A quoi servent les spectacles publics et les déambulations des arts de la rue ? Au « lien social » et à la cohésion urbaine ? A l’éducation esthétique et au brassage des citoyennes ?

Depuis 1993, les passants nantais ont l’occasion de rencontrer dans les rues de la ville ces célèbres Géants inventées par Royal de Luxe. On discute partout de ces marionnettes géantes en bois, tant pour leur facture et les déambulations occasionnées, que pour la fonction de ce genre de parade dans les espaces urbains (spectacularistion de la rue, service rendu aux politiques, éducation esthétique gratuite, etc.). Et on en discute le plus souvent à partir d’une question qui taraude les esprits : ces mouvements et déplacements spectaculaires produisent des fictions dans les villes, mais comment ces dernières se télescopent-elles avec la réalité ? Dans de tels cas, les espaces urbains servent effectivement de décors à des promenades largement suivies. Mais quelles en sont les fins : artistiques ? urbaines ? exaltation de la pacification sociale ? réveil de fictions collectives ?

Ces questions, ce ne sont pas seulement les sociologues ou les médiateurs culturels qui se les posent. Sans doute, bien sûr, les artistes eux-mêmes. Mais également les passants et les passantes qui s’engagent dans de telles déambulations. Ce sont justement eux que Hee-Kyung Lee, sociologue spécialisée dans les arts de la rue, interroge. L'auteure finit par se présenter elle-même au milieu de son enquête (Partie II, 2ème partie). Ce livre restitue les propos de spectateurs. Il est traversé à la fois par de nombreux témoignages et une iconographie permettant de suivre le chemin de ces Géants. Un seul objectif prend corps durant la lecture de l’ouvrage : rencontrer des personnes susceptibles de concrétiser des enquêtes sur la réception et la mémoire de la saga des Géants, construite par Royal de Luxe (ce qu’on ne confondra pas avec l’espace d’exposition des « machines de l’île », associé au célèbre annuel « Voyage à Nantes »).

 

L’enquête

Comment approcher un spectacle de rue, alors que l’objectif n’est ni de le décrire, ni d’en étudier les arcanes administrativo-artistiques ? La meilleure solution : passer par ceux auxquels le spectacle s’adresse. En cela, l’ouvrage constitue pour partie, et dans des énoncés très littéraires, voire dans des restitutions directes de propos, une enquête réalisée autour des souvenirs de spectateurs, de lettres envoyées à la compagnie Royal de Luxe, ou de courriers électroniques que la compagnie a conservés. L’enquête s’est d’ailleurs poursuivie aussi chez l’habitant, au gré des rencontres. La question n’est toutefois pas de présenter des chiffres, des sondages systématiques, et l’auteure ne cherche pas à indiquer pourquoi telle ou telle personne plutôt qu’une autre est interrogée. Elle a cherché, dans Nantes, une ville qu’elle ne connaissait pas, des personnes sensibles à une démarche qualitative, acceptant de livrer des souvenirs sur les spectacles vus. Parfois certaines personnes racontent des souvenirs de prestations de plus de vingt ans. Parfois, c’est la discussion qui permet aux souvenirs de revenir à la surface. Parfois, ce sont des photos et des vidéos qui portent les souvenirs.

L’ouvrage propose donc très exactement des récits qui composent autant de sources pour les analyses conduites autour des souvenirs d’émotions, de rencontres, de situations vécues. Certes, les mémoires sont filtrées, reconnaît l'auteure, mais elle les prend pour ce qu’elles valent : des manières d’évoquer une « nouveauté » (le spectacle), un moment important (par comparaison) et des significations, notamment collectives. Les émotions sont à ce titre un bon fil conducteur, elles expliquent aussi pourquoi certains « spectateurs » se téléphonent durant les déambulations afin de signaler aux amis et connaissances les meilleurs moments à voir, ou quittent leur travail avant l’heure pour aller à la rencontre de telle ou telle marionnette.

Et l’auteure de noter les propos, de retenir les mots centraux de ces récits, en prenant le temps de laisser s’établir à la fois la discussion et le souvenir. Un rapide repérage des lettres, des mails ou des cadeaux offerts à la compagnie, oriente un peu sur ces sources, même si elles ne sont pas véritablement établies. D’ailleurs, nous n’insistons guère ici sur la méthodologie employée qui n’est qu’effleurée – aller voir les personnes, enregistrer les propos, soit – et laisse en suspens les débats universitaires nécessaires.

 

Des choses nouvelles pour tous

Durant son enquête, l’auteure rencontre des propos, et pas uniquement des émotions. Propos sur lesquels beaucoup s’interrogent depuis longtemps. Ils manifestent des traits particulièrement intéressants de la position du spectateur, sous réserve que ce terme convienne. Un vieux monsieur rencontré dans un café de Nantes précise : grâce aux Géants, « on a mobilisé nos capacités et nos intelligences pour enregistrer d’autres choses que nos tracasseries sans réponses ». Dans ce propos, il convient de relever non seulement que les « spectateurs » ne sont pas passifs, contrairement au présupposé de certains, mais encore qu’ils sont prêts à se livrer à de nouveaux cheminements, différents notamment des déplacements habituels dans la ville que l’on prétend connaître. On le sait, les artistes font effectivement découvrir et font voir autrement des endroits en ouvrant la possibilité qu’y viennent et s’y retrouvent des individus qui ne se croisent pas d’habitude.

