Des chercheurs face aux mondialisations - celle de la Guerre froide, celle qu'ils ont vécue et vivent encore - mettent en scène avec humour leurs parcours et leurs objets d'étude.

* Cet entretien a été réalisé dans le cadre du partenariat de Nonfiction avec le festival Nous Autres de Nantes (14-16 juin 2019) qui réunit artistes, historiens, conservateurs et amateurs pour proposer une autre manière de faire de l'histoire. Retrouvez tous nos articles sur le sujet ici.

 

Isaïe Dougnon est né au Mali, a fait ses études en URSS, son postdoctorat en Allemagne et enseigne maintenant aux États-Unis. Svetla Koleva est bulgare, elle étudie les parcours académiques des chercheurs africains ayant étudié à l’Est et l’Ouest durant la Guerre froide. Jeffrey Leichman et Thomas Serrier mettent en scène les conséquences inattendues de la géopolitique mondiale sur la vie de la recherche académique.

 

Nonfiction : Thomas Serrier, qu’est-ce qui a motivé votre participation au festival « Nous autres » ?

Thomas Serrier : C’est l’empathie avec les parcours mondialisés et parfois un peu rocambolesques de « nous autres » chercheurs et l’effet de surprise escompté dans le public à ce sujet qui nous ont le plus motivés. Nous bénéficions tous les quatre d’un séjour d’un an comme résidents à l’Institut d’Études Avancées de Nantes.

 

Svetla Koleva, Isaïe Dougnon, Jeffrey Leichman et Thomas Serrier

 

Le sujet de votre « petit théâtre géopolitique », c’est donc la vie des chercheurs à l’aune de deux mondialisations : celle que nous vivons et celle qu’ils étudient (le monde à l’époque de la Guerre froide) ?

On fête cette année les 30 ans de la chute du Mur de Berlin et, même si ce n’est pas son sujet exclusif, il est vrai que notre représentation dans le cadre du festival « Nous Autres » et de son thème – « L’homme-monde » – rappelle ces socialisations mondialisées de l’époque de la Guerre froide.

Si l’un de nous quatre (Jeffrey Leichman) est Américain et si je suis moi-même – dans la terminologie d’avant 89 – « Européen de l’Ouest » (de mère allemande et de père français), notre troisième participante (Svetla Koleva) est une sociologue bulgare spécialiste de la constitution des savoirs dans les pays dits « de l’Est » à l’époque du Rideau de fer tandis que, last not least, notre quatrième participant (Isaïe Dougnon) est un anthropologue malien qui travaille aujourd'hui sur les migrations de travail.

 

Quelle est l’origine de votre spectacle ?

Ce qui nous a donné l’idée et l’envie de proposer quelque chose autour de la « traversée des trois mondes » (autrement dit le Tiers monde, le Bloc Soviétique et l’Occident de l’époque), c’est l’histoire singulière d’Isaïe. Il a fait partie de la toute dernière génération de jeunes boursiers africains invités en URSS à la fin des années 1980. Il a donc appris le russe – qu’il parle encore couramment. Il a étudié à Moscou et Leningrad (redevenu depuis Saint-Pétersbourg) d’où il a assisté à la fin de cet empire et de ce monde en « observateur extérieur » – cependant immergé.

Entre son Mali natal et l’Allemagne puis la France et enfin New York où il enseigne aujourd’hui, il y a eu cet épisode soviétique dans son parcours d’intellectuel africain, étape dont on soupçonne à peine l’existence ici, en France.

Or le hasard des sujets de recherche à l’Institut d’Études Avancées de Nantes faisant bien les choses, il se trouve que Svetla, notre sociologue de Sofia, a pour nouveau projet d’étude ces parcours d’Africains passés par les ex-pays du Bloc soviétique, formés au marxisme-léninisme avant de rentrer en Afrique ou de prendre pied en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Nous tenions donc là à la fois un sujet (Svetla) et un objet (Isaïe) de la recherche, dont tout indique qu’ils pouvaient s’inverser l’un pour l’autre et nous renvoyer à « nous autres », en particulier dans un jeu théâtral qui en ferait ressortir la singularité et la sensibilité.

