Deux comédiennes s’emparent d’écrits féministes de toutes les aires culturelles pour une tentative de cartographie historique des féminismes-monde.

* Cet entretien a été réalisé dans le cadre du partenariat de Nonfiction avec le festival Nous Autres de Nantes (14-16 juin 2019) qui réunit artistes, historiens, conservateurs et amateurs pour proposer une autre manière de faire de l'histoire. Retrouvez tous nos articles sur le sujet ici.


 

Nonfiction : Marie-Laure Crochant, Mélanie Traversier, comment fait-on de la « cartographie historique » sur un plateau de théâtre ?

Mélanie Traversier : En construisant, par exemple, des capsules… ! Le mot « Capsule » vient du latin capsula qui veut dire coffret. Un petit trésor et aussi une boîte de secours, une malle au trésor poétique, militante, entraînante où hommes et femmes et autres peuvent se retrouver dans le partage de textes qui sont parfois connus, ou qui ont été oubliés, ou que nous avons exhumés et maintenant remis en voix.

Marie-Laure Crochant : Capsule féministe c’est aussi l’idée de créer une joyeuse effervescence, une capsule qui renferme un élixir ou même un virus pour inviter les spectatrices et spectateurs à prolonger toutes ces lectures par elles-mêmes, par eux-mêmes.

MT : Nos capsules relèvent de la performance. Il y aura de la proclamation, de la profération, de la lecture – un éventail de prises de paroles successives ou chorales. Tout en étant très différentes l’une de l’autre nous incarnons en effet une sorte d’être féminin gémellaire, ce qui nous conduit à des chœurs à deux voix, qui sont aussi des cœurs battant – et même vaillant.

 

 

M-LC : Il faut préciser aussi la présence d’un tiers. Pour nous il était important qu’il y ait avec nous un homme qui vienne accompagner notre duo. Stéphane Fromentin, tour à tour derrière son ordinateur ou sa guitare électrique, s’exprime avec nous de manière musicale et sonore. Il complète cette dynamique créative que nous essayons « d’encapsuler » pour en faire une dose d’humanité forte.

MT : Il s’agit d’un parcours à la fois militant, poétique et joyeux. Très loin de toute agressivité anti-phallocrate, qui court le risque d’être contreproductive. Plutôt un essai de militantisme théâtral qui se veut entraînant et englobant.

M-LC : Et pour insister sur ce point : nous voudrions que la salle soit mixte, autant remplie d’hommes que de femmes, car c’est là notre public naturel. Jouer devant une assemblée 100 % féminine serait un peu dommage et réducteur. Notre projet n’est pas d’exclure, bien au contraire, mais de donner – de donner à entendre, à réfléchir, à désirer savoir. Cette question du féminisme doit être abordée de manière non-genrée car autrement on n’avance pas.

 

 

De quoi parlent ces textes ?

MT : Certains sont des plongées dans des destins singuliers, d’autres des évocations beaucoup plus universelles qui peuvent concerner toutes les femmes, quels que soient leur origine géographique, leur siècle de naissance, leur culture, leur langue, leur histoire, leur destin sociologique.

Nous ne voulions pas en rester aux grandes références du féminisme occidental. Il nous fallait trouver des paroles de femmes – qui ne se sont pas toujours proclamées féministes – exprimant ce que c’est que d’être une femme hier comme aujourd’hui, cherchant les ressources de l’émancipation et luttant contre l’adversité, qu’il s’agisse d’une adversité de genre, ou d’une adversité économique, morale, sociale, politique.

 

 

Comment avez-vous composé les trois spectacles ?

M-LC : Pour chacune des trois capsules nous avons cherché une thématique différente et un fil rouge particulier qui nous permettent de conter une histoire. Quels pouvaient être les trois grands visages qu’on allait  donner à chacune de ces capsules féministes ? Ensuite, accompagnées de ces petites perles sonores et musicales qu’invente Stéphane, notre narration prendrait l’étoffe d’un puzzle de textes, d’un patchwork ou d’une mosaïque, de sorte qu’une image saisissante surgisse au final, comme d’une peinture composée de touches multiples et variées.

L’autre élément important de notre réflexion a été donné par les trois lieux où nous allons performer, qui créent tous trois un espace différent c’est-à-dire la possibilité d’une oralité et d’une « mise en corps » différentes.

