La vie sociale comme les pratiques du pouvoir se déploient selon des temporalités multiples, que les sciences sociales et politiques doivent prendre en considération.

Les deux notions de temps et d’espace intriguent les philosophes depuis longtemps, quoique sous des modes différents selon les options. Le temps qui s’écoule et les frontières spatiales, celles du corps propre notamment, sont des thématiques qui s’allient à celle de la finitude humaine. Chez eux, ces notions étaient largement soumises, selon les cas, à des dimensions cosmologiques ou à la densification de l’intériorité du sujet, disons aux cycles de la nature et des astres ou aux frémissements de la conscience et aux dispositions du corps. Une certaine tradition en a retenu peu de choses, sinon que lorsqu’on n’a presque rien à dire sur le temps, on se réclame d’Augustin et de l’idée selon laquelle on sait parfaitement ce qu’est le temps à la condition qu’on ne nous demande pas de le définir.

Il est cependant possible de sortir la question du temps de ces séries de mystères dans laquelle elle est enfermée. Les sciences historiques (sociologie, histoire, psychanalyse, etc.) ont largement contribué à renouveler notre approche et notre connaissance du temps. On y déploie d’autres perspectives, sociales et culturelles. L’abstraction des démarches philosophiques avait tendance à homogénéiser la question du temps et celle du rapport au temps. Or, il s’avère qu’existent des cultures temporelles à l’échelle des différentes sociétés. Il s’avère également qu’il est central d’analyser les rapports des différentes activités humaines avec le temps, et d’observer les décalages qui constituent pourtant la vie sociale. Enfin, nous ne pouvons plus éviter de procéder à un examen des rapports du temps et du pouvoir.

Afin d’étayer ces axes, des recherches empiriques ont été déployées dans le cadre du n°226-227 des Actes de la recherche en sciences sociales, revue centrale jadis quoiqu’un peu marginalisée de nos jours, et dont les lecteurs peuvent encore entendre le récit de fondation dans un article de Luc Boltanski   . Les notions ceinturant le temps ont ainsi été révisées selon un travail qui a entraîné avec lui la constitution d’une passionnante bibliographie, si le lecteur a la patience de l’extraire des notes de bas de page de ce recueil.

 

Des perspectives spécifiques

En l’occurrence, la question est de savoir si, en s’intéressant aux rapports individuels au temps (hédonisme du présent, perspective d’avenir, échappatoires à la discipline sociale du temps…), on obtient de nouvelles considérations sur ce dernier. Si on découvrait plus finement la structuration sociale des attitudes à l’égard du temps à partir de l’examen de la vie des individus, est-ce qu’on ne ferait pas émerger avec une précision inégalée les inégalités sociales relatives au temps ? On aurait sans doute fait un pas en avant par rapport à l’écueil de l’universalisme de surplomb qui écrase les différences en prétendant que le temps social est homogène et uniforme. Ce qu’il peut être du point de vue de la gestion gouvernementale. Mais ce n’est peut-être pas ainsi qu’il est vécu ou réfléchi. En mettant en avant les conditions matérielles et symboliques inégales d’incorporation de rapports au temps, mais aussi les attentes des institutions concernant le temps ou, par exemple, les constats relatifs aux inégalités culturelles de visites de musées du fait de dispositifs planificateurs, les études prennent plus d’ampleur. Car, dès lors, on peut distinguer ces rapports au temps en fonction des sociétés et en fonction des catégories sociales au sein de chaque société. La diversité sociale des rapports au temps et leurs processus d’incorporation donnent lieu à une reconnaissance de l’existence d’un espace social du rapport au temps. Les contributions réunies dans ce numéro de la revue fondée par Pierre Bourdieu et désormais conduite par Maurice Aymard montrent qu’en dépit du processus d’imposition de normes temporelles légitimées par la société de référence, des différences socialement significatives persistent à différents niveaux.

