Qu’est-il arrivé au curé de Morlaix pour qu’il décide, un jeudi soir, d’interrompre son office et de courir se jeter du viaduc dont les arches dominent la ville ?

* Cet entretien a été réalisé dans le cadre du partenariat de Nonfiction avec le festival Nous Autres de Nantes (14-16 juin 2019) qui réunit artistes, historiens, conservateurs et amateurs pour proposer une autre manière de faire de l'histoire. Retrouvez tous nos articles sur le sujet ici.

 

Qu’est-il arrivé au curé de Morlaix pour qu’il décide, un jeudi soir, d’interrompre son office et de courir se jeter du viaduc dont les arches dominent la ville ? Le doute s’est-il emparé de cet homme-monde parti quelques années plus tôt du pays Koulango, en Côte d’Ivoire, pour venir pallier la crise des vocations en France ? Sébastien Barrier mène l’enquête, à sa façon.

 

Nonfiction : Sébastien Barrier, parlez-nous de votre future performance dans la Yourte du grand T, l’Ode au Curé de Morlaix.

Sébastien Barrier : Je suis en délicatesse avec moi-même quant à ce projet de raconter l’histoire singulière du curé de Morlaix, car je n’ai jamais rencontré Yves Tano, la personne dont il s’agit. Il ne sait pas, à ma connaissance, que je parle de lui, et c’est cela qui me trouble.

Cependant, quand Catherine Blondeau m’a parlé du thème du festival – « l’homme-monde » – j’ai cherché de quel homme-monde j’aurais envie de raconter l’histoire. Or, depuis deux ans déjà je suis fasciné par l’épisode dramatique de la vie de ce curé originaire de Côte d’Ivoire, qui a interrompu la messe où il officiait pour se jeter dans le vide, sans parvenir à se tuer malgré une chute de quinze mètres amortie en partie par des arbres.

Il m’est apparu que cet homme était mon « homme-monde ». Il l’est par sa petite migration personnelle, qui a consisté à quitter la Côte d’Ivoire pour venir dans le Finistère, qui s’inscrit dans cette migration bien plus ancienne en sens inverse, bien plus grave aussi, par laquelle nous sommes allés coloniser l’Afrique de l’Ouest, en même temps qu’on l’a évangélisée. L’ironie de l’histoire nous met dans cette situation où chez nous, le rite s’étant essoufflé, on manque de curés et l’on fait appel à une partie du clergé de l’Afrique pour venir animer nos messes bretonnes. Un destin qui crée semble-t-il quelques frottements et quelques difficultés d’intégration.

Je suis retourné à Morlaix depuis que j’ai appris qu’Yves Tano avait repris du service. Sur le site internet de la paroisse où on le voit en photo, il semble aller bien, il travaille à nouveau. Je suis allé  à la messe un jeudi soir en espérant le voir mais ce n’était pas lui. Il se peut que la semaine prochaine j’y retourne ; mais je ne crois pas que j’irai lui parler. J’aimerais au moins le voir.

 

 

Pourquoi cette fascination ?

Disons que, pour moi, cet homme est comme un frère. Il se trouve que mon oncle est curé et que mon propre père aurait dû l’être s’il n’avait pas changé son projet professionnel à l’âge de vingt-cinq ans. Or depuis que j’ai choisi le métier que je fais, j’ai toujours été frappé par l’analogie entre la pratique d’un curé et la mienne : cette façon de réunir les gens, de faire communauté avec un groupe et puis d’être seul à parler. J’ai toujours dit que je prêchais plutôt que de faire du théâtre. C’est pourquoi, quand j’ai appris dans un article du Télégramme, le lendemain même de son accident, qu’il avait sauté dans le vide, j’en ai été profondément bouleversé.

Et ce qui m’a tant bouleversé c’est qu’il l’a fait pendant sa messe. Il l’a fait au moment où il était en public, en train d’officier et seul en train de dérouler un texte devant des gens. Or cela m’arrive encore souvent de me sentir tellement mal en public et seul quand je suis en scène que j’aurais pu – je ne l’ai jamais fait – s’il y avait un viaduc à côté, y courir une fois ou deux.

Cette histoire me hante au point que je voulais faire un spectacle qui parlerait de son histoire en la croisant avec d’autres histoires de personnes qui vivent autour de moi. Je n’ai pas poursuivi ce projet, mais Catherine Blondeau m’a encouragé à une forme courte dédiée à mon curé pour le festival Nous autres, et j’ai accepté.

