La « démocratie éclairée » américaine a promu la figure de l’artiste-chercheur durant les années 1960, au point de devenir centrale en Europe. L’auteure en parcourt les arcanes historiques.

Pour ceux qui côtoient les écoles d’art, la notion d’artiste-chercheur est familière. Pour ceux qui en sont éloignés, cette notion peut paraître étrange. Pourquoi ? Parce qu’on a l’habitude de penser la création artistique à partir de la spontanéité de l’artiste enfermé dans son atelier. On pourrait bien sûr se poser la question de savoir comment cette image de la « création » artistique est advenue et s’est publiquement répandue. Mais cela ne permettrait pas de saisir le contenu de la notion d’artiste-chercheur.

À cela s’ajoute que les (futurs) artistes entrent depuis les accords de Bologne dans des stratégies universitaires, et que les diplômes des écoles d’art s’alignent sur le LMD (Licence, Master, Doctorat). Bologne : de quoi s'agit-il ? D'un rapprochement des systèmes d'études supérieures européens amorcé en 1998 et qui a conduit à la création en 2010 de l'espace européen de l'enseignement supérieur, constitué autour de 48 États. Depuis, par ailleurs, les artistes accèdent aux fonctions universitaires, et les universités ou écoles forgent des politiques de recrutement spécifiques, de type universitaires. Les établissements d’enseignement supérieur déploient des carrières artistiques potentielles plus ou moins bien insérées dans les fonctions académiques.

Ce phénomène est-il « nouveau » ? Tout dépend de l’espace historique et culturel de référence. L’ouvrage de Sandra Delacourt en témoigne. Historienne de l’art contemporain, cette chercheuse incite à prendre du champ par rapport aux problèmes européens récents, en traversant l’Atlantique et en s’intéressant au « cas » de Donald Judd, cet artiste des années 1960 classé dans la catégorie du « minimalisme » (une iconographie de ses œuvres accompagne le propos). L’objectif de ce travail est de se pencher sur la transformation de l’imaginaire collectif ayant ancré la figure de l’artiste dans une histoire et un domaine d’activité paraissant à beaucoup fort éloigné de la « création ». Si les artistes ont été longtemps évincés des institutions qui prétendaient vouer leurs activités à la seule pensée, il s’avère que dans certaines conditions, par exemple celles que présentent les États-Unis à partir de 1960, ils ont occupé des postes dans les universités et ont même infléchi la production des savoirs sous mode de développement de la « créativité ». L’investigation de l’auteure conduit à rendre compte de la construction de la notion d’artiste-chercheur dans ce cadre. Elle montre alors comment la jeune scène artistique de l’époque rompt brutalement avec la tradition de la conception de cette « création » en atelier, et pose les fondements de nouvelles normes d’activité. Et ce qui est tout autant essentiel dans la démonstration est le fait que les processus se réciproquent : la fréquentation assidue des campus par les artistes ouvre la voie à leur reconnaissance artistique universitaire, tandis que cette même fréquentation permet aux artistes d’imposer à l’université une réforme de ses pratiques un peu transies. Les jeunes artistes veulent simultanément s’émanciper de la tutelle de savoirs obsolètes, autoritaires et clos sur eux-mêmes, ce qui ne concerne pas uniquement l’histoire de l’art figée depuis longtemps.

 

Un nouveau statut

La question de la nature à la fois épistémologique, politique et militaire (la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de Corée) des facteurs qui ont permis la montée en puissance des arts à l’université, en 1960, est d’importance. Elle ne concerne donc pas uniquement le statut des artistes dans les cursus universitaires. Elle contribue aussi à réfléchir sur l’opposition entre la manière dont les artistes devenus universitaires et chercheurs s’approprient l’autorité académique et l’exercice du contre-pouvoir qui a presque toujours concerné les pratiques artistiques. Est-ce que la recherche universitaire artistique ainsi investie finit par brider la « création » ou est-ce que la « création » dans sa mutation, professionnalisée finalement, arrive encore à contredire l’ordre universitaire établi et le pouvoir esthétique en place ? D’un trait disons que l’enquête conduite ici contribue à éclairer la manière dont une autorité intellectuelle, longtemps refusée aux artistes américains (puis européens, etc.), leur a été brusquement et ostensiblement reconnue au cours des années 1960.

Ce sont finalement des figures antithétiques qui se profilent et se dissolvent au long de ce processus. Artiste vs universitaire (au sens de l’époque), inscription dans un autre champ vs maintien des capacités critiques, adoption vs rejet du processus, généalogie d’une nouvelle figure de l’artiste vs réfutation de cette aspiration, etc. ? Ce qui est certain, c’est que ce « rêve américain » de bouleverser les champs des savoirs et des pratiques a drainé vers les universités une population étudiante qui jusqu’alors n’avait que très marginalement été considérée comme digne de son intérêt.

L’auteure parle à ce propos d’un « changement de paradigme ». Sans doute, si du moins on canalisait quelque peu l’usage ultra abondant et folklorique de cette expression. En tout cas, le fait que l’université parvienne à s’imposer dans les décennies d’après-guerre comme la voie royale de la reconnaissance des artistes est marquant. Désormais chacun(e) entend que l’artiste peut acquérir une formation généraliste et universitaire, excédant la seule connaissance de son seul champ de pratique.

