Pour relever les défis du numérique, les grands patrons sont contraints de se mobiliser et de revoir toutes leurs stratégies.

Christophe Deshayes s’est fait une spécialité, depuis plus de trente ans, de porter un regard critique sur l’informatique et ses usages professionnels. Il a naturellement suivi le passage de l’informatique traditionnelle au numérique, et voulu savoir comment les grandes entreprises avaient négocié ce virage difficile. Il a rencontré quinze dirigeants de sociétés aussi variées que Valéo (la firme la plus innovante de France), le grand distributeur Casino, les cuisines Schmidt, la MGEN, le fabricant de clôtures Lippi, Publicis ou le Crédit foncier. Il a aussi interviewé le recteur de l’académie de Versailles, confronté à des problèmes comparables, et deux experts dont la secrétaire nationale en charge du numérique à la CFDT.

 

La transformation numérique, un changement plus culturel que technique

Pour les médias et le grand public, la transformation numérique ce sont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et les start-up. On commence aussi à parler des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), symétriques chinois des GAFAM. Mais on ignore toutes les autres entreprises, qui sont confrontées aux mêmes défis que les multinationales surpuissantes et les « jeunes pousses » supercréatives, qui ne peuvent les relever qu’en modernisant sans tarder leur héritage parfois prestigieux, mais dans lequel on trouve beaucoup d’usines inadaptées, d’équipements dépassés ou de magasins découvrant tout juste les usages d’internet.

La mobilisation des grands patrons a du sens : le numérique n’est plus depuis longtemps une question technique. C’est un défi global, qui modifie, voire révolutionne, toutes les fonctions internes à l’entreprise, qui implique tous les collaborateurs et qui impose, de plus, de reconcevoir ses relations avec l’ensemble de son environnement de travail : les clients, les sous-traitants, les fournisseurs, les administrations publiques. La transformation numérique est littéralement une question « vitale », que l’on peut sans exagération illustrer par l’image du « couteau sous la gorge ». C’est le sentiment qu’ont de nombreux patrons. La prise de conscience a été lente, mais ils savent maintenant que ceux qui ne parviendront pas à maîtriser les nombreuses dimensions de l’ère numérique disparaîtront, d’une façon ou d’une autre (faillite, rachat ou dépérissement), dans deux, trois ou cinq ans selon les secteurs et les hasards du monde des affaires.

Jean-Charles Naouri, PDG du groupe Casino, a compris le danger : « En 2016, je passais 5 % de mon temps sur les problématiques digitales. Aujourd’hui (en 2018), j’y passe 70 % de mon temps ». Le numérique oblige à faire des choix stratégiques qui relèvent du PDG. En effet, il s’agit d’une « transformation », pas d’un « changement ». Le changement, c’est passer d’une situation A à une situation B, une mission que l’on peut assigner à ses cadres. La transformation, c’est savoir où l’on est, mais pas où l’on va. L’environnement est complexe et mouvant, les ruptures imprévisibles, et le responsable de la stratégie doit s’impliquer personnellement dans la direction des opérations. Sur ce point, tous les dirigeants interviewés par Christophe Deshayes ont un discours comparable : les principaux défis qui se posent à leurs entreprises sont stratégiques bien plus que techniques, et ils sont intimement liés, impossibles à traiter séquentiellement. D’où l’obligation, pour le PDG, de s’impliquer : lui seul a l’autorité nécessaire pour coordonner des opérations d’autant plus complexes que le marché est désormais international, voire global.

 

La nouvelle puissance des consommateurs

Le défi le plus pressant, le plus contraignant, c’est la pression des clients et des consommateurs. Il y a encore peu de temps, la plupart des entreprises travaillaient soit pour d’autres firmes (activité « B to B », business to business) soit pour les consommateurs (« B to C », business to consumer). La multiplication des occasions de contact offertes par les outils informatiques et l’internet a révolutionné les relations entre tous les acteurs du marché. Le fabricant doit non seulement traiter avec son client traditionnel, détaillant ou distributeur, mais aussi s’adresser directement aux consommateurs et répondre à leurs demandes et commentaires. Le « B to B » se transforme donc en « B to B to C » (souvent abrégé en B2B2C).

Les clients finaux ont des besoins et des attentes qui ont eux aussi évolué. Ils sont de plus en plus exigeants sur la qualité et sur un point naguère secondaire : les conditions de livraison (délais et informations), une préoccupation qui met au premier plan une fonction longtemps ignorée par les directions générales : la logistique. La satisfaction de l’acheteur doit être immédiate, la qualité sans faille et le service personnalisé. Un sans-faute dont on ne peut espérer s’approcher sans une organisation logistique impeccable servie par une informatique puissante.

