Partant du mouvement des gilets jaunes, le démographe Hervé Le Bras met en lumière plusieurs paradoxes qui traversent la société française.
Pessimistes sur le plan collectif, enclins à se replier sur la sphère privée et obnubilés par l’argent , l’image des Français que nous renvoient les enquêtes nationales et internationales est tout sauf flatteuse. On peut douter que ces caractéristiques puissent expliquer, à elles seules, la montée de l’extrême droite (malgré la corrélation entre mal-être et vote extrême), qui progresse aussi ailleurs, mais il peut être tentant d’y rechercher une explication au mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci devenant par la même occasion le moyen d’ausculter les raisons d’un malaise français plus général. L’Observatoire du bien-être du Cepremap s’y est essayé dans une note où il fait le portrait de la France malheureuse qu’il identifie particulièrement aux villes moyennes ; Hervé Le Bras se livre à ce même exercice dans son dernier ouvrage : Se sentir mal dans une France qui va bien.
Malheur national, bonheur privé ?
Si les Français s’estiment très majoritairement heureux de vivre en France, une forte proportion d’entre eux multiplie toutefois, lorsqu’on les interroge, les appréciations négatives sur le pays et son avenir. Ce pessimisme, qui tranche avec le reste de l’Europe, englobe la plupart des institutions, avec une méfiance envers l’économie de marché, mais également envers l’Etat providence, pourtant particulièrement investi , et finalement une mauvaise opinion de leurs concitoyens. Il n’exonère finalement que la vie privée, et les réponses aux enquêtes montrent alors un écart parmi les plus importants de tous les pays de l’Union européenne entre le jugement porté par les individus concernant l’évolution de leur existence personnelle et celle de la situation du pays.
Or le passage en revue des grands domaines de la vie sociale, sur lesquels ont parfois porté au demeurant les revendications des Gilets jaunes, n’apporte guère d’explication à cela. Par rapport aux autres pays européens, la France figure parmi ceux où la pauvreté et les inégalités sont les mieux contenues et les mieux corrigées par les prestations sociales, l’accroissement des inégalités ne concernant que des groupes très minoritaires, particulièrement défavorisés ou au contraire très privilégiés. Elle a également l’une des plus hautes espérances de vie en Europe et l’une des plus faibles proportions de handicapés âgés, même si elle est aussi l’un des pays dont les citoyens se plaignent le plus de leur santé. La part du PIB consacrée aux retraites y est parmi les plus élevées en Europe, y compris lorsqu’on la ramène à la proportion des personnes âgées, alors même que l’âge de départ en retraite et la durée du travail sont parmi les plus faibles et que l’espérance de vie à la retraite est élevée. La France se situe par ailleurs dans la moyenne des pays européens s’agissant des transformations concernant la famille (que l’on mesure à travers la proportion de ménages isolés, de familles monoparentales ou le nombre de divorces), ou encore s’agissant du logement (où l’auteur pourfend au passage l’idée que celui-ci représenterait un coût plus faible en Allemagne), qui dépend beaucoup de la structure des ménages.
Les données qui permettraient de comparer entre ces pays les moyens alloués et les résultats obtenus en matière de sécurité, de police ou encore de justice ne sont pas disponibles au-delà de quelques indicateurs tels que le nombre d’homicides ou de prisonniers par exemple. Ces indicateurs montrent toutefois une position de la France nettement moins avantageuse que pour les domaines précédents, en particulier si on se limite aux pays d’Europe occidentale, même s’il ne paraît pas possible d’y voir une cause du pessimisme des Français ni de la révolte de certains d’entre eux à la fin de l’année 2018 et du soutien massif qu’ils ont alors reçu. Cela vaut également pour le nombre de décès par accidents de la route, où la France se situe au 13e rang européen.
Les territoires comme révélateurs et non causes de problèmes
Le Bras mobilise ensuite les ressources de la géographie et scrute alors en particulier les territoires qu’on a qualifiés de « périphériques ». Il est difficile, par manque d’observation statistique, de savoir qui sont les Gilets jaunes. L’estimation par le ministère de l’Intérieur du nombre de participants par départements à la première manifestation, le 17 novembre 2018, permet de tracer une carte de leur fréquence. Si cette carte ne ressemble à la répartition des votes d’aucune famille politique, elle ressemble en revanche beaucoup à plusieurs autres distributions (construites à partir de différents indicateurs) qui correspondent à ce qu’on a appelé la « France du vide », celle qui est peu peuplée et continue de se dépeupler, celle où les services publics ferment mais également les petits commerces, etc. Elle diffère en particulier de celle du vote FN, qui varie beaucoup d’une grande région à l’autre, et qui augmente certes au fur et à mesure qu’on s’éloigne des grandes villes (de plus de 100 000 habitants), mais qui chute ensuite fortement, au-delà de 40 ou 60 kilomètres, la baisse intervenant d’autant plus rapidement et plus fortement que la commune d’habitation est plus importante et peut alors faire pièce à la métropole. Ce qui tranche fondamentalement avec la distribution précédente.
