La masturbation n'est pas une pratique spécifique à notre époque. Mais sur cette question, le XVIIIe siècle est encore loin d'être celui de la liberté des mœurs.

Echos des Lumières est un nouveau projet animé par des doctorants en histoire moderne, destiné à explorer les relations entre l'actualité et le XVIIIe siècle. 

 

Une étude récente a révélé que 92% des hommes et 72% des femmes se masturbaient. À défaut d’être tabou, le sujet est relativement peu abordé dans les conversations, signe que, même si cette pratique est jugée positive par les personnes qui s’y adonnent, elle reste parfois difficile à évoquer, en particulier dans le couple. Si le XVIIIe siècle apparaît incontestablement comme le temps de la médicalisation du corps, la masturbation demeure assez largement condamnée, mais de moins en moins pour des raisons théologiques…

 

Un discours répressif

La lutte contre la masturbation est l’un des principaux chevaux de bataille du XVIIIe siècle.  Une partie de la littérature du temps fait la part belle à la nécessaire répression d’une pratique jugée immorale. En 1710, le docteur Bekker publie à Londres Onan, ou le péché affreux d’onanisme, ouvrant de la sorte un siècle où paraîtront 73 ouvrages sur le sujet, sous forme de brochures, livres ou articles. Un demi-siècle après, en 1760, Dutoit Manbrini fait paraître à la Lausanne un ouvrage intitulé De l’onanisme, ou Discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs, dans lequel il écrit :

« Je ne crois pas qu’on ait encore écrit en français sur cette matière, et néanmoins le torrent ravage ; cette manière de libertinage est, dit-on, portée aux derniers excès parmi la jeunesse. C’est une infernale épidémie qui répand son infection de proche en proche. Comment pourrait-on ne pas opposer quelque contrepoison à cette coupe de l’éducation, présentée par tant d’émissaires de l’ennemi, et que la jeunesse reçoit et donne tour à tour. »

Les années 1760 semblent ainsi marquer une inflexion majeure dans la réflexion sur la masturbation, car avant cette période, peu de publications sont consacrées à la question. Un cran est franchi avec la parution de L’Onanisme, rédigé par le médecin Samuel Auguste Tissot, une dissertation qui devient un véritable best-seller médical, faisant l’objet de treize rééditions jusqu’en 1813 et de traductions en anglais et en italien.

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Avec Tissot, le discours se départit progressivement de toute considération théologique pour embrasser une perspective médicale, le péché de l’onanisme n’étant plus un péché contre Dieu, mais contre l’ordre naturel. Rejetant les positions de Bekker comme autant de « trivialités théologiques et morales », Tissot plaide en faveur d’une vision exclusivement médicale de la question. Si la masturbation dégrade, salit et avilit, c’est désormais parce qu’il est établi qu’elle perturbe le fonctionnement de l’organisme.

 

Le médecin et le plaisir

Alors que la médecine s’intéresse de plus en plus aux déterminations environnementales dans l’apparition et la propagation des maladies, elle porte un regard sur les conditions sociales qui rendent possibles des pratiques jugées « contre-nature » et auxquelles les deux sexes se livrent indistinctement. L’Encyclopédie méthodique de Moreau et Vicq d’Azyr rapporte les analyses de Tissot, qui fait de la masturbation un phénomène principalement urbain, puisque les médecins jugent que les mœurs y sont plus corrompues que dans les campagnes. Aussi, l’onanisme n’est-il pas le propre de cette jeunesse et de cette adolescence dépravées et oisives ? Car la masturbation a bel et bien des racines sociales. Les topographies médicales, à l’instar de celle de Chambéry en 1787, s’alarment du fait que cette pratique se répand d’autant plus facilement que les jeunes s’entassent dans des pensions encombrées. Ainsi, « le gouvernement devrait veiller dans ces sortes de maisons avec le soin le plus scrupuleux ».

Si le discours médical se fait volontiers moralisateur en dépit de ce qu’il affiche, redoutant au passage l’emprise psychologique sur les individus s’adonnant à l’onanisme, il s’alarme surtout des conséquences physiologiques de la masturbation sur les hommes. Ainsi, cette dernière occasionnerait, selon Tissot, une altération totale du fonctionnement de l’estomac, caractérisée par une perte d’appétit, des appétits irréguliers, des douleurs lancinantes durant la digestion, ou encore des vomissements. Mais ce n’est pas tout… La masturbation affecterait également l’appareil respiratoire en provoquant une toux sèche, des enrouements, de la faiblesse dans la voix voire des essoufflements au moindre mouvement, et elle dérègle le système nerveux en affaiblissant le fonctionnement de la mémoire. Si on ajoute à ce palimpseste pathologique la pâleur du visage, des boutons qui éclosent dessus, en particulier au front, sur les tempes et auprès du nez, ainsi que l’amaigrissement qu’elle pourrait entraîner, il semble clair qu’à la lecture de ces lignes, on ne devait plus vraiment avoir envie de se masturber… Et les femmes ne semblent vraiment pas en reste :

« La masturbation produit chez les femmes les mêmes désordres que chez les hommes ; elles deviennent hystériques ; elles sont sujettes à des jaunisses incurables, à des crampes violentes et douloureuses de l’estomac, &c., à des douleurs vives, dures […]. La maigreur du visage, le teint plombé, la rudesse de la peau sont les signes visibles de cette habitude chez elles. Leurs lèvres perdent leur couleur vermeille, les dents leur blancheur, leurs yeux leur éclat ; les mouvements de ces derniers sont languissants. »