 

La révision des pratiques

On le comprend rapidement, la montée en puissance des artistes dans les universités opère des mutations dans les deux sens : l’ouverture de la communauté académique et la transformation des pratiques des artistes. Ce n’est peut-être pas un hasard si les premiers artistes à se mesurer à ces mutations sont, outre des hommes, les minimalistes, et en particulier les sculpteurs. Cela porte à considérer que l’épisode conclusif de ce processus se trouve dans l’inscription de Donald Judd dans ce contexte. Cet épisode donne une signification concrète à cette enquête, en devenant l’exemple central de ce rêve universitaire américain et de son âge d’or, qui finira par engager aussi des femmes. Certes, cet artiste n’a pas mené une carrière académique. Mais il n’en est pas moins devenu une figure iconique de l’artiste-chercheur. L’auteure examine une période déterminante de son parcours, les années 1962-1965.

On peut toujours répliquer que cette mutation ne commence pas avec Judd. Delacourt ne le prétend pas. Et même, elle retrace les cheminements et enjeux antérieurs au destin de Judd, autour de cette aura nouvelle des artistes. Ainsi viennent au jour des « précurseurs » (utilisons ce terme, même s’il est suspect). Qu’il y en ait eu, d’ailleurs, nul n’en doute. Ils sont cités à des titres divers, les recrutements des années 1950, par exemple ; puis les artistes plus proches de l’époque étudiée (Ad Reinhardt), ou les enseignants qui renouvellent l’histoire de l’art (Meyer Schapiro), ce dernier remettant en question l’idée selon laquelle la théorie de l’art se placerait nécessairement en amont de la création. Il est clair, par ailleurs, que durant les quelques années qui précèdent le moment étudié par Delacourt, les arts, la littérature, la philosophie et la religion sont devenus des instruments d’analyse et de jugement dans l’esprit étasunien. L’éducation libérale prônée dès avant la guerre et a fortiori dans l’après-guerre enveloppe l’idée de former un caractère propre des étudiants, à partir d’une sensibilité historique et d’un nouvel esprit critique. Les pédagogues incitent les enseignants à cultiver la responsabilité individuelle du jugement. Dès lors la nouvelle importance accordée aux arts, sous forme de la « créativité », à la philosophie et à la religion n’a rien d’anecdotique. Les « humanités » acquièrent une nouvelle légitimité. Cette dernière permet une requalification du savoir universitaire. Il est donc possible d’entendre que les sciences doivent se voir insuffler les idéaux supposés communs aux artistes et aux humanistes. Voilà qui aboutit, historiquement, à une redéfinition des disciplines à enseigner et des manières d’enseigner. L’univers du chercheur et celui de l’artiste peuvent donc être amalgamés sur le principe selon lequel la recherche fondamentale et les arts partagent une même liberté. C’est là que s’inscrit la nouvelle glorification de l’artiste et son édification comme modèle à suivre pour les scientifiques et les chercheurs.

 

Donald Judd

Avènement du nouveau capitalisme libéral aux États-Unis, relance économique par la liberté individuelle, impasse des divisions universitaires et réforme des campus, rébellion artistique des expressionnistes abstraits, puis évolution des avant-gardes, telles sont quelques-unes des conditions qui président au devenir de l’artiste-chercheur, durant cette époque. Par un très beau cahier central de photographies, l’auteure donne à observer l’émergence de l’artiste-chercheur au cœur de plusieurs antagonismes, donnant corps à la contribution des artistes nouvellement qualifiés dans les domaines académiques. Si dans les faits la reconnaissance de leurs recherches individuelles s’est avérée problématique, le triomphe final de l’artiste-chercheur dans les années 1960 a contribué à une assignation et à une fixation identitaires. La figure de Donald Judd le montre.

Répétons-le, cet artiste ne mène pas en tant que tel une carrière universitaire. Mais dans sa pratique, il introduit un enseignement qui n’a pas véritablement de précédent mais va servir de point d’appui à toute une génération passée à l’université. Ni enseignement dans la salle de classe, ni enseignement dans l’atelier, Judd pousse les étudiants à parcourir les expositions, et il fait de la ville son terrain d’expérimentation. Il réfute toute histoire de l’art essentialiste. Il convient plutôt de fréquenter les musées pour comprendre les opérations de sélection dont découle l’histoire de l’art. Il analyse l’apparition des œuvres dans l’économie du visible avec sa part irréductible de contingences ou d’omissions. Enfin, il étudie les critères du discernement artistique, et enquête sur les politiques du visible comme sur les paramètres de l’organisation du temps présent.

L’auteure de cet ouvrage examine pas à pas cet enseignement qui veut rompre avec le consensus visuel contemporain (1960). Il encourage la reconnaissance de la multiplicité des points de vue, des histoires et des développements artistiques. C’est une manière, de surcroît, de reconnaitre à l’art le droit à l’indétermination et aux artistes celui à l’autodétermination. D’autant qu’elle s’appuie sur la remise en question par Judd de l’espace pictural en tant qu’espace de représentation. Celui-ci préfère souligner en effet qu’un tel espace exprime plutôt un doute qu’une certitude.

 

L’auteure retrace ainsi pour nous le contenu des écrits de Judd, ainsi que les pièces qui marquent le tournant de son œuvre autour de cette ouverture sur l’artiste-chercheur. La pratique de l’installation corrobore cette évolution. Mais ce qui demeure central dans la démonstration est le fait que l’œuvre de Judd souligne ce qui a conduit à voir dans l’artiste un chercheur aux compétences et aux qualifications universitaires. Cette nouvelle figure devient donc, par son travail, familière et désirable aux yeux de l’opinion publique. En elle se sont reconnus des individus, des communautés professionnelles et des groupes sociaux divers. Si la volonté de placer l’artiste au cœur de l’imaginaire démocratique américain n’est pas une préoccupation entièrement neuve, elle devient désormais une revendication.