Si les arts modernes et contemporains peuvent être conciliés, c’est peut-être à partir de l’aspiration commune à bien des artistes : réenchanter la vie par l’art.

La relation de l’art et de la vie est une thématique qui traverse largement les XXe et XXIe siècles. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les théoriciens qui se posent prioritairement la question de ces relations. Les artistes eux-mêmes s’interrogent sur leur rapport à l’existence, au quotidien, à la vie sociale et politique. La question fonde ainsi de très nombreuses pratiques artistiques, et a donné lieu à de nombreuses assertions qui n’éclairent pourtant pas toujours sa finalité : l’art doit descendre dans la rue, l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art, etc. Autant de phrases que la lectrice ou le lecteur pourra réattribuer à tel ou tel auteur après la lecture de l’ouvrage de Maurice Fréchuret, historien de l’art et conservateur en chef du patrimoine, et par ailleurs auteur de nombreux ouvrages. A ce sujet, Robert Filliou déclarait, en 1970 : « Il est devenu à présent nécessaire d’incorporer la leçon de l’art comme liberté d’esprit dans le tissu de la vie de chacun, afin qu’elle devienne un art de vivre ».

Ainsi les liens entre art et vie sont l’affaire de tous et non seulement de quelques spécialistes au statut reconnu. Pourquoi ? Parce que, conçus comme une opposition, ces liens ont sans aucun doute des rapports avec la division du travail et l’économie de marché, à peine effleurée (quoique signalée) dans ce volume, mais aussi avec la part des citoyennes et des citoyens dans l’organisation de leur existence. Mais cela n’indique pas encore comment répondre à la question posée – comment et à quelles fins remanier les rapports entre art et vie ? –, sous réserve néanmoins qu’il le faille : faut-il alors qu’art et vie se confondent désormais, faut-il simplement que l’art fuie les espaces habituellement réservés à ses œuvres (musées, galeries), faut-il qu’il puise dans les ressources de l’existence une nouvelle force et vigueur ou qu’il innerve la vie, voire que ce soit la vie qui innerve l’art ? L’intérêt de cet ouvrage réside en ceci qu’il est composé d’une série de quinze fiches détaillant les positions – sur ce plan des rapports art et vie et de leur finalité (bonheur, nouveau régime, modification de soi, etc.) –, d’artistes singuliers ou de groupes d’artistes (Dada, Surréalisme, Suprématisme, Fluxus…), tout en traversant la planète lorsque cela se révèle nécessaire : Europe, Brésil, Japon…

Plusieurs questions se posent cependant, portant autant sur la configuration de l’ouvrage qui manque de synthèse et d’un travail conceptuel (signalé et justifié dans la postface de Joseph Mouton), que sur les suites à donner à ce répertoire. En l’occurrence, une note référant à Éric de Chassey indique que l’opposition entre l’art et la vie est la marque d’une époque (passée, close, périmée ?), d’une expérience très actuelle.

 

Le reproche

L’ensemble de cette exploration n’a cependant de signification que si l’on revient d’abord sur les termes de ce débat, à supposer même que les termes en aient été élaborés à un moment ou un autre. Certes, on connaît le reproche : art et vie seraient séparés, à la fois par la conception que s’en font les artistes (élitisme), et par la destination des œuvres aux cabinets privés de collectionneurs ou aux institutions d’État cloisonnées de la culture légitime, commerciale ou universitaire. On ajoute à ce couplage un « désormais » (ils seraient « désormais » séparés, soit « ils ne l’étaient pas avant »), ce qui, pour l’orateur, accentue d’autant les défauts du contemporain, dont on sait au moins que, depuis longtemps, il ne manifeste plus pour la vie active des envies de représentation-figuration, laquelle est considérée comme rétrograde dans les pratiques contemporaines. D'importants théoriciens ont tenté de fonder ce parti pris : John Dewey, par exemple, mais aussi Theodor W. Adorno et Henri Lefebvre (cités par l’auteur).