 

 

MT : La première capsule se donnera dans l’espace du bar où nous allons planter le décor dès le premier soir, au moyen d’une parole qui interpelle, qui alerte, qui fait rebondir le thème d’une femme-monde d’aujourd’hui et d’hier. Une parole plus politique, une certaine provocation, une présence qui fait front.

Le thème de la deuxième capsule est le parcours de vie d’une femme. Être une femme c’est d’abord être une petite fille. Comment cette petite fille se trouve soumise à des assignations de genre, comment elle peut s’en libérer, jusqu’à la fin de sa vie. L’espace du grand plateau est propice à une expression réfléchie, une expression de l’expérience intime des différents âge de la femme et du féminin.

Quant à l’espace du musée où se jouera la troisième capsule, il nous a renvoyées à ce que nous nommons la femme visionnaire : quand la parole féminine aborde des thèmes universels. Les femmes artistes, en effet, ont été des magiciennes, des visionnaires, des « sorcières ».

 

 

M-LC : Jouant des ressources de chaque lieu on a élaboré le scénario de chaque capsule, sachant que dans chacune miroite une certaine facette du féminin et que l’ensemble compose une figure plus générale. Ainsi, on peut se saisir des capsules de manière autonome et se laisser embarquer par la surprise et par les textes.

L’essentiel et le plus difficile pour nous a été de faire le choix de textes appropriés pour faire émerger l’unité des trois épisodes, en allant au plus juste, au plus sincère, là où chaque auditeur et auditrice se trouve accueilli, surpris, dérouté, interpellé, ému et interrogé sur sa propre histoire, qu’il soit homme ou femme.

MT : Et bien que ces capsules soient autonomes, elles s’articulent dans une sorte de parcours, comme dans l’architecture d’une série : à chaque fois on retrouve les deux figures qui sont les nôtres et le procédé du « à suivre » à la fin de chaque capsule, afin que le public ait envie d’aller voir, d’entendre la suivante.

 

L’une et l’autre vous vous intéressez à la recherche universitaire et à la prospective dans le domaine de la création théâtrale. Vous considérez-vous comme des « artistes chercheurs » ?

M-LC : Mélanie est en effet maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université de Lille et comédienne ; quant à moi, comédienne et metteure en scène, je travaille régulièrement avec des universitaires et des étudiantes. Il y a bien chez nous cette idée d’artistes chercheuses – on fait très attention aux accords de genre dans ce projet! – ne serait-ce que par ce désir de faire entendre un panorama de femmes autrices du monde entier. Le processus de création lui-même suppose en effet une première étape de recherche et un décentrement : il fallait explorer les cinq continents pour éviter de se focaliser sur des femmes européennes ou même occidentales.

 

 

Mais y a-t-il dans votre démarche une recherche hybride qui unisse à la création l’expérience d’un désir de savoir ou, inversement, la découverte d’une connaissance enrichie par la création ?

M-LC : Sans doute, dans la mesure où, en premier lieu, un artiste-chercheur est quelqu’un qui ne s’intéresse pas au « bien connu », à ce qui va de soi. Nous sommes deux femmes et nous aurions pu nous contenter des opinions qui nous traversent comme toutes les autres au sujet du féminisme, et faire un spectacle avec ça. Notre règle du jeu, au contraire, notre contrainte joyeuse – ou si l’on veut notre méthodologie – a été de s’efforcer de revenir à un point zéro, sur un terrain complètement vierge, débarrassées de nos a-priori. Nous nous sommes alors essayées à l’assemblage collaboratif des éléments d’une parole que nous avons cherché à inscrire dans cette petite forme de capsule, pour au bout du compte obtenir un objet théâtral qu’on n’a peut-être jamais créé de cette façon, jamais rencontré ni entendu jusqu’ici.  C’est peut-être là l’ambition de l’artiste chercheur.

MT : Nous avons été conduites aussi à articuler des textes fictionnels et poétiques, le premier endroit où un artiste est attendu, avec des textes plus conceptuels ou de mise en perspectives qui sont moins fréquents sur un plateau. Il faut alors trouver leur oralité, leur sensibilité, les rendre accessible au plus grand nombre par le truchement de la forme esthétique. Nous avons dû vraiment nous poser la question du comment – comment trouver à des textes de pensée une accroche sensible et un endroit de physicalité ? Au final, on en revient à cette malle aux trésors, ce coffret textuel elixir de survie pour des temps qui sont encore trop misogynes, à la fois connaissance, conscience, forme sensible émouvante et stimulante.