 

Article de RFI

 

Vous êtes quatre chercheurs. Avec Jeffrey Leichman vous mettez en scène ce spectacle. Est-ce la première fois que vous faites de la mise en scène ?

Jeffrey et moi – mais aussi Isaïe et Svetla qui ont tout de suite accepté d’être nos cobayes – n’avons pas froid aux yeux ! Nous sommes tous les quatre « chercheurs SHS » (autrement dit en sciences humaines et sociales). Nous ne sommes donc pas des habitués de la scène (ne vous attendez pas à un spectacle total à la Wajdi Mouawad !), mais quel plaisir de se dépoussiérer un peu !

Jeffrey est spécialiste de théâtre et d’histoire théâtrale. Dans son travail, il mêle approche érudite, approche scénique et approche ludique. Il s’emploie par exemple à une reconstitution vidéo des théâtres de la Foire au XVIIIe siècle. Mais je crois aussi savoir que son épouse, professionnelle de l’art théâtral, a joué le rôle du regard extérieur et lui a soufflé quelques idées de mise en scène. Nous espérons bien passer la rampe avec nos histoires de « traversées des mondes ». Qui vivra verra !

Reste que nous n’ennuierons pas le public avec des notes de bas de page. Bamako, Sofia, Moscou, Berlin… et Bâton Rouge en Louisiane : nous voyagerons avec « Nous autres » !

 

Comment allez-vous utiliser l’espace scénique?

L’usage de l’espace scénique sera très sobre : nous ferons semblant de modérer une « table ronde d’intellectuels » en bonne et due forme, à la différence près que le public aura un rôle actif dès le début. Le rire et l’autodérision seront au rendez-vous car s’il est toujours chic de parler de « parcours internationaux » dans la carrière d’un chercheur, ce sont parfois des parcours un peu cabossés quand on y regarde de près… Pour faire l'histoire "autrement", nous allons devoir nous mettre à nu, comme l’exige l’art théâtral. Ce n’est donc pas un simple amusement, mais une expérience à part entière qui recroise nos propres recherches et peuvent les enrichir d’une dimension sensible.

 

Traversée des trois mondes. Petit théâtre géopolitique de l’Institut d’Études Avancées de Nantes, par Svetla Koleva, Isaïe Dougnon, Thomas Serrier et Jeffrey Leichman, chercheurs résidents de l’IEA

Samedi 15 juin 2019, 17h30, à La Chapelle

 

Bio : Thomas Serrier est né en 1971 au Mans, il est historien et germaniste. Ses recherches portent sur l’histoire culturelle de l’Allemagne aux XIXe et XXe siècles (notamment dans ses imbrications avec l’Europe centrale) et sur une histoire transnationale des régions-frontières et des mémoires européennes. Ancien élève de l’École Normale Supérieure, il a étudié à l’Université Paris 8, à l’INALCO, à la Freie Universität et à la Humboldt de Berlin. Il a successivement enseigné à l’Université Paris 8, au Frankreich-Zentrum de la FU Berlin et à l’Europa-Universität Viadrina de Francfort-sur-l’Oder. Actuellement professeur d’histoire et de civilisation allemande contemporaine à l’Université de Lille, il est chercheur à l’IRHiS (Université Lille/CNRS). En 2016-2017, il dirige le projet « The location of Europe. Shared and divided memories in a global age » (Fondation Volkswagen) et la résidence « Lieux de mémoire européens » à la Fondation des Treilles, parallèlement à la préparation de l’ouvrage Europa. Notre histoire, dirigé avec Etienne François et publié aux Arènes en 2017 et en version abrégée de poche chez Champs-Flammarion en 2019.