 

Pourquoi intituler cette performance une « ode » ?

Catherine a trouvé ce titre à cause de toute la tendresse qu’elle voit bien que j’ai pour cet homme. Elle sait que j’ai beaucoup d’empathie pour lui. Bien sûr c’est une histoire que je peux raconter en riant, en brodant par exemple sur le fait qu’il ait sauté trop tôt, que s’il avait grimpé quelques mètres de plus sur le viaduc il était un peu plus assuré de mettre fin à ses jours, etc. Je vais même jusqu’à faire remarquer qu’il ne sait toujours pas si Dieu existe, un dieu dont il a dû douter, comme son geste le prouve. Mais si je peux m’exprimer ironiquement sur ce geste, en réalité je me sens profondément lié à cette personne. Ce qui lui est arrivé aurait pu m’arriver, j’en suis persuadé. Je prends cette épisode de sa vie comme une mise en garde qui m’est personnellement adressée.

 

 

Comment allez-vous relier cette empathie pour le personnage à l’histoire de la colonisation ?

Ce qui m’amuse, c’est que le curé a vécu deux migrations. Il a quitté la Côte d’Ivoire pour rejoindre le pays de Quimper – de Quimperlé pour être précis. Ensuite on l’a muté de Quimperlé à Morlaix. Je fais l’hypothèse que cette deuxième migration lui a été très difficile à assumer. A partir de là, je vais faire de lui mon homme-monde car il va être traversé par toute cette histoire incroyable de l’évangélisation de la Côte de l’Afrique de l’Ouest.

J’aimerais que le public s’en instruise, sans se départir de son rire. Dans mon monde théâtral ordinaire, le monde du théâtre de rue, on a été tous très anti-cléricaux. Je l’ai été aussi tout en venant d’une famille extrêmement pieuse du côté de mon père en Mayenne. Un jour je me suis demandé pourquoi on crachait toujours sur la religion. Je trouvais ça un peu rapide.

Cela m’amuse de revenir sur ces sujets, sur un plateau de théâtre, ou plutôt dans la petite yourte plantée dans le parc du grand T qui pourra réunir une trentaine de personnes. On pourrait presque y jouer ensemble un rituel religieux, chanter sur les carnets de chants de la paroisse saint Melaine ! Reste que je voudrais soulever cette question, celle de la présence d’un curé africain en France, et raconter aux gens à quel point, selon certains témoignages, il est difficile pour eux de s’intégrer mais aussi, et peut-être surtout, de se faire à un rituel que je trouve extrêmement moribond, éteint, terne, triste. Raconter leur désarroi lorsqu’ils arrivent en France et qu’ils se rendent compte que la communauté ne les prend pas du tout en charge au niveau affectif. Je voudrais raconter tout cela, je voudrais le chanter, et me réjouir avec le public qu’Yves Tano soit toujours en vie !

 

2015, interview de l'évêque de Rouen sur les prêtres fidéi donum (chaîne de télévision KTO)

 

Ode au Curé de Morlaix, performance de Sébastien Barrier

Samedi 15 juin 2019, 17h30, La Yourte

Bio: Artiste d’actions, bonimenteur, jongleur, Sébastien Barrier pratique à l’occasion la musique, le fouet, la tablette et le smartphone. Il vient au théâtre par la mise en scène de la vie quotidienne qu’il pratique avec Ronan Tablantec, personnage d’amuseur lucide qui officie dans la rue. Il poursuit au sein du GdRA sa recherche d’une anthropologie artistique et bricolée, avant de s’emparer du plateau en son nom propre. Il a déjà présenté au Grand T Savoir enfin qui nous buvons (2014), Chunky Charcoal (2016) où l’on a vu apparaître son chat Wee-Wee, et Gus un spectacle pas gnan-gnan écrit pour les enfants et leurs parents (2017). Il fut aussi l’inénarrable réanimateur des festivals Nous Autres (2015-17) et Tous Terriens (2016). Car Sébastien Barrier sait faire corps avec le décor et tout commenter sur le vif, convoquant tour à tour rire, mélancolie ou dérision de soi.
Actualité : Gus est en tournée en France sur la saison 2018-2019 et 2019-2020.