Les éditions Gallimard publient une conférence quasi inédite de Verlaine. Prononcée en 1894, elle célèbre des poètes du Nord comme Marceline Desbordes-Valmore et Sainte-Beuve.

Une conférence retrouvée

En juin 1778 est fondée à Arras la Société des Rosati, dont le nom constitue une anagramme de la région où elle naît, et qu’elle célèbre : l’Artois. Quelque cent ans plus tard, une éphémère nouvelle société du même nom voit le jour. Puis, en 1890, René Brissy, dit Le Cholleux (1856‑1930), poète et romancier arrageois auteur des Aventures abracadabrantes du brigadier Fleur de verveine (1884), crée la société des Rosati de Paris.

Le 29 mars 1894, les Rosati parisiens, qui se réunissent mensuellement au Procope, accueillent un conférencier de marque en la personne de Paul Verlaine. Ce dernier est un homme du Nord, comme le rappelait en 1907 son élégant biographe Edmond Lepelletier : « Verlaine avait au cœur le sentiment très vif de la Patrie, la grande et la petite : celle du citoyen et celle du natif. Comme sa tendresse pour sa mère n’affaiblissait en rien son affection pour son père et le souvenir pieux qu’il en avait conservé, son attachement pour Arras, Fampoux, Arleux et Rœux, pays maternels, ne diminua jamais le plaisir qu’il éprouvait à se trouver aux environs de Bouillon, de Sedan, près des rives de la Semoy, pays de son père. »   . Il est donc heureux d’honorer, devant des « compatriotes » (mais aussi devant quelques Félibres, ces Rosati d’oc, ces poètes du Sud), quelques écrivains chers à son cœur : Marceline Desbordes-Valmore, Charles Augustin Sainte-Beuve, Alexandre Desrousseaux, ou encore Charles Lamy.

Si l’on savait que cette conférence avait eu lieu, on a pensé pendant longtemps le texte égaré. A-t-il même jamais existé ? Il n’est pas exclu en effet que Verlaine se soit contenté de broder autour de quelques notes jetées sur un bout de papier. Patrice Locmant (Prix Goncourt de la biographie en 2007 pour Joris-Karl Huysmans. Le forçat de la vie), cependant, décide de mener l’enquête : de fil en aiguille il remonte jusqu’à la revue Les Enfants du Nord, créée en 1893 à l’initiative du folkloriste Henry Carnoy (né à Warloy-Baillon dans la Somme en 1861, mort à Paris en 1930), et dont le comité de rédaction comptait parmi ses membres René Le Cholleux. Et dans le volume de 1894, il retrouve, signé du fondateur de la revue, un compte rendu de la séance du 29 mars, qui comprend… le texte complet de la conférence.

 

Deux poètes à redécouvrir

Conférence émouvante car Verlaine, tout en s’y montrant habile orateur, y laisse s’exprimer son amour pour des poèmes qui « rendent bien la saveur de ce vieux Nord d’où ne nous vient peut-être pas toujours la lumière, mais à coup sûr, en même temps que la belle rêverie et la bonne mélancolie, la saine gaieté et l’ironie qu’il faut »   . À quoi il faut ajouter que la lecture de cette causerie, et de la petite anthologie qui la suit (car les éditions Gallimard ont pris l’intelligente décision de reproduire in extenso tous les poèmes dits par les amis de Verlaine pour illustrer ses propos), est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir de beaux poètes négligés par la postérité.