Sous le coup du souci de réconciliation de l’art et de la vie, en forme de reproche à l’égard des institutions et de la société qui les auraient séparés, des artistes se lancent donc dans une tentative de réaliser leur rapprochement… en muant les musées en centres de vie, en requérant le souci des conditions de vie du « peuple », en révélant le merveilleux de la vie quotidienne, en cherchant à révolutionner tant l’art que la vie afin de leur permettre de coïncider. De nombreux mouvements artistiques, en général bien connus, se lancent dans cette bataille vis-à-vis d’eux-mêmes. D’une certaine manière, l’art nouveau, avec ses figures serpentines et des fontes cintrées, dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, sert de modèle, dès lors qu’il impulse des recherches portant sur la rupture nécessaire avec les modèles d’organisation des arts du passé. Les artistes de ce mouvement ont à leur disposition des ressources nouvelles : l’image imprimée, les techniques photographiques, l’ouverture des musées-bibliothèques, etc. L’idée germe de trouver l’art dans tout. Suivront alors des mouvements plus directement inspirés par le refus de la séparation entre art et vie : l’art social, le Bauhaus, le Futurisme, etc., lesquels organisent le travail de quelques artistes militants voulant ancrer le questionnement artistique dans le mouvement social… Mais la question demeure de savoir si ces thèmes contribuent vraiment à changer la situation sociale des arts (et au profit de quoi ?) ou s’ils se contentent de constituer une force grâce à laquelle peuvent (ou ont pu) émerger des œuvres nouvelles.

Que le problème soit posé, réfléchi et conceptualisé, inquiète peu en général, l’art participant toujours de la société et de la vie sociale. Mais certes à des titres différents selon les époques, et selon ce que l’on entend par le terme « art ».

 

Faire table rase de l’art ne change pas la vie

Le travail de Maurice Fréchuret veut faciliter l’étude des sources artistiques de ce propos sur la séparation / réconciliation art et vie et son fonctionnement dans le travail des artistes, dans le cadre historique imparti (XXe-XXIe siècles). Comment un tel questionnement sur l’apparent confinement des arts et des artistes leur est advenu ? Quelle conviction saisit par exemple un Malevitch affirmant que le suprématisme peut apporter quelque chose à la vie (1919), vie sous le signe de laquelle l’artiste place son œuvre entière ? Pourquoi et comment vouloir dépasser la pratique artistique séparée de la vie (à condition qu’elle le soit), en la muant en forme de vie ?

Encore faut-il distinguer : s’agit-il de formes de vie de l’artiste pris pour le dépositaire de l’art ? Par exemple en rapport avec son style de vie : « Mon art serait de vivre » dit Duchamp, « Je suis le poète de ma vie » dit Francis Picabia, « Créer signifie vivre » écrit Malevitch. S’agit-il de formes de vie proposées au public ? Le premier cas concerne les seuls créateurs, et il est aisé d’en dépouiller les traits, par exemple chez Fluxus ou Arts & Crafts. Pour le second cas, le résultat est moins facile à saisir. Il est à noter cependant que ces perspectives, à l’origine ambitieuses, à tout le moins généreuses, débouchent finalement sur de simples styles bientôt voués à valoriser la distinction sociale.

En fin de compte, l’ouvrage nous propose plutôt de répertorier des cas. Dès 1908, par exemple, le futurisme lance ses invectives contre la société, voulant se débarrasser de beaucoup de choses et chanter les grandes foules, le plaisir et la révolte, les gares, les paquebots… Les temps révolus sont à rejeter. De nouvelles valeurs sont promues : mise en danger, énergie, témérité, courage, audace. Il convient de faire table rase du passé et de valoriser le futur comme garant d’une modernité salvatrice. Les futuristes veulent instaurer non seulement une nouvelle sensibilité artistique, mais encore l’espérance d’un changement profond de la vie par les progrès. L’art doit être dépassé au profit d’une vie nouvelle, ce qui n’est pas exactement la transformation de la vie par l’art. On sait cependant que le futurisme, sombrant du côté de Mussolini et l’idéologie fasciste, ne pourra finalement prendre assise dans l’histoire sociale et politique. En un mot, il échoue à transformer véritablement la vie.

