Dans de courts chapitres très stimulants, Régis Debray nous donne le goût de lire ou relire Paul Valéry (1871-1945), un auteur toujours au purgatoire.

Ce livre est tiré de la série d’émissions du même nom diffusées pendant l’été 2018 sur France Inter, et fait suite à plusieurs volumes fondés sur le même principe : Montaigne, Proust, Baudelaire, Hugo, Machiavel, Homère. Alors qu’il était prisonnier en Bolivie, il y a cinquante ans, Régis Debray se récitait des « bribes du Cimetière marin. […] Un morceau de langue française, que je ne pratiquais plus guère. Étrange remontée de sève. » Mais c’est surtout le « lanceur d’alerte insoupçonné » qui l’intéresse aujourd’hui, et son regard perçant « sur notre civilisation et ses chausse-trappes, sur la façon dont on peut et doit habiter notre modernité, sur ce qui a rendu l’Europe européenne et sur ce qui peut la vider de son esprit, coincée comme elle est entre l’Amérique d’un côté et l’Asie de l’autre. » Il recommande même d’inscrire Regards sur le monde actuel (1931) au programme des lectures obligatoires à l’ENA : « On peut présumer qu’une bonne couverture valéryenne, chez nos candidats aux responsabilités, fera sérieusement baisser, dans la gestion des affaires, les trois maladies que sont l’interventionnisme au dehors, le présentisme au-dedans et le narcissisme partout. »

 

« Il y a deux Paul Valéry »

Régis Debray insiste particulièrement sur cette dualité paradoxale : « Il y a celui des petits classiques illustrés, du genre noble et barbant, le poète d’État avec raie au milieu et nœud papillon, un témoin de l’ère évanouie des versions latines, qui a nourri un demi-siècle d’explications de texte dans les salles de classe. L’énigmatique sachem dont on ne cause plus guère mais dont on a vaguement entendu causer. Et il y a le sacripant drolatique, l’anar espiègle, le gamin salace aux mauvaises pensées, "l’esprit le plus méphistophélique de notre littérature", sans parler du coureur et du farceur. Oui, cela fait deux en un : le bienséant et le frondeur, l’homme d’institution et l’irréconcilié. » On l’aura compris, la saveur de ce petit livre tient autant au plaisir de retrouver des citations de Paul Valéry, qu’au style vif et piquant de Régis Debray qui fait de chaque chapitre un petit enchantement pour l’esprit. Il lui en faut trente-deux pour arpenter la vie et l’œuvre de ce poète mathématicien admirateur de Mallarmé, promoteur visionnaire d’une « Fédération européenne », et grand amoureux, comme le montrent les chapitres sur Catherine Pozzi et Jeanne Loviton, Jean Voilier de son nom de plume à qui il adresse six cents lettres d’amour de 1937, première rencontre, à son dernier souffle, en 1945 : « Le cœur consiste à dépendre. »

 

Un poète indocile à lire d’urgence

Anti-deyfusard dans sa jeunesse, secrétaire de l’Académie française, Valéry fit, en pleine Occupation, l’éloge funèbre du « Juif Henri Bergson ». Pour le résistant Jean Moulin, il aurait fait, à la Libération, un excellent président de la IVe République. La Jeune Parque ou Monsieur Teste n’atteignent qu’un public de happy few et il manque à Valéry une œuvre grand public qui lui donnerait une large postérité. Le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, décide pour lui des funérailles nationales : « C’était l’incarnation, sous les dehors d’un homme ordinaire, du rôle encore extraordinaire des Lettres dans la République française, et des honneurs qu’on jugeait dus, à cette époque, aux entreprises de l’esprit et aux pionniers de la science. » Régis Debray n’ignore pas pour autant son exécution par Nathalie Sarraute dans un article de janvier 1947 qui s’en prend à ses « mièvres afféteries ». Peu lui importe, il défend celui qui « sut rendre l’abstrait velouté et l’idée pure sensuelle et sensorielle ». Paul Valéry pratiquait la natation et Régis Debray nous invite à l’imaginer « en maillot de bain » et nous rappelle qu’il est à l’origine de la fondation en 1933, à Nice, du CUM, le Centre universitaire méditerranéen : « C’est le cadeau d’un Sétois à la promenade des Anglais ». Les chapitres sur la mer et sur ce que Camus a appelé pour sa part « la pensée de midi » justifieraient à eux seuls la lecture de ce petit livre brillant et cultivé où l’élégance des formules le dispute à l’intelligence de la démonstration.