Raymond Rifflet incarne pleinement la figure d’un militant de la cause européenne de longue date ayant pris part à l’action européenne.

La figure de Raymond Rifflet reste assez méconnue en France en dehors de spécialistes des questions européennes. Dans ce champ, il est assurément moins connu que l'ancien Premier ministre belge, le socialiste Paul-Henri Spaak, que le personnage principal croise à plusieurs endroits de l'ouvrage. Enseignant et haut-fonctionnaire, il aurait pu faire sien l’adage d’Henri Bergson : « Agir comme un homme de pensée et penser en homme d’action ».

Bertrand Vayssière, auteur de sa biographie, prend soin de mettre en perspective le champ intellectuel belge, qui est divisé entre trois sensibilités (socialiste, libre et social-chrétien), et traversé par l'opposition entre Wallons et Flamands. En outre, l’organisation particulière du champ politique conduit à privilégier l'émergence de coalitions permettant de trouver des compromis entre différents groupes. Le tropisme européen de la Belgique s’explique au moins partiellement par le fait que ce pays, coincé entre deux grands voisins, sait que son avenir et son équilibre passent par une entente entre eux. C'est ainsi que l'on peut dire que la Belgique est une sorte de « microcosme de l'Europe » (Henri Pirenne)   ou de « carrefour de l'Europe » (Paul Colin)   . Il faut donc situer Raymond dans ce cadre, celui d’un Wallon, marqué par la culture française, un intellectuel, socialiste, militant européen et homme de négociation et d’alliances.

 

Socialiste et européen

Né peu après la Première Guerre mondiale (21 décembre 1919), il grandit politiquement au milieu des différentes crises de l'entre-deux-guerres, devenant européen à l'issue d'une expérience particulièrement douloureuse de déchirure du continent européen. Il est au fait des enjeux de son temps : « la remilitarisation de la Rhénanie, l'affaire Stavisky et le 6 février 1934, qui scandalisèrent ses parents et occasionnèrent des discussions hautes en couleur lors des repas de famille, et surtout la guerre civile espagnole, qui représenta un “virage” pour le jeune Rifflet. »   .

Après ses débuts professionnels dans l'enseignement et dans les cabinets de l'Education nationale et de la Culture en Belgique, il dirige le cabinet du Commissaire européen aux relations extérieures, le libéral Jean Rey, puis de président de la Commission. Il n'a plus quitté l'institution par la suite, devenant directeur général des Affaires sociales, puis conseiller de trois présidents, Roy Jenkins, Gaston Thorn et Jacques Delors.

L'homme est traversé par des contradictions propres à son époque. En effet, il est à la fois socialiste et européiste, à l’heure où les deux n’allaient pas nécessairement de pair ; engagé dans l’aventure des Cahiers socialistes, il considère l’Europe comme une véritable raison d’espérance collective. Dans cette perspective, l'année 1948 tient une place particulière avec le fameux congrès de La Haye au cours duquel Winston Churchill a eu un rôle important. Par la même occasion, la présence de la figure tutélaire britannique a également rendu plus compliquée la position de l'aile gauche de ce mouvement, qui craignait l'instrumentalisation du fédéralisme par les conservateurs, crainte que pouvait partager Rifflet. Il comprend qu’il devra travailler avec l’opinion publique, l’Europe ne pouvant se résumer à des rencontres avec les chancelleries et dans les couloirs parlementaires.

 

Intellectuel et acteur engagé

C'est à la fois un intellectuel soucieux de faire partager, de transmettre sa foi européenne ainsi qu'un acteur engagé, dans les différents réseaux de socialisation européens tout autant qu'au sein des institutions européennes. Professeur d'enseignement secondaire à Schaerbeek, essentiellement en histoire mais également en géographie et en philosophie, il fréquente et enseigne à l'Université Libre de Bruxelles, au Collège d'Europe, au Centre international de formation européenne de Nice, à l'Institut des hautes études européennes de Strasbourg ou encore au Centre Européen universitaire de Nancy. A cela s’ajoute son activité au sein de réseaux de recherche comme le TEPSA (Trans European Policy Studies Association).

En fonction de la marge de manœuvre dont il dispose au Berlaymont, mythique bâtiment européen, il essaie au sein de ces institutions de faire prévaloir ses propres convictions, en tant que chef de cabinet comme dans son action pour avancer concrètement sur l’Europe sociale. Il poursuit ce travail de conviction qu’il a commencé avec les mouvements fédéralistes, de l’Union européenne des fédéralistes au mouvement fédéraliste européen.

À travers le destin de Raymond Rifflet, on retrouve également un certain nombre de moments cruciaux de l'histoire contemporaine française, ayant lui-même détenu la double nationalité franco-belge jusqu’à 21 ans, du fait d'une origine familiale française (par sa mère). Tour à tour, le personnage principal est confronté à la manière dont Pierre Mendès France évite le vote de la Communauté européenne de défense, à la politique de De Gaulle à l'égard des institutions européennes (la Commission Hallstein), ou encore l'arrivée au pouvoir des socialistes en France en 1981. Dans ce cadre-là, Raymond Rifflet se trouve plusieurs fois en affinité avec la personne de Jacques Delors, avec lequel il a été en contact bien avant que ce dernier ne devienne président de la Commission européenne.

 

Que faut-il retenir de cette trajectoire ? Il fait sans doute partie de ce qu'on pourrait appeler un « petit grand homme » de l'Europe   , dont le rôle ne doit pas être minoré. A travers cette biographie, c'est plus largement une contribution à une sociologie des institutions de l’intérieur qu’il faut retenir de l’ouvrage, afin de saisir les pratiques institutionnelles au sein des politiques communautaires ; au-delà d'une analyse par le haut qui met l'accent sur le comportement des chefs d'État et des commissaires, l’attention est ici portée sur un échelon intermédiaire qui est celui du processus politique européen, qui mobilise des acteurs animés de différentes cultures et de multiples intérêts