Victor de Oliveira propose une lecture de Pessoa, un homme-monde dans le cadre de la serre du Jardin des Plantes de Nantes.

* Cet entretien a été réalisé dans le cadre du partenariat de Nonfiction avec le festival Nous Autres de Nantes (14-16 juin 2019) qui réunit artistes, historiens, conservateurs et amateurs pour proposer une autre manière de faire de l'histoire. Retrouvez tous nos articles sur le sujet ici.

 

« J’ai toujours vu le monde indépendamment de moi. Derrière tout cela, j’ai toujours gardé très vives mes sensations, et cela constituait un autre monde. » En quête du souffle juste et du vrai de la langue, Victor de Oliveira rend à Pessoa son unique et énigmatique fragilité dans une lecture sensible au cœur d’une serre du jardin des Plantes.

 

Nonfiction : Victor de Oliveira, pourquoi une lecture de Pessoa au festival Nous autres ?

Victor de Oliveira : Il y a quelques années j’avais fait une lecture des textes de Pessoa dans le cadre du Festival Atlantide, au Château des Ducs de Bretagne. Catherine Blondeau, directrice du Grand T, y avait assisté. Le lien qu’elle a pu faire entre les textes qu’elle a pu entendre et le thème du Festival Nous autres, « L’homme monde », me parait presque une évidence.

Pessoa, en effet, est l’auteur des hétéronymes. Cet humble employé de bureau s’est inventé, à travers la littérature, un monde peuplé d’êtres aussi géniaux que différents : non seulement ses personnages mais les auteurs mêmes de ses propres livres font partie de la fiction. En cela il a été, à sa façon, un Homme-Monde.

Pessoa en portugais veut dire Personne. Cet auteur magnifique a vécu sa propre vie à travers ces « autres » auteurs qu’il créait, justifiant le terme d’hétéronymes plutôt que de pseudonymes, puisqu’il créait une vie pour chacun d’eux : Ricardo Reis, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Bernardo Soares et d’autres encore. Tous ont une histoire différente, une écriture différente, une œuvre différente. Cette façon de regarder l’Autre à travers le regard « d’un autre soi-même » est absolument vertigineuse et cela a donné lieu à certains des plus beaux poèmes de la littérature portugaise.

 

 

 

Quels textes avez-vous choisi de lire ?

Essentiellement les textes appartenant au Livre de l’intranquillité, écrit par un de ses hétéronymes, Bernardo Soares. C’est un de mes livres de chevet, un de ces livres où on revient sans cesse. On l’ouvre au hasard, on lit un court extrait, deux, trois pages, et ces pages suffisent pour un long moment. Elles nous transportent, elles nous aident souvent à voir plus clair, ou du moins à voir autrement, à sentir autrement la vie, les êtres, nous-mêmes.

Au milieu de ces textes du Livre de l’intranquillité, j’ai inséré quelques poèmes de Alvaro de Campos, son hétéronyme le plus théâtral. C’est en effet un poète « sensationniste » pour lequel rien ne vaut plus que les sensations, rien ne vaut plus qu’être au présent. Il cherche le « tout sentir à tout instant », le « sentir avant tout ». Des poèmes tels que Bureau de tabac ou Ode à Walt Whitman  sont des chefs d’œuvres qui nous conduisent à voir autrement. Ils nous élèvent et, comme le fait Spinoza, ils font l’éloge de l’éternité de l’instant présent.

 

Qu’est-ce qu’une lecture sensible ?

Catherine Blondeau a décidé de l’appeler ainsi ; j’imagine qu’elle se souvient des sensations qu’elle a dû éprouver lors de la première lecture. Je présume que « sensible » est lié non seulement à l’extrême sensibilité de l’écriture de Pessoa mais aussi à l’état dans lequel son écriture nous plonge. Sa terrible lucidité et son énorme capacité à déceler les tréfonds de l’âme humaine sont si puissants qu’elles nous laissent K.O.

A la lecture, tout est question de justesse, de souffle, de respiration et d’écoute extrême, de celui qui lit comme de celui qui écoute.

 

 

 

L’écriture de Pessoa est-elle d’un abord difficile ?

Personnellement, je ne le pense pas. Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une écriture facile d’accès mais mon expérience me montre qu’elle parvient pourtant à tous. Il suffit de trouver le ton juste, il suffit d’entendre le bon rythme, il suffit de creuser le sens, les sens. Et bien sûr, je dis, « il suffit » tout en sachant que cela est loin d’être évident. Mais si on trouve le ton juste et la bonne écoute, ces textes sont d’une évidence désarmante et d’une beauté renversante. Il suffit alors de se laisser transporter, de voyager avec Pessoa.

 

Comment allez-vous utiliser ce lieu particulier : une serre du Jardin des Plantes ?

