Une étude de la production d'objets du quotidien au front par les soldats de la Grande Guerre.

Déjouer la guerre traite d'un aspect méconnu du grand public au sujet de la Première Guerre mondiale : celui de la vie des soldats au front, non pas pendant une attaque ou lors d'un bombardement ennemi, mais pendant les temps calmes. Contrairement à ce que l'on imagine souvent, la vie du soldat au front durant la Grande Guerre n'est pas faite que de batailles sanglantes et d'assauts meurtriers. Au contraire, il faut ici rappeler tout de suite que l'essentiel du temps passé par un soldat au front est considéré comme calme. Il faut alors s'occuper : beaucoup décident d'écrire à leurs proches ou à une marraine de guerre. Ces lettres existent aujourd'hui encore par centaines et la publication de certaines par Jean Pierre Guéno (Paroles de Poilus, 1998) a été un vrai succès de librairie, bien avant le Centenaire. Le front est aussi un lieu de camaraderie et de sociabilité entre les soldats, comme l'a bien montré Alexandre Lafon, aujourd'hui conseiller scientifique à la Mission du Centenaire, dans sa thèse : La camaraderie au front, 1914-1918 (Armand Colin, 2014).

Le temps libre des soldats est aussi occupé à fabriquer toutes sortes d'objets, souvent à partir de rebuts d'armes, que ces derniers souhaitent ensuite rapporter chez eux à la fin du conflit comme souvenirs. Il y a, en effet, dans de nombreuses maisons françaises des douilles d'obus travaillées ou des cannes en bois sculptées léguées par un ancêtre ancien combattant de 14-18. C'est à la production de tous ces objets, à leur histoire, mais aussi à une analyse sociologique de leur fabrication que Bertrand Tillier s'attache dans son livre Déjouer la guerre.

 

Une conséquence de la guerre industrielle

La plupart des musées sur la Grande Guerre comme l'Historial de Péronne, le musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux ou le Musée Guerre et Paix en Ardennes de Novion-Porcien possèdent dans leur collection de nombreux objets réalisés avec des déchets issus des combats, que ce soit des douilles d'obus, des cartouches ou tout simplement des morceaux de bois glanés par les soldats sur le champ de bataille. C'est dire que ceux-ci furent produits par les soldats en très grande quantité.

Bertrand Tillier montre donc de nombreux objets uniques, fabriqués artisanalement par les soldats, mais disponibles en grand nombre dès la fin du conflit, chez la plupart des anciens combattants. Cela s'explique en premier lieu par la surabondance de matière première au front. En effet, dans Déjouer la guerre, Tillier rappelle clairement les chiffres : 50 000 obus utilisés par jour par les Français en septembre 1914, 150 000 en 1915 et 200 000 en 1917. Ces chiffres gigantesques reflètent les témoignages des combattants qui, lorsqu’ils assistent à un bombardement, parlent systématiquement d'un « mur de feu ». C'est d'ailleurs le cas dans les grandes batailles très meurtrières comme Verdun ou sur la Somme en 1916. Dans cette dernière, les 50 000 artilleurs britanniques auraient, semble-t-il, utilisé 1 500 000 obus dans la semaine qui précède l'offensive du 1er juillet 1916. Sur la durée de la guerre, sur le front occidental, les Français ont utilisé 331 millions d'obus et six milliards de cartouches.

Ces chiffres montrent que les douilles en laiton sont un matériau très facile à se procurer pour tous ceux qui veulent occuper leur temps libre à réaliser des objets souvenirs. Bertrand Tillier étudie aussi parfaitement le savoir-faire technique qui permet aux soldats, dans leurs abris (« Cagna »), de fabriquer facilement ces artefacts à partir d'outils bricolés ou adaptés.

 

Le reflet d'une culture de masse ?

La Grande Guerre a mobilisé des millions d'hommes venus du monde entier se battre en Europe dans les tranchées. Ce conflit a donc favorisé la mixité sociale et géographique d'hommes venus d'un peu partout. Ne serait-ce qu'à l'échelle française, elle a permis à des individus venus des quatre coins de l'hexagone (sans compter bien sûr ceux des colonies) de se fréquenter, d'échanger sur leurs pratiques culturelles notamment. Dans une guerre où les régiments gardent, chez la plupart des belligérants, une identité régionale forte, cela a quand même permis le développement d'une culture de guerre, entendons ici non pas la définition donnée par Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker (14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000) qui vise à montrer l'omniprésence du fait guerrier dans la société, mais bel et bien l'idée que la guerre a créé une communauté de pensée, avec ses propres codes, notamment esthétiques, comme Tillier le montre ici dans le cadre de l'artisanat de tranchées.

Les réalisations reprennent souvent des motifs floraux ou orientaux, à la mode en ce début de XXe siècle. Pour les plus ouvragés, on peut y voir un message patriotique avec des productions qui n'hésitent pas à se moquer ou à caricaturer l'ennemi germanique. Tillier, spécialiste de la culture visuelle et des médias montre bien que la production de ces objets est aussi un moyen de prolonger la guerre et la vision honnie de l'ennemi sur le terrain artistique. Ce dernier souligne aussi dans Déjouer la guerre que cet artisanat, pourtant répandu, n'était pas à la portée de tous, ne serait-ce que parce qu'il fallait un certain coup de main pour emboutir ou repousser le laiton. Certes, de nombreux soldats sont des ouvriers ou des artisans qui avaient ce savoir-faire. Les paysans, habitués eux-aussi à travailler de leurs mains n'étaient pas en reste. Mais, pour les métiers plus intellectuels, donc réservés aux classes moyennes ou aisées, ce n'était pas possible. Cet artisanat de tranchée reste l'apanage des classes sociales les moins aisées, qui forment les hommes de troupes.

Déjouer la guerre est donc un ouvrage qui permet d'aborder 14-18 par un autre biais, de faire de « l'histoire au ras du sol » (Revel) à partir de l'artisanat de tranchées. C'est un sujet qui a été peu étudié mais qui représente bien la Grande Guerre, guerre industrielle par essence. Bertrand Tillier rappelle en creux que la guerre n'a pas été faite que de combats et de bombardements sanglants. Pour les Poilus, il y a eu aussi de nombreux temps calmes qu'il fallait occuper. Ce sont ces moments intimes et peu connus que l'historien fait ici revivre dans Déjouer la guerre.