Mais qu’en est-il de Dada (selon le double vocable roumain, « da, da » , « oui, oui ») ? Ce mouvement prétend dépasser l’art en tant que pratique dissociée de la vie. Tel fut le but assigné à ce mouvement par ces artistes pratiquant le rire et la dérision. On connaît le point de départ : Zurich et le Cabaret Voltaire. Il devait permettre de célébrer l’art le plus nouveau dans un bruyant cri contre la guerre, puis contre les croyances, la morale bourgeoise, etc. Critique et liberté devaient s’y conjuguer. Pour les dadaïstes, la vie doit l’emporter sur toute expression de la vie. Ainsi s’opposent-ils à l’art (confiné) qui conserve son aura prestigieuse. C’est celui-ci qu’il faut combattre avec les armes de la critique la plus tranchée… L’art étant le résultat d’une expérience vécue et d’une joie de vivre, il faut lui redonner cette expérience. L’art fait partie de la vie. Il se confond même avec elle. De là l’idée de rabattre l’art dans le champ du quotidien. Ces artistes rêvaient de produire un art qui ne soit pas en opposition à la vie, mais qui pourrait se montrer capable d’en révéler la belle énergie. Mais c’est l’art qui s’est trouvé vivifié par la vie plutôt que le contraire.

 

Changer la vie parce que la vraie vie est absente

On peut puiser dans l’ouvrage différentes formules consacrant cette volonté de travailler sur le rapport entre art et vie. Cela peut aller de : « Il faut abolir l’art pour faire place à la vie », « Réalisons l’art dans la vie », « Fusionnons l’art et la vie », « Mêlons art et vie », « L’art doit enrichir la vie ou la vie doit réveiller l’art », jusqu’à : « Tous artistes », ou encore « Que l’art et la vie échangent mutuellement leurs impulsions ». La liste n’est pas exhaustive, elle est même inachevable du moins tant que les artistes ont de l’imagination et que « art » et « vie » ne s’identifient pas. C’est d’ailleurs là que la difficulté revient : il est trop d’imprécisions (non pas du fait de Fréchuret) sur « art » et sur « vie » pour que le débat puisse prendre fin. Le flou des usages permet une extension presque infinie des rapports possibles.

On sait, depuis Arthur Rimbaud et Karl Marx, sans doute selon la mythologie moderniste, que la vie n’est que grisaille, aliénation et entrave. La vie quotidienne a amené progressivement à une réification accélérée des humains (prendre le métro, écouter la radio, se brosser les dents…). La valeur marchande a réussi à prendre le dessus sur toutes les autres valeurs. C’est ce constat qui a conduit à l’idée selon laquelle l’art doit s’accaparer la vie pour la transformer. Mais, pour citer un autre exemple, l’axe change avec les Surréalistes. Pour eux, il est nécessaire d’associer les pratiques artistiques au déroulé de l’existence. Encore faut-il que l’art reste dans un rapport de doute avec elle. La vie n’est qu’une plateforme dans laquelle puiser des éléments, mais il faut s’élever à la surréalité. Mieux vaut la réalité supérieure que la transformation de la réalité nue. Les affirmations de Breton réservent souvent une place à la vie sans pour autant engager avec elle le rapport de congruence immédiat recherché par beaucoup. Il n’est pas question d’une fusion art et vie. Le quotidien est-il si merveilleux, même si une excursion en lui consigne du pittoresque, du troublant, des opportunités… En cela, souhaiter le changement ne revient pas à le produire. Ainsi l’exprime Guy Debord à l’égard du Surréalisme : ce mouvement a voulu réaliser l’art sans le supprimer. D’autres cas confondent le projet de conjuguer ensemble l’art et la vie avec l’idée que l’art doit occuper la vie.