Mais plus encore, la même personne s’intéresse de près à la fiction proposée par les Géants. Une telle fiction, la saga des Géants, trouble la réalité de la ville au profit d’une communication générale entre les personnes présentes. D’autres thèmes sont ainsi abordés. Une autre dimension de l’interaction se fait jour.

Enfin, beaucoup relèvent que ce type de spectacle ne peut être conçu qu’avec la caution de la ville, les habitants qui suivent le spectacle, bien sûr, mais aussi les services municipaux qui se mobilisent pour faciliter les parcours et pour gérer avec les artistes le déroulement public du spectacle : responsables des espaces verts, agents de la circulation, pompiers, policiers, etc. Chacun voit ainsi ses habitudes fonctionnelles bousculées. Évidemment, tout se passe au mieux dès lors que chacun, à partir de sa fonction, comprend ce qui se joue, et entre dans cet univers onirique à la logique peu usuelle.

Ce que l’auteure résume autrement : une résonnance féérique inventée et inventive crée un espace, une possibilité dans laquelle « les gens » développent des formes d’appropriation spécifiques, dans lesquelles ils se sentent moins impuissants. Disons que « c’est à eux de créer leur rôle ». Encore souligne-t-elle sans doute une particularité de ce type de spectacle, dans sa différence avec la statuaire publique par exemple : l’auteure raconte comment elle a pu passer à Nantes, plusieurs fois, devant des œuvres publiques auxquelles elle n’a jamais prêté attention, indiquant néanmoins qu’on ne peut éviter de prêter attention aux spectacles de rue (bruits, foule, etc.).

 

Fiction publique

Ces récits d’une réception lointaine renvoient tous cependant à des modes d’appropriation personnalisés. Mais de quoi ? Dans ces spectacles de rue, s’agit-il uniquement d’entrer dans un processus intime à partir d’un conte urbain. Non, d’autant que le conte urbain est collectif. C’est un point sur lequel l’auteure s’arrête à juste titre. Il concerne les fictions publiques collectives et l’engagement des artistes (ici de spectacles de rue) dans les processus du « lien social ».

Habituellement, en cette matière de fiction publique, si important que soit, au niveau de l’individu aussi bien que de la cité, le rôle joué par les fictions, le courant qui l’emporte le plus souvent c’est celui qui donne au « peuple » le sentiment de puissance, et qui ne jaillit pas seulement de temps à autre, mais précisément en continu. Ces fictions poussent chacun à disposer sa vie et sa conscience en fonction du rapport avec des ennemis et d’autres nations. C’est alors que jaillissent les sentiments de sacrifice, d’espérance, de confiance.

Mais ce n’est pas ce type de fiction qui se joue ici. Les spectateurs pris en mains durant l’enquête racontent presque tous comment la fiction commune leur est advenue à partir de la magie du spectacle. Ils se sont sentis « titillés » par quelque chose qui les dépassait. La fiction déployée par Royal de Luxe dans les rues de Nantes (mais aussi d’autres villes) suscite au fur et à mesure le désir d’un « vivre ensemble » généralisé. Se placer sur la route des Géants et suivre des cheminements qui ne se contentent pas des grandes avenues, c’était rencontrer « plein de monde », « à chaque fois », à « chaque endroit », et « différentes personnes ». Ce mode de fonctionnement du spectacle, sur la base de la rencontre civique, donnait l’occasion de « se retrouver dans quelque chose de commun ». La poésie du spectacle, le rassemblement même bruyant, s’accomplissaient sans tension, sans panique, et dans la « plus grande attention aux uns et aux autres ». C’est cela qui est retenu, l’auteure ne cherchant pas à confronter le propos à une quelconque réalité.

Le lecteur est reconduit à une série de constats et de discours que l’on retrouve désormais en abondance dans les perspectives du spectacle de rue. Comment un spectacle de rue fabrique-t-il du « commun » dont on se souvient ? Comment cet objet commun, la dimension collective, reste-t-il longtemps en mémoire, alors que le sujet traité dans le spectacle s’efface ? Comment enfin se dialectisent le commun et l’intime, en permettant un propos traversé d’abord de la dimension personnelle, mais toujours sur fond commun ? C’est bien par l’interdépendance entre contextes, personnes et histoire globale que s’actionne le processus de la réception et de la fabrication de ces récits postérieurs recueillis par l’auteure. Les auteurs des lettres et des récits in vivo retranscrits dans l’ouvrage emploient le terme de « partage » pour énoncer tout cela. L’expression répétée d’un courrier à l’autre est celle d’« émotions partagées ».

Il reste cependant une question : en quoi « spectateur » est-il encore le terme pertinent pour énoncer tout ce qui précède ? Le rapport au commun entre le spectateur et le déambulateur ne semble pourtant pas tout à fait identique.

 

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