A de nombreux égards, les territoires éloignés des grandes villes paraissent défavorisés. Le revenu médian disponible baisse fortement au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la première couronne de celles-ci, tout du moins jusqu’à une distance de 50 kilomètres, et c’est également le cas du nombre de cadres par rapport aux ouvriers , ou encore du niveau d’éducation. Pour autant, cet éloignement ne semble pas devoir s’accompagner d’un accroissement des problèmes sociaux. Ni le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans, ni la proportion de sans diplôme autre que le brevet parmi les jeunes adultes de 25 à 34 ans, ni la proportion des familles monoparentales par rapport à l’ensemble des familles, qui sont les indicateurs retenus par l’auteur, ne semblent en effet affectés par celui-ci. L’éloignement de la grande ville ne concentre donc pas les problèmes sociaux. Au contraire, ceux-ci sont plus aigus au centre qu’en périphérie proche ou lointaine, sachant qu’ils s’accroissent alors par ailleurs en fonction de la taille de la commune d’habitation. Il faut donc écarter une vision binaire de la société dans laquelle les problèmes augmenteraient à mesure que l’on s’éloigne des grandes agglomérations. Les territoires ne sont pas la cause des problèmes, ils en sont tout au plus le révélateur. Ce sont les écarts entre les situations personnelles qui grandissent, à mesure que l’on se rapproche des grands centres, ceux-ci offrant en effet l’espoir d’accéder à un statut supérieur, cela valant pour les plus aisés, mais également, dans une certaine mesure, pour les plus pauvres, tandis que les territoires éloignés protègent socialement (si on peut employer cette expression), en offrant en particulier un accès plus facile à la propriété de son logement. Cela pour autant, chose très importante, que leurs habitants puissent disposer d’un véhicule, d’où une sensibilité exacerbée à tout ce qui viendrait en accroître le coût.
Un hiatus entre éducation et emploi
Le chapitre suivant abandonne la géographie pour se pencher sur la question de l’éducation et de la mobilité sociale, ou, pour le dire autrement, du désajustement entre l’augmentation du niveau d’éducation et le glissement de l’échelle sociale vers les catégories supérieures, qui a été beaucoup moins rapide. Avec pour conséquence un fort ralentissement de l’ascension sociale, que semblent désormais corroborer différentes enquêtes et selon lesquelles la position de la France apparaît alors particulièrement désavantageuse par rapport aux autres pays européens.
Mutatis mutandis, la situation relative des hommes et des femmes se pose dans des termes analogues d’un hiatus entre éducation et emploi. La progression des taux d’emploi des femmes entre 1975 et 2017 a été particulièrement forte. Celles-ci ont également rejoint puis dépassé les hommes s’agissant du niveau d’éducation. Or à diplôme égal, les femmes sont loin d’avoir les mêmes positions sociales que les hommes. Cela est particulièrement visible aux plus hauts niveaux d’éducation. Le nombre de femmes ayant un diplôme du supérieur et faisant partie des cadres et professions libérales, rapporté au nombre de celles qui, également diplômées du supérieur, font partie des professions intermédiaires, est deux fois inférieur à celle des hommes. Cela à tous les âges, signe que la situation n’évolue guère. L’auteur le relie au fait que la proportion des femmes appartenant à une catégorie sociale supérieure à celle de leur mari est trois fois moins importante que l’inverse, une proportion qui n’a pas changé à vingt ans de distance, alors que le niveau d’éducation de celles-ci a entretemps supplanté celui des hommes. Les femmes tendent toujours en moyenne à se marier dans leur milieu social ou au-dessus, cela vient alors contrarier leur possible ascension sociale. L’ascendant éducatif pris par les femmes sur les hommes s’est heurté à un comportement anthropologique qui en a limité les avantages escomptés. L’argument laissera certainement un petit moment perplexe le lecteur non démographe et le raisonnement de l’auteur aurait sans doute mérité d’être ici davantage explicité. Le Bras note également, s’agissant de l’égalité hommes-femmes, que le rejet des stéréotypes, bien affirmé chez les Français et les Françaises, ne les engage toutefois pas à faire preuve de plus de volontarisme en la matière.
Finalement, au terme de ce passage en revue, où les Gilets jaunes ont surtout servi de prétexte, faute de pouvoir mobiliser des données d’enquêtes les concernant – et qui laisse de côté nombre de questions que pose ce mouvement (comme la libération de la parole pour ne prendre que cet exemple) – c'est ce hiatus entre éducation et emploi qui constituerait, selon Hervé Le Bras, la principale explication du pessimisme français.
Les solutions ne sont pas simples à concevoir ni faciles à mettre en œuvre. Elles se heurtent au mythe méritocratique, particulièrement prégnant s’agissant de la France, selon lequel l’éducation doit assurer la promotion sociale (et qui n’est pas pour rien dans la forte séparation qui existe dans notre pays entre le travail manuel et le travail intellectuel). « Le même dilemme est posé aux autres sociétés développées, mais elles s’en sont souvent mieux tirées. Dans certains cas, la durée des études n’a pas autant augmenté qu’en France ; dans la plupart des autres, l’emploi est moins lié au diplôme qu’à la personnalité, aux potentialités et aux expériences passées des candidats. Dans d’autres, enfin, par exemple en Finlande, l’éducation insiste plus sur la formation du caractère et de la personnalité que sur l’acquisition d’une compétence précise. Dans de nombreux pays, la spécialisation est tardive, par exemple au niveau des mastères. La France aura cependant de grandes difficultés à sortir de son mythe méritocratique et à s’inspirer des exemples étrangers » . Il s’agit en effet ici de représentations profondément ancrées dans la culture, qui ne collent plus à la réalité, et qui ont peu à voir avec des causes purement socio-économiques. A méditer, dans l’attente d’autres études qui pourront peut-être affiner ce diagnostic.