Quinze intellectuels et artistes réfléchissent à nos peurs face à la menace terroriste, à la menace écologique, et à la menace nucléaire.

Sur le plan psychologique, on peut définir la peur et la crainte comme deux sentiments à double signification, physiologique et existentielle, nés à l’approche d’un danger réel ou supposé. Ce sont des émotions auxquelles on peut renvoyer des objets individuels (j’ai peur du noir et des fantômes ! je crains la foule !) ou des objets collectifs (la peur médiévale de l’enfer ! la crainte de la guerre qui vient !). Elles entraînent derrière elles des réactions assez typiques : le refus de se rendre quelque part, en plus un vendredi 13, faire des réserves d’huile et de sucre, etc.

La première interprétation en est presque toujours psychologique. Mais il est tout à fait insuffisant de les restreindre à de telles considérations. Non seulement la sociologie peut fournir d’autres explications (par exemple sur les rumeurs qui ont imposé des peurs, jadis, à Orléans, aujourd’hui autour de camionnettes blanches autour de Paris), mais encore la philosophie, l’anthropologie religieuse, ainsi que d’autres savoirs. Paradoxalement, d’ailleurs, l’idée d’un Dieu à craindre, dans les religions révélées, souligne déjà une autre fonction de la peur, cette fois dans la découverte de la finitude du monde mise en balance avec l’infini.

Organisé par Jean Birnbaum, De quoi avons-nous peur ? tente de reprendre cette question de la peur, en l’articulant à notre époque   . Le livre de Jean Delumeau, La Peur en Occident, XIVe-XVIIe (Fayard, 1979), comme un certain nombre d’autres, avait donné matière à réflexion historique, en son temps. Ces ouvrages nous ont appris comment les peurs modernes se dégagent des références bibliques qui fondent la peur médiévale. D’autres ouvrages encore ont insisté sur les peurs modernes, et Jean-Pierre Dupuy a raison de souligner que les mises en scène traditionnelles du Siegfried de Wagner, dans la deuxième journée de la Tétralogie, montrent, à partir du XIXe siècle, un héros qui ne connaît pas la peur. Seul celui qui ne connaît pas la peur peut forger l’épée Nothung, tuer le dragon Fafner, s’emparer de l’anneau et conquérir Brünnhilde. Or, montre-t-il, Patrice Chéreau, en 1980, à Bayreuth renverse ce trait. Afin d’être pleinement humain, Siegfried doit justement sentir qu’il lui manque quelque chose : la peur, l’angoisse, qui feraient de lui un être complet. Même si nous pourrions dire la même chose de Macbeth (Acte V, scène V), ce qui est certain, c’est que le regard que nous portons sur la peur a été bouleversé.

 

L’empire des peurs

Nous ne sommes pas le Siegfried antérieur à l’interprétation de Chéreau. Nous déployons des peurs individuelles et collectives dont la vie sociale, les médias, les enquêtes témoignent. Des peurs ? C’est-à-dire des épouvantes devant ce qui advient ou risque d’advenir. Nous sommes ainsi « frappés par la peur », effrayés avec plus ou moins d’intensité par tel ou tel objet. À dire vrai, on devrait sans doute distinguer les peurs et les craintes. En effet, quelqu’un nous fait peur par surprise. Dans la peur, la cause et la réaction coïncident. Mais la crainte de quelque chose peut précéder son avènement. La crainte laisse une certaine latitude à la montée de l’angoisse, à une distension dans laquelle peuvent se loger de nombreux autres paramètres, encore une fois autant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective.

Cette distinction n’est sans doute pas toujours nécessaire. Dans cet ouvrage, elle compte peu. Il n’en reste pas moins vrai que des peurs spécifiques traversent notre époque. Tentons un répertoire succinct. L’époque est évidemment marquée par des peurs devant le développement technologique de l’humanité, le génie génétique, l’armement, l’ingénierie agronomique… toutes ces technologies comportant un risque de détruire l’humanité. À quoi s’ajoutent la peur des invasions migratoires, du déclin de la civilisation, d’une supposée islamisation de la société, toutes ces peurs qui ont pour effet de fragiliser les règles et les principes élémentaires du secours et de l’accueil. Pour éviter les listings interminables, les auteurs proposent de saisir les textures de la peur contemporaine dans trois grands types de menaces : la menace terroriste, la menace écologique, la menace nucléaire (rappelant que la paix internationale n’est qu’un équilibre de la terreur).

Néanmoins, pour cerner l’empire de la peur ou des peurs, il convient aussi de faire référence aux réseaux de diffusion des peurs et à la puissance destructrice de leur contagion. En l’occurrence, à l’ère d’Internet, les arguments de la peur sont beaucoup plus aisés à reproduire et à diffuser que ceux qui permettent d’entretenir une confiance nécessaire à la vie démocratique.