Ce que ce numéro cherche à souligner, c’est que les rapports aux temps sociaux s’apprennent non seulement lors de socialisations primaire, familiale ou scolaire, mais aussi au cours de pratiques diverses (professionnelles, rituelles, etc.). Cela se trouve vérifié par de nombreux exemples. Et ces exemples corroborent, lorsqu’il est question de la politique, l’idée de Michel Foucault : le pouvoir s’articule sur le temps. Il suffit de songer au temps des élections, ou à la fixation du calendrier des vacances scolaires pour voir pointer un problème. Le pouvoir ou l’État contrôlent le temps social et en garantissent l’usage. Les temporalités institutionnelles disciplinent les conduites des individus, approfondissent le contrôle social, contribuent à la reproduction de la domination. On le sait bien en ce qui regarde le temps de la domination masculine et de l’organisation du temps dans la vie familiale comme dans les carrières des femmes.

 

Une invitation majeure

Ce numéro s’est constitué à partir d’un rappel, celui d’une incitation de Bourdieu. Ce dernier invitait à recenser les conduites associées à l’exercice d’un pouvoir sur le temps des autres. Par exemple : les renvois à plus tard d’une opération, la temporisation, l’arrivée en avance ou en retard à un rendez-vous, ou la manière de prendre quelqu’un de court… L’attente est manifestement une modalité essentielle de l’exercice du pouvoir. Dans d’autres situations, le temps est à la fois une contrainte et un instrument de pouvoir (ainsi en va-t-il pour le Premier ministre, sur le cas duquel nous revenons ci-dessous).

Autour de cet axe, les 12 auteurs déclinent des analyses différentes par leur champ de référence. Elles relèvent cependant toutes des mêmes exigences méthodologiques et sont exposées sans négliger de citer les sources, les enquêtes, les modalités d’enquête, les conditions de l’enquête, les milieux de l’enquête, etc. Elles sont accompagnées d’une iconographie à la fois abondante et pertinente, donnant à voir des situations parmi celles qui sont étudiées, ou des personnages cités dans les textes dont on aurait du mal à situer les traits.

L’ensemble fonctionne comme une sorte de repérage des rapports sociaux au temps, à partir de la trajectoire de plusieurs individus socialement situés. Les analyses successives s’ouvrent sur la structuration temporelle de la vie familiale, permettant de saisir comment les dimensions de la socialisation familiale sont susceptibles d’être plus ou moins ajustées aux attentes de l’institution scolaire. L’organisation temporelle des activités quotidiennes est inégalement propice à la constitution d’un rapport scolaire au temps, d’un rapport à la discipline temporelle exigée par l’école. Pensons notamment à la capacité des élèves à programmer leur travail, aux aptitudes à anticiper le long terme, à la rationalisation de l’usage du temps...

Du point de vue culturel, dans tous les sens de ce terme, on ne peut qu’être intéressé par l’étude des rapports au temps des visiteurs de musées. Certes, c’est un terrain assez fouillé. Mais on a eu tort de ne s’inquiéter longtemps que de la différence entre « public » et « non public », oubliant par là même que « le » public fait l’objet de divisions internes. Passer la porte d’un musée n’implique pas les mêmes bénéfices de la visite, une temporalité identique devant les œuvres, ou une régularité de la fréquentation. En l’occurrence, il faut distinguer les visites occasionnelles et les visites répétées, et souligner que les classes supérieures et les diplômés de l’enseignement supérieur constituent aussi des populations hétérogènes du point de vue de leurs habitudes de visite, de la planification des visites, du comportement au sein des musées et des préférences esthétiques. Ce qui intéresse l’auteur de l’article de référence, c’est de savoir comment l’on devient visiteur régulier d’un musée.

 

Le temps et la politique gestionnaire

Le titre de cet ensemble d’articles annonçait une exploration des rapports entre le temps et la politique. Ces rapports sont explorés selon plusieurs voies : comment Michel Debré et Goerges Pompidou sont-ils devenus Premiers ministres ? Comment s’orchestrent les calendriers de vacances de la République ? Comment s’opère le contrôle des personnes déviantes à partir des logiques disciplinaires ?