Le problème est que la masturbation provoque la perte de la semence et des sécrétions vaginales, dont on estime qu’elles sont toutes deux autant nécessaires à la génération et qu’elles jouent un rôle identique de régulateur de la santé. Ces considérations s’inscrivent dans un vaste schéma explicatif des pertes séminales et, plus largement, des pertes animales. Car si « nos corps perdent continuellement », il convient de préserver une quantité d’humeurs suffisantes afin de ne pas nous épuiser et de préserver notre organisme. Au XVIIIe siècle, la médecine, d’inspiration néo-hippocratique, accorde en effet une place prépondérante aux « humeurs » qui régissent la physiologie humaine, et la liqueur séminale, à l’instar des vases communicants, joue un rôle clé dans l’équilibre des autres humeurs. On estime même qu’elle entretient des liens, certes difficiles à définir, avec certaines parties du corps, comme les yeux et le cerveau.

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Les implications de ce réquisitoire contre l’onanisme sont évidemment philosophiques, car contrairement à l’exercice répété du coït, la masturbation place les individus sous l’empire des passions et du désir, dans lequel il n’est plus de limites ni de pouvoir de la volonté. Quoique Jacques-Louis Moreau partage largement la vision de Tissot sur ce « crime antisocial » à perdre son sang-froid lorsqu’il n’est pas activement combattu, il se montre en revanche plus dubitatif sur les dangers sanitaires réels de l’onanisme, estimant que cette « habitude détestable n’est point aussi meurtrière qu’il l’assure ». D’une part, beaucoup d’individus pratiquaient la masturbation pendant plusieurs années sans qu’elle ne modifiât réellement leur état de santé et, d’autre part, les symptômes précédemment évoqués par Tissot pouvaient correspondre à d’autres maladies. L’Encyclopédie méthodique reconnaît cependant que ces petits plaisirs personnels peuvent troubler en profondeur le fonctionnement de l’organisme, en particulier chez la femme, où ils désorganisent « la matrice, la vessie, le clitoris et les parties adjacentes » et se montrent encore plus préjudiciables. Moreau relate ainsi l’histoire d’une jeune femme âgée de 17 ans clouée au lit depuis un an et ne pouvant plus supporter la lumière. Des douleurs à la vessie et un arrêt des urines avaient nécessité son intervention ainsi que celle d’un chirurgien… Et quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils découvrirent dans le corps de la patiente des morceaux de tuyau de pipe de terre blanche ou encore le fragment d’un manche d’une cafetière long de trois pouces, manifestement utilisés en guise de sextoys !

 

Traiter la masturbation ?

Outre qu’elle est moralement condamnable, la masturbation conduit surtout à se détourner de la sexualité légitime, c’est-à-dire celle menant à la procréation. Les raisons de ce discours sont ainsi principalement démographiques. À une époque où l’économie politique émerge et où la question de la population devient centrale dans les réflexions des philosophes, juristes et économistes, il s’agit d’endiguer tout ce qui contreviendrait à l’accroissement des forces productives. Tissot prescrit alors toute une série de recommandations pour en finir avec cette habitude mauvaise et inféconde : faire un séjour à la campagne en bénéficiant de son air revigorant, se livrer à un exercice physique salvateur, jouer à la boule, au billard ou aux quilles, se nourrir de gelées animales aromatisées, d’œufs frais, de viandes rôties, ou encore de lait de vache et de chèvre. À ces recommandations relatives à l’hygiène de vie convient-il d’ajouter l’utilisation du quinquina, de la crème de tartre, de la cannelle, des vins d’Espagne ou du lait de beurre. Un bon bain froid, sept ou huit heures de sommeil, et vous voilà parés pour faire face à la tentation !

 

Si les médecins des Lumières réprouvaient la masturbation, leurs écrits témoignaient d’une sécularisation du discours sur l’onanisme, où thérapeutique médicale allait de pair avec thérapeutique sociale. Si l’accent était toujours mis sur la culpabilité, et qu’il n’a pas fallu attendre le XVIIIe siècle pour se masturber, l’époque innova grandement en considérant cette pratique comme une pathologie, explicable rationnellement et guérissable dès lors qu’elle était identifiée comme telle. Les jalons sont donc jetés pour la chasse aux masturbateurs durant le prude XIXesiècle, temps par excellence d’un imaginaire social bourgeois contaminé par ces préoccupations.

 

Pour aller plus loin

- Jean-Philippe Dutoit-Mambrini, De l’onanisme : ou Discours philosophique et moral sur la luxure artificielle, Lausanne, Antoine Chapuis, 1760.

- Jacques-Louis Moreau et Félix Vicq d’Azyr, Encyclopédie méthodique. Médecine, Paris, H. Agasse, 1808, t. VIII.

- Théodore Tarczylo, « “Prêtons la main à la nature…”. L’onanisme de Tissot »Dix-huitième siècle, n° 12, 1980, p. 79-96.

è Théodore Tarczylo, Sexe et liberté au siècle des Lumières, Paris, Presses de la Renaissance, 1983.

- Du Moyen Âge… : https://actuelmoyenage.wordpress.com/2019/05/16/la-femme-le-pretre-et-le-sextoy/

- … À l’époque contemporaine : https://www.youtube.com/watch?v=aiIPNwG10RE&t

 

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