 

 

M-LC : Grâce à la Maison de la Poésie qui nous a accordé un espace de répétition, nous avons eu la chance d’être dans les meilleures conditions pour chercher, explorer, expérimenter, nous tromper, recommencer, tester de nouvelles hypothèses, y compris dans toute la dimension sonore assurée par Stéphane.

MT : En ce sens les capsules sont quasiment prêtes mais elles restent évolutives. De plus l’art de la performance suppose une part d’improvisation en fonction du public, de la lumière, de la couleur, de ce qui se sera dit avant dans le festival et de ce qui nous suivra. De sorte que recherche et création se ravivent l’une l’autre.

 

S’agit-il d’une représentation unique pour le festival ou cette triple performance a-t-elle vocation à se reproduire ailleurs ?

MT : C’est en effet la première, le premier envol de ces capsules féministes ! (Nous avons aussi pensé bien sûr à ce jeu de mot sur les capsules spatiales, des capsules pour des femmes cosmonautes et visionnaires...) Nous espérons bien, puisqu’il s’agit d’une forme souple et très mobile, les faire entendre, soit dans la continuité, soit une par une, en d’autres lieux. C’est un très bel objet théâtral, scénique, performatif, un propos fort sur ce qu’est le monde d’aujourd’hui et la place des femmes dans ce monde.

 

Capsule féministe, Performance par Mélanie Traversier et Marie-Laure Crochant

samedi 15 juin, 15h00, dans la Grande salle du Grand T

 

 

Bio de Marie-Laure Crochant, comédienne et metteuse en scène : Formée à l’école du TNB (Théâtre National de Bretagne), elle joue dans les spectacles de Stanislas Nordey, Luc Bondy, Robert Cantarella, Patricia Allio, Blandine Savetier... Comédienne complice d’Anne Théron dans La Religieuse de Diderot pour lequel elle reçoit, en 2005, le prix Jean-Jacques Gautier de la révélation théâtrale de l’année, elle poursuit sa collaboration dans Andromaque 2010, joue Merteuil dans Ne me touchez pas, une réécriture des Liaisons dangereuses de Laclos. Elle a travaillé dans différents projets hybrides, à la frontière de la danse et du théâtre notamment avec Régine Chopinot et Roland Fichet. Plus récemment elle joue dans Le Merle Noir de David Harrower mis en scène par François Chevalier - 2017, et dans Le Jardin de Zinnie Harris mis en scène par Jean-Marie Lorvellec - 2019. Elle poursuit depuis plusieurs années, une activité de mise en scène et de recherche au sein de la compagnie La Réciproque qu’elle crée avec le comédien Simon Le Moullec et le musicien Stéphane Fromentin. Elle monte Dans La Solitude des Champs de Coton, variation(s) de Bernard Marie-Koltès -2011, DIRECT (état des lieux provisoire) - 2015, Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux - 2016. Elle crée Cactus en mars 2019 à partir des textes À l’Abattoir de Stéphane Geffroy et 180 jours d’Isabelle Sorente.

 

 

Bio de Mélanie Traversier, maitresse de conférence en histoire moderne, Université de Lille 3 :Mélanie Traversier est comédienne et historienne. Actuellement maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université de Lille et membre de l’Institut Universitaire de France, elle travaille sur l’histoire de la musique et l’histoire des femmes et du genre dans l’Europe des Lumières. Elle a récemment publié, avec Alban Ramaut, La musique a-t-elle un genre ?, paru aux Éditions de la Sorbonne, en février 2019. Sur scène, cette ancienne élève du cours Florent met en voix des rencontres surprenantes entre sciences humaines et écriture poétique. Elle se produit dans de nombreux festivals où elle alterne textes classiques, œuvres contemporaines et conférences-performances (Le Banquet du Livre, Histoire à venir, La Manufacture des Idées, Festival de la Correspondance de Grignan, Théâtre National de Bretagne...). Pour ses dernières créations, elle a notamment travaillé avec Thomas Cousseau, Christophe Brault, Xavier Gallais, Julia de Gasquet, Isabelle Monnin et Emmanuel Salinger