 

Peur et ignorance

Ce sont donc quinze intellectuels et artistes qui prennent la parole dans ce volume. Dans la tradition des Forums, tel celui dont sont issus les contributions, s’y mêlent artistes, écrivains, chorégraphes, sportifs, chacun pensant et parlant à partir de ses compétences. L’historien Patrick Boucheron ouvre le bal avec une belle analyse du lien entre peur et fictions politiques. Suivent Alain Corbin, Gérald Bronner et Jean-Baptiste Fressoz (en désaccord complet), Emilie Tardivel, Jean-Pierre Dupuy (qui analyse la panique), Yves Charles Zarka, Marc Crépon (qui ouvre la section réservée à la politique et à ses rapports avec ce qu’on appelle les passions), Céline Spector (insistant, selon ses compétences, sur Montesquieu et les relations entre peur et despotisme), Nathalie Prince, Edgar Morin, Adrienne Boutang (sur les rouages de la peur, revenant ainsi sur le film des frères Lumière, L’entrée d’un train en gare de La Ciotat). L’ouvrage se poursuit par une réflexion sur les arts, avec Christophe Honoré (sur la peur du point de vue du metteur en scène) et Daniel Meguish, avant Fragan Ghlker (artiste de cirque contemporain). Enfin il se clôt sur un entretien de Jean Birnbaum avec Élisabeth Roudinesco. Pas tout à fait la parité comme on peut le calculer. En revanche, les disciplines diverses sont assez bien représentées.

Deux points communs traversent ces conférences in vivo, devenues ici des articles rédigés. C’est d’abord l’horizon dessiné, en son temps, par le philosophe Hans Jonas, dans son ouvrage Le principe responsabilité (1979). Cette référence n’est pas centrale uniquement parce qu’elle tente d’esquisser un concept de responsabilité du présent vis-à-vis des générations futures, en particulier en rapport avec les technologies du nucléaire, auxquelles on pourrait ajouter la question du plastique, du 6e continent, etc. La référence au Principe responsabilité est aussi centrale au titre de son impact sur les lecteurs et sur les institutions. On lui doit des avances et des réticences académiques, diplomatiques et politiques relatives au « principe de précaution » trop souvent pris pour un impératif de ne rien faire.

C’est ensuite la question de savoir s’il faut rattacher les peurs à une ignorance du fonctionnement du monde ou des techniques, à la manière dont Friedrich Nietzsche déduit la métaphysique de la peur d’affronter la réalité. Ce fut longtemps le cas. Et on se faisait fort de souligner comment, en éclairant les consciences, les peurs devaient disparaître. En particulier en ce qui concerne la genèse du populisme, plusieurs fois étudiée dans l’ouvrage. Or, les peurs n’ont guère disparu. D’autre part, elles se sont renouvelées. Enfin, certaines d’entre elles sont désormais parfaitement réfléchies. D’ailleurs, rappelle Marc Crépon, rares sont les peurs spontanées, ou du moins elles ne le sont jamais exclusivement. Et si la peur s’oppose au courage, son cœur n’est pas l’ignorance. Il y a assurément de bonnes raisons parfois d’avoir peur.

 

Gouverner par la peur

Pour autant, la peur peut-elle produire autre chose qu’une passion négative, au risque de passions meurtrières ? Baruch Spinoza remarquait déjà que certains régimes politiques se perpétuent en suscitant la peur, lorsqu’il constatait :

« Le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes, et de masquer, sous le nom de religion, la crainte par où ils doivent être maîtrisés, afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut »   .

Aussi expliquait-il que faire de la politique, outre le fait que cela conduise à la destitution de tels régimes, a pour objectif de dissiper cette crainte en instaurant un régime de raison. De la même manière, la raison (sous les espèces du calcul de la survie) incite à décider de s’accorder avec les autres humains, dès lors que cette raison s’est confrontée à la crainte de la mort engendrée par la guerre de chacun contre chacun, comme le montre Thomas Hobbes. Enfin, si Marx et Engels relèvent qu’ « un spectre hante l’Europe », ce n’est pas tant pour calmer cette peur qu’ils décrivent que pour expliquer rationnellement la source de cette peur.

Les entrées politiques dans la question de la peur sont multiples. L’ouvrage en dégage un certain nombre. Le Prince (de Machiavel) n’est-il pas gouverné par la crainte de perdre le pouvoir ? Et si le pouvoir avait plutôt peur de la peur du peuple que de ses propres peurs ? Ne convient-il pas de réfléchir la crainte (de l’autre) comme moteur de l’instauration de l’État, la crainte partagée soulignant la nécessité de se regrouper ?

En ce point, il est possible de citer de très nombreuses analyses philosophiques portant sur les rapports de la peur et de la politique. Des analyses qui ne cessent de relever l’humanité de la peur. Mais aussi sa fonction : renvoyer à la communauté ou à la collectivité qui sécurisent les individus et les protègent de la peur. La peur en deviendrait-elle nécessaire ?