Une mise en scène énergique et énergisante d'un grand classique de Feydeau

La compagnie Viva s'était déjà faite remarquer à Avignon, en 2016, avec son excellent Un fil à la patte. On attendait donc avec beaucoup d'impatience son retour à Feydeau, et à un Feydeau qui, dans Le dindon, atteint son apogée. L'attente, disons-le d'emblée, n'est pas déçue.

 

Art du rythme, rythme de l'art

La mise en scène d'Anthony Magnier est toujours réglée comme du papier à musique, servie par des comédiennes et comédiens excellents, dont le plaisir à jouer ces rôles est évident et largement contagieux. Si Avignon impose ses règles – du décor forcément réduit aux applaudissements écourtés – c'est bien la compagnie Viva qui, l'espace d'une heure trente, dicte le tempo.

Le dindon est du pur Feydeau, l'incarnation même du théâtre de vaudeville. Femmes trompées, maris cocus, apartés, quiproquos lentement construits, portes qui claquent, domestiques indiscrets et accents étrangers, tous les ingrédients sont réunis, jusqu'au célèbre final qui conclut l'acte II sur un épouvanté « ciel, ma femme ! ». Un tel texte ne peut pas être simplement joué : il demande à être approprié, sous peine de tourner dans le vide.

Anthony Magnier s'y emploie de plusieurs façons : de la musique contemporaine qui rythme les intermèdes à cet hilarant valet qui, dans l'acte I, introduit sur un ton grandiloquent les visiteurs qui se succèdent dans le salon des Vatelin. On saluera également la dimension très physique que le metteur en scène impulse à sa création : les comédiens et comédiennes se donnent à fond, courent, sautent, rebondissent des uns aux autres, se jettent au sol et s'empoignent.

 

 

Feydeau après #metoo

Car on s'empoigne beaucoup dans cette pièce dont l'intrigue tourne autour du stratagème mis en place par Pontagnac pour coucher avec Lucienne Vatelin, femme de l'un de ses amis. Pour obtenir les faveurs de la femme qu'il courtise, il va s'employer à lui prouver l'infidélité de son mari.

En 2019, la pièce de Feydeau résonne d'une façon étrange. Car elle met en scène, avant tout, des femmes soumises au désir masculin, à la sexualité masculine, voire à la violence masculine. Dès les premières lignes, un malaise diffus s'installe : voilà une femme, Lucienne, poursuivie jusqu'à chez elle par un homme qui la suit depuis 8 jours, qui vient de forcer sa porte pour lui parler de « son amour » pour elle et se montre, par ses mots comme par ses gestes, plus que pressant. On crierait – avec raison – au harcèlement sexuel pour moins que ça aujourd'hui... Et lorsque son mari l'apprend, il se contente de rire, de taper sur l'épaule de son ami et de lui pardonner en expliquant qu'il est « comme ça » : cet incorrigible dragueur ne peut être ni grondé, ni puni. La moue désabusée de Lucienne en dit long à ce moment-là : face à la complicité des hommes, les femmes sont bien isolées.

 

 

La pièce est également très intéressante pour ce qu'elle dit de la répartition genrée des rôles et des pratiques sexuelles. D'un côté, des maris, tous trompeurs, ce qui est présenté comme un élément naturel, contre lequel on ne peut pas lutter : même le gentil Vatelin trompe sa femme, après un mois séparé d'elle, et ne peut que conclure que « on n'est pas de bois ! ». De l'autre, des femmes, toutes trompées, qui tentent, un peu en désespoir de cause, de se venger en usant de la loi du talion, mais sans aucun désir personnel : au contraire, en se retrouvant chez Rédillon pour faire de lui l'instrument de leur vengeance, mesdames Pontagnac et Vatelin concluent toutes deux que ce n'est en aucun cas « pour leur plaisir » qu'elles s'apprêtent à sauter le pas de l'adultère. Plaisir des hommes, contre devoir des femmes... Le seul personnage féminin à exprimer son désir sexuel, à part Plu-Plu la courtisane, est finalement Maggy, l'anglaise, maîtresse-chanteuse qui préfère se servir de ses poings plutôt que de son charme pour obtenir ce qu'elle veut. Est-ce totalement un hasard s'il s'agit d'une étrangère ? Feydeau relègue ainsi la possibilité même d'un désir féminin autonome dans une terre étrangère.

On rit toujours devant Feydeau, encore plus devant un Feydeau aussi impeccablement mis en scène et joué que celui-ci. Derrière ce rire, toutefois, il n'est pas impossible de déceler une forme de soulagement, teintée d'un brin d'inquiétude. Soulagement que ce monde-ci, dans lequel un homme qui force la porte d'une femme se voit aussitôt invité à dîner par le mari, ne soit plus le nôtre. Inquiétude en réalisant que, 120 ans après la rédaction de cette pièce, un certain nombre de comportements genrés, inscrits au fondement d'une société patriarcale, restent encore largement en vigueur.

 

Le dindon, de Georges Feydeau, mise en scène par Anthony Magnier

A 15h40 au Théâtre des Gémeaux