique grec, cette sensation d'inéluctable, se marie avec le tragique shakespearien, à la Hamlet, qui laisse à la fin un personnage dévasté par l'accumulation des morts. Le tout est saupoudré d'une dose de distanciation brechtienne, distillée à intervalles réguliers par le choeur-narrateur ou par les commentaires désabusés de Créon, qui permet à la pièce de rester très drôle. Le mélange est réussi, d'autant plus que la mise en scène, sobre et élégante, est à la hauteur.

 

« Vous vous en souvenez, d'Antigone ? » On sait, en tout cas, qu'on se souviendra de cette Antigone-là, venue, dans la chaleur d'Avignon, reposer la vieille question de la froideur du pouvoir, et du coût de la révolte.

 

Antigone, écrit par Romain Sardou, mise en scène Romain Sardou et Xavier Simonin

Théâtre des Trois Soleils, 10h10