Il s’agit d’un très beau lieu, très inspirant, mais également très difficile pour une lecture à cause des nuisances sonores et éventuellement de la chaleur. En le découvrant, toutefois, j’ai été saisi par l’enjeu : c’est un beau défi à relever qui pourrait donner un très beau moment de partage.

Dans cette serre, nous sommes en quelque sorte en extérieur, entourés d’arbres, et nous avons « la vie » du dehors un peu partout. Nous ne sommes pas enfermés dans une salle sombre avec une lumière artificielle. Or la lumière, la nature et même les bruits de la ville font partie intégrante de l’œuvre de Pessoa. C’est un citadin, qui a vécu la majorité de sa vie au cœur de la ville de Lisbonne et qui a écrit à partir de là, à partir des gens qu’il croisait dans la rue, des employés de bureau, des femmes de ménage, des conducteurs de bus, des vendeurs de glace, de tout ce monde qui peuple une ville, qui rêve, pleure, rit, comme chacun de nous. Les « personnages » de l’œuvre de Pessoa sont des miroirs de la société et il me semble que partager ces textes au cœur de la cité, avec la lumière, les bruits, les odeurs de la cité, pourra donner encore plus de sens et de concret à son écriture.

 

 

Quels effets sur le public escomptez-vous ?

Si le temps aide, j’aimerais que le public puisse apprécier la chance que nous avons de partager un moment comme celui-là dans un lieu si particulier. J’aimerais qu’il puisse entendre la langue de Pessoa, entouré de cette magie végétale et urbaine à la fois.

Il s’agit d’un voyage, un voyage intérieur bien sûr, mais aussi un voyage au cœur de l’œuvre et au cœur de la ville. Pas seulement de la ville de Lisbonne, mais de toutes les villes peuplées par des milliers de « personnes » qui cherchent un sens à ce qu’ils font, à ce qu’ils sont.

Pessoa m’accompagne depuis mon adolescence vécue au Portugal. Il est toujours là, tout près de moi. J’y reviens sans cesse. À chaque fois, si les mots sont les mêmes, le sens change, mon regard change, et donc la façon de les dire, de les jouer, ne peut que changer. Il s’agira d’un dialogue entre les pensées, le regard de l’auteur et le public. Et même si l’articulation des textes ne crée pas une histoire, l’histoire se construit au fur et à mesure en nous, non pas d’une façon narrative et linéaire, mais dans notre regard de spectateur qui lui confère un sens tout à fait personnel.

Le concept de l’homme-monde va parfaitement à Pessoa. C’est ce qu’il a été toute sa vie. Un homme, des hommes et un monde en soi. Dans un de ces plus beaux poèmes il écrit :

Je ne suis rien

Je ne serai jamais rien

Je ne peux vouloir être rien

Cela dit je porte en moi tous les rêves du monde…

Voilà ce dont il s’agit. De porter en soi tous les rêves du monde et de les partager à travers l’écriture. Cette ouverture à l’autre, cette attention particulière, ce regard si aiguisé et bienveillant porté à l’Autre.

 

Les lointains intérieurs de Fernando Pessoa, Lecture sensible par Victor de Oliveira

Dimanche 16 juin, 16h00, à la Serre de l’île aux palmiers

 

Victor de Oliveira dans Tous des Oiseaux de Wajdi Mouawad

 

Bio : Comédien, metteur en scène. Né au Mozambique, Victor de Oliveira commence le théâtre à Lisbonne. Il rejoint Paris en 1994 et entre au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. En 2014, il joue sous la direction de Wajdi Mouawad dans Des Héros (Œdipe-Roi et Ajax de Sophocle) créé au Grand T et repris en tournée internationale ; en 2015 avec Alexis Armengol dans À ce projet personne ne s’opposait de Marc Blanchet, à partir du mythe de Prométhée, présenté au La Colline Théâtre National ; en 2016 avec Stanislas Nordey dans la reprise de Incendies de Wajdi Mouawad et Erich von Stroheim de Christophe Pellet. En 2016, il traduit, interprète et met en scène Clôture de l’amour de Pascal Rambert au Théâtre Culturgest à Lisbonne. Il joue en 2017 sous la direction de Wajdi Mouawad dans Tous des oiseaux (présenté au Grand T en novembre 2018). Entre 2004 et 2011, il est membre du Comité de lecture de La Mousson d’été et participe à des lectures dirigées par Michel Dydim, David Lescot, Véronique Bellegarde, Laurent Vacher, Pierre Pradinas, Claude Guerre, Laurent Gutmann... Il est régulièrement invité pour des lectures radiophoniques sur France Culture et RFI (Radio France International). Parallèlement à son travail d’acteur et metteur en scène, il développe un travail de formation auprès de jeunes acteurs. Il enseigne à l’Institut d’études théâtrales de l’Université Sorbonne-Nouvelle, Paris 3 et intervient à l’École Supérieur d’Art Dramatique de Paris.