 

Mêler l’art à la vie

Il y a aussi ceux qui ont le projet de mêler l’art à la vie, par le biais de l’espace public et de l’espace d’habitation qu’ils veulent investir. Ils veulent se mettre en phase avec l’homme nouveau. Ainsi s’exprime Piet Mondrian, cherchant à favoriser l’émergence d’un monde nouveau. Mais dépeindre un monde nouveau n’est pas le réaliser. L’art est un palliatif aussi longtemps que sera insuffisante la beauté de la vie. Tenter de réaliser la plastique pure dans la réalité, c’est certes se libérer de la pression de la nature, mais cela ne suffit pas encore. Dès lors, son atelier devient un appartement témoin (que présentent les photos d’André Kertész), la préfiguration d’une vie nouvelle. Par l’ordonnancement rigoureux de son propre espace intérieur, Mondrian prétend pénétrer les sphères de la vie et entreprendre une révolution de la vie quotidienne (dans laquelle le suivront Jean Gorin, Fernand Léger...).

Le Bauhaus joue une autre carte, celle de la mutation complète du rapport habituel de l’art et de la vie. L’art n’est plus le produit d’une activité séparée de la vie mais le fruit d’une pratique issue de la vie et en osmose avec elle. L’art est un environnement dans lequel on habite. Aussi convient-il de donner une forme aux activités de la vie, en utilisant les œuvres d’art. Et si la communauté rêvée par le Bauhaus ne se réalisera pas sous la forme envisagée, il convient de reconnaitre qu’au plan formel il a su séduire les constructeurs de tous bords.

Un troisième cas se rencontre avec les artistes russes, dont on a parlé encore récemment, en référence à l’atelier de Vitebsk et au travail de Kazimir Malevitch : « Nos ateliers ne peignent plus de tableaux, ils bâtissent les formes de la vie », dit-il. Est-ce une manière de soumettre l’art à la vie ? Pourtant, affirme Fréchuret, l’entreprise fut inefficace. En est-il de même pour Tatline, Lissitzky, Rodtchenko qui, ensemble proclament que l’art qui n’est pas entré dans la vie est une antiquité ? Il faut donc être en phase avec le projet révolutionnaire, s’affranchir de la tyrannie des canons classiques. Mais aussi, agir moins sur la vie que sur la production industrielle qui va changer la vie. Voilà qui revient à poser d’abord le problème du rôle de l’art dans la production, et de la manière dont l’artiste devient ouvrier.

 

Réduire un écart

En somme, l’ouvrage nous parle des mille et une manières de solliciter le couple art et vie, en repensant la situation ou le rôle des artistes dans la société. Quoi qu’on en pense, il est clair que l’art a des rapports avec la vie (l’existence individuelle et l’existence sociale et politique). Peut-être que le formalisme de l’énoncé est un peu fautif ? La question taraude encore les contemporains, en particulier les performeuses et performeurs qui déploient des approches furtives et à faible coefficient de visibilité de la vie. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage s’y consacrent. L’art doit-il être mis au service de la vie ? Artistes et théoriciens se calent encore très souvent sur ce questionnement, même si d’autres s’en éloignent un peu ou s’inquiètent de cette question autrement (par exemple par la déambulation urbaine, comme il en va chez Sophie Calle ou André Cadere). Certains diffusent l’art dans la vie courante par des objets dont les visiteurs d’exposition peuvent s’emparer. D’autres s’attaquent à l’histoire de leur pays et aux « mentalités » dans des actions publiques. D’autres encore se soucient d’un art relationnel. Bref, l’affaire n’est pas close. Et il faudra bientôt rajouter des fiches à cette exploration, en les précisant, si d’aventure les artistes travaillent aussi les finalités de cette option.