 

Une culture numérique pour tous les collaborateurs

Le second chantier, peut-être le plus difficile lorsqu’on a le sentiment d’être dans l’urgence, est celui des compétences et du management. La compétence d’un individu a trois dimensions : ses aptitudes (rapidité de compréhension, facilité à apprendre), ses connaissances (acquises par la formation et l’expérience), et ses comportements au travail (sociabilité, sens du service, capacité à collaborer). Ces trois dimensions sont fortement sollicitées dans les processus de transformation numérique, puisqu’il faut que tous les salariés acquièrent une culture numérique minimale, qui passe d’abord par l’utilisation des outils basiques : smartphone, tablette, ordinateur, logique de navigation sur les réseaux, ensuite par une plus grande autonomie (par exemple pour aller chercher des connaissances, des informations et des données sur internet), et enfin par les méthodes du travail collaboratif, beaucoup plus fréquent qu’il y a quelques années et demandant à la fois souplesse et rigueur.

L’une des grandes différences entre la start-up et la grande entreprise est l’effort que doit faire cette dernière pour assurer une bonne coordination entre collaborateurs de différents services. Cette condition sine qua non de la qualité et de la rapidité du service est évidemment plus facile à remplir dans une start-up, dont la taille réduite oblige chacun à une certaine polyvalence et où la communication interne est le plus souvent directe.

Un autre handicap de taille pour la grande entreprise est son héritage : elle a du mal à se positionner comme un pure player, ce que peut faire naturellement une petite entreprise technologique naissante, qui n’est pas encombrée d’installations « brick and mortar ». Elle est souvent contrainte à hybrider le numérique et le physique, pour ne pas perdre le bénéfice de magasins, show-rooms ou autres établissements « en dur » qu’elle exploite depuis longtemps. Et il est particulièrement délicat d’assurer un service sans faille lorsqu’on passe en permanence d’un canal à l’autre.

 

Oser les ruptures

Le troisième défi est celui de l’innovation, que la grande entreprise ne peut pas mener au même rythme qu’une start-up focalisée sur un projet d’innovation de rupture qu’elle va faire avancer très vite avec un budget limité, quitte à « pivoter » sans tarder lorsque le marché ne réagit pas comme prévu. Elle ne peut pas non plus s’aventurer trop loin dans la transgression, consubstantielle à la création : alors que tous les startuppers connaissent le principe : « Don’t ask for permission, ask for forgiveness » (Demandez pardon plutôt que la permission), la grande entreprise traditionnelle hésite à bousculer les règles et les lois. Elle n’accepte pas non plus les échecs aussi facilement que le founder (créateur de start-up) de moins de trente ans et pour éviter de les multiplier, elle pratique avant tout la « conception réglée » c’est-à-dire systématique, incrémentale, et utilisant tous les outils de la gestion de projet. Et pour les précieuses et indispensables innovations de rupture, elle se fie moins que la start-up à l’intuition et au hasard et plus à des méthodes scientifiques de « conception innovante », telles que la théorie C/K, qui permet de faire avancer de pair l’émergence de nouveaux concepts (C) et la mobilisation de connaissances (K comme knowledge) nécessaires à cette émergence.

 

Saisir des opportunités prometteuses ou assurer sa survie ?

Dans ce contexte inédit, chaque patron agit en fonction des caractéristiques de son secteur d’activité et de son propre tempérament. L’analyse comparative (benchmarking) a perdu beaucoup de sa pertinence : regarder comment fait le voisin n’est pas d’une grande utilité tellement les marchés et les positionnements dans la chaîne de valeur sont différents. Plongé sans pouvoir y échapper dans la transition numérique, le dirigeant fait ses choix sans savoir si cette transformation radicale va être pour son affaire une opportunité de se développer dans des proportions qu’il n’espérait pas – on peut considérer que c’est le cas de Valéo – ou une suite de chausse-trapes qu’il faut à tout prix enjamber pour continuer à exister (ce qui est le cas des entreprises dont Maryse Léon, secrétaire nationale de la CFDT chargée du numérique, constate qu’elles « se questionnent maintenant en termes de survie »). Même si le ton général du livre est plutôt optimiste, on sent – en lisant entre les lignes – que les menaces et les incertitudes sont pesantes, voire angoissantes, pour de nombreux patrons.