Si l’on connaît la Douaisienne Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), c’est pour « Les Roses de Saâdi », que toutes les anthologies reprennent. Mais cet arbre splendide cache une forêt non moins superbe, et l’on est heureux de lire ou de relire « Les Mots tristes », « Dormeuse » et « L’Oreiller d’une petite fille », poèmes traversés par une inquiétude et une mélancolie d’essence religieuse (quoi qu’en pense Victor Hugo, qui reproche à la « douleur » de la poétesse d’être « toute terrestre »   ). Sans doute est-il abusif d’affirmer, comme le fait Verlaine dans son recueil d’essais consacrés aux « poètes maudits », que Marceline Desbordes-Valmore est, « avec George Sand, […] la seule femme de génie et de talent de ce siècle et de tous les siècles en compagnie de Sapho peut-être, et de sainte Thérèse »   . Mais il ne fait aucun doute qu’elle était bien le « grand poète » à l’« âme d’élite » décrit par Baudelaire   .

Qui, par ailleurs, si ce n’est quelques fins dix-neuviémistes, a lu les poèmes de Charles-Augustin Sainte-Beuve (né à Boulogne-sur-Mer en 1804, mort à Paris en 1869) ? L’inventeur du « biographisme », cette école critique qui consiste à lire l’œuvre d’un auteur à la lumière de sa vie, est pourtant l’auteur de plusieurs recueils, de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1829) au Livre d’amour (1843) en passant par les Consolations (1830) et les Pensées d’août (1837) – autant de recueils tombés dans l’oubli, alors même que Baudelaire se déclarait « amoureux incorrigible […] du Sainte-Beuve poète et romancier »   , et considérait « Joseph Delorme [comme] Les Fleurs du Mal de la veille »   . Là encore, Verlaine se comporte en adroit anthologiste, les pièces choisies révélant un poète moins académique qu’on aurait pu le croire.

 

Des poètes oubliés et des langues méconnues

Mais, quoique la postérité ait opéré une impitoyable sélection dans leurs œuvres respectives, les noms de Marceline Desbordes-Valmore et de Sainte-Beuve nous sont encore familiers. Ceux du Lillois Alexandre Desrousseaux (1820-1892) et du Cambrésien Charles Lamy (1848-1914), en revanche, ne se rencontrent jamais dans les histoires de la littérature ou dans les manuels scolaires. C’est que le premier écrivit une partie importante de son œuvre en patois du Nord, et que la langue d’écriture du second était le patois cambrésien. Desrousseaux, pourtant, connut la célébrité en son temps, grâce au « P’tit Quinquin », une « berceuse en langue picarde »   ; et Lamy, poète, chansonnier et conteur, jouissait lui aussi d’une certaine notoriété de son vivant.

Ce qui soulève une question de taille : est-il légitime de réduire la littérature française à une seule et unique langue, et d’en exclure, au nom d’une sorte de cohésion linguistique nationale, les textes rédigés en patois ? Le monde universitaire s’est d’ailleurs emparé de ce débat plus actuel que jamais alors que l’on tente de sauvegarder des langues régionales en voie de disparition – on songera par exemple au colloque « Les écrivains, la langue française et l’idée de nation », qui s’est tenu du 26 au 28 juin 2019 à Metz, et à l’occasion duquel Cécile Gauthier, de l’Université de Reims, a proposé une communication autour de « la langue française au singulier » et du « "patois" comme impensé ».

Verlaine, dans sa conférence, désigne « Le P’tit Quinquin » comme une œuvre « française » quoiqu’écrite en patois – et surtout, comme une œuvre « universelle ». Et l’on est tenté alors d’appliquer à la langue la sentence (naïve peut-être, mais aussi subtile à sa façon) de François Mauriac selon laquelle « l’humanité tout entière tient dans ce paysan de chez nous, et tous les paysages du monde dans l’horizon familier à nos yeux d’enfant »   : pourquoi, en effet, l’esprit de « l’humanité tout entière » ne tiendrait-il pas dans un dialecte ou un patois ? C’est en tout cas l’avis de Verlaine, qui, décrivant le mouvement de renaissance littéraire des « Provinces » (qu’il nomme aussi les « patries »), affirme que si « l’art, au fond, n’a qu’une patrie », « les artistes ont chacun la leur, ou ils ne seraient pas des hommes »   .