L’énumération de ces trois domaines de recherche dit assez bien ce qui est ici en question. L’étude des agendas politiques, des calendriers et de l’organisation du temps dans les institutions n’est pas aussi indifférente qu’elle en a l’air. En éclairant les fonctions du temps dans plusieurs activités sociales, institutionnelles et publiques, les travaux font apparaître le contrôle du temps par les pouvoirs publics, disons plus précisément le contrôle sur une partie du temps social et des stratégies politiques.

Concernant les personnels politiques d’État, le résultat de la démonstration, relevant d’une sociohistoire, est sans appel : les professionnels de la politique acquièrent progressivement une maîtrise du temps qui leur permet de s’organiser en vue d’une élection, de consolider leur leadership politique local ou national, de gérer une ville ou une situation de crise. Les responsables politiques apprennent à instrumentaliser le temps à des fins personnelles et/ou politiques. La preuve en sont les énoncés qui leurs servent parfois de justification à l’endroit d’un échec : « Je n’ai pas eu assez de temps », « J’ai fait preuve d’impatience », « J’aurai dû attendre un an de plus ». Où l’on retrouve des propos d’Alain Jupé, comme de nombreux autres locataires de « l’enfer de Matignon ». François Mitterrand ne disait-il pas qu’en matière politique, il « faut laisser du temps au temps », mettant ainsi le doigt sur l'enjeu de la formation et de l’existence des politiques ? Et Machiavel déjà n’avait eu de cesse, dans Le Prince, de souligner qu’il fallait s’appuyer sur le temps pour conquérir le pouvoir.

L’analyse des agendas de Matignon, complétée par des témoignages de membres des cabinets ministériels, sous plusieurs Premiers ministres, donne des indications, non seulement sur les horaires de travail dans cette institution, mais aussi sur la série des tâches imparties par ce poste : entrevues, entretiens, réceptions, rendez-vous (qui paradoxalement diminuent quand on passe de Matignon à l’Élysée, comme le montre les deux agendas de Georges Pompidou), rythme de travail... entre maximisation du temps et gestion d’un temps informel. L'auteur fait également remarquer que la maximisation du temps n’est pas son optimisation. À Matignon, on vit aussi dans l’urgence et l’imprévisibilité.

Ce qui est le plus intéressant dans cet examen, ce sont aussi les stratégies autour du temps que s’imposent ceux qui entourent les Premiers ministres, soit qu’ils en soient collaborateurs, soit qu’ils veuillent en obtenir quelque chose, quand ce n’est pas obtenir le poste. La distorsion des temps autour de Matignon devient un révélateur : le temps de Matignon n’est pas le même que celui de l’administration, qui n’est pas non plus le même que celui des médias qui attendent des informations. Si donc le contrôle de l’agenda du Premier ministre est central pour le pouvoir, assorti de filtrages et de protections diverses à l’endroit des « importuns », les rapports entre les différents temps s’organisant autour de lui sont tout autant décisifs. Il convient aussi de savoir donner de son temps pour telle ou telle cause, et donc de bouleverser les emplois du temps, comme il convient de suspendre telle ou telle activité pour un temps de ressourcement.

 

D’autres analyses dévoilent des perspectives qui intéresseront non seulement les sociologues, mais aussi les citoyennes et citoyens qui souhaitent porter un regard sur des dimensions peu connues ou étudiées des activités humaines. Ce qui devient ainsi un véritable objet d’analyse, ce sont les catégories de perception du temps, d’organisation des activités par la répartition des temps, et les mobilisations autour de temporalités qui ne sont pas homogènes, mais qu’il faut savoir organiser ou rencontrer pour avoir du poids sur les mouvements internes à telle ou telle société. Un regard jeté sur les discussions entre les autorités pour fixer les dates de vacances en rend fort bien compte : organiser les vacances, c’est d’une manière ou d’une autre, laisser les enfants distendre le temps, et donc obliger les parents à se réorganiser. Ce n’est évidemment qu’un exemple prouvant que la gestion sociale des temps est un véritable acte politique.