La correspondance de Maritain avec trois grandes figures du catholicisme éclaire d'un jour nouveau des années troubles.
C’est à une véritable incursion dans un pan de l’histoire littéraire et religieuse de la France, aujourd’hui largement méconnue, que nous invite la lecture des correspondances de Mauriac, Claudel et Bernanos avec Maritain. Les textes, présentés par Henri Quantin et Pierre Bressolette, sont accompagnés d'introductions précises, synthétiques, historiquement et littérairement bien documentées, qui montrent les convergences des correspondants et leurs limites. En effet, il s’agit de correspondances entre des personnes qui sont loin d’être d’accord sur tout. On n’y trouve ni unité de pensée, ni alliance partisane, mais des positions sur des questions qui touchent chacun singulièrement.
Le point commun entre ces correspondants de J. Maritain, outre leur catholicisme affiché, c’est qu’ils se méfient des hommes de lettres et ne se résignent pas à en être. Ainsi Claudel écrit-il à Maritain : « Il n’y a rien qui doive désoler Notre Seigneur que la contemplation du cœur de l’homme de lettres » ; à quoi ce dernier répond : « Seul le cœur des prêtres tièdes doit dégoûter Dieu davantage ». Mauriac, de son côté, écrit : « Quelle prostitution qu’une vie comme la mienne ! Quelle saleté que le métier littéraire ! », et il y oppose la simplicité et la fidélité des pauvres gens. L’ambiguïté de biens des attitudes vient de ce que Maritain joue vis-à-vis de ses correspondants des rôles multiples et diversement perçus par ces derniers.
Correspondance Maritain-Mauriac
C’est d’abord sur l’écriture et son rapport avec la vie croyante que nous renseigne cette correspondance. En mai 1926 paraissent la Lettre à Jacques Maritain de Jean Cocteau et la Réponse à Jean Cocteau de Jacques Maritain, que Mauriac apprécie. Le débat concerne le rapport entre la poésie et Dieu et met en jeu la responsabilité de l’écrivain chrétien. Mauriac est tourmenté par la question de sa vocation de romancier et, en particulier par la lettre de Gide dans laquelle « il dénonçait le compromis rassurant qui permettait à Mauriac d’aimer Dieu sans perdre de vue Mammon » ). Mauriac, après une controverse avec Maritain, tombe d’accord avec lui quand il explique que l’art n’est souverain que dans son ordre, en ce qui concerne l’œuvre à faire. Quand Mauriac maudit sa condition d’écrivain, Maritain lui répond : « N’est-il pas plus sage d’accepter ce que Dieu nous a faits, et nos pauvres métiers ? Je crois que la littérature n’est une prostitution que si précisément on s’y livre comme à un vice plus fort que soi et dont on a honte, non comme à une tâche consentie ». Avec le temps, une profonde amitié unit les deux hommes qui se confient l’un à l’autre leurs projets ou leurs états d’âme (ainsi Mauriac confie-t-il à Maritain : « On est bien seul : j’ai un tel besoin de « communauté » que ce serait peut-être un signe de vocation – mais je voudrais choisir mes confrères, et c’est là que l’esprit du siècle reparaît ! »
Les événements historiques qui ponctuent les existences sont une toile de fond sur laquelle réagissent les deux correspondants. Ainsi, la correspondance nous livre la réaction de Mauriac à l’égard du premier numéro d’Esprit et relate surtout l’histoire d’une commune émotion sur les déchirements de la guerre civile espagnole. Très vite s'exprime encore une commune opposition au soutien des chrétiens aux nationalistes, comme en témoignent l’article de Mauriac "Pour le peuple basque" paru dans le Figaro le 17 juin 1937 ou celui de Maritain, intitulé "De la guerre sainte", paru dans la Nouvelle Revue Française de juillet 1937. Et quand Maritain est attaqué par Claudel ou le Vice-amiral Joubert, Mauriac prend sa défense dans un article intitulé "Mise au point". Après la guerre, Maritain, à Rome puis aux Etats-Unis, et Mauriac restent en contact : ils lisent avec attention ce que chacun écrit et se soutiennent. Ainsi Maritain écrit-il à Mauriac, dans le cadre de l’affaire Finaly : « Les lettres d’insultes – chrétiennes et même juives – navrent le cœur à cause du fond de haine et de bêtise qu’elles révèlent ; mais quel privilège d’être insulté pour la justice » . Dans le même ordre d’idée, Maritain salue dans Ce que je crois de Mauriac les pages dans lesquelles il se dit « vertigineusement » séparé des chrétiens qui approuvent ou pratiquent la torture, tout comme il rejoint Mauriac qui salue en De Gaulle un homme qui fit de la politique sans invoquer la religion.
Comme l’écrit P. Bressolette : « A Mauriac qui déclarait : "Il faudrait être un saint... Mais alors on n’écrirait pas de roman. La sainteté c’est le silence", Maritain rétorquait : "Mais si ! On écrirait des romans, si on est né romancier". Et d’ajouter : "On n’est un saint qu’une fois mort. Avant, on le devient" » . L'échange de lettres est complété d’annexes correspondant à un certain nombres de textes de Mauriac évoquant Maritain.
Correspondance Maritain-Claudel
Claudel écrit d’abord à Maritain à l’occasion de la parution en 1925 de Trois Réformateurs. Luther-Descartes-Rousseau, réformateurs en qui Maritain discernait les principes spirituels qui inspirent la modernité. Claudel témoigne de son accord avec la dénonciation de l’individualisme moderne et la fuite hors de la métaphysique dans le refuge de l’empirisme qui caractérise la modernité. Cependant, il reproche à Maritain de confondre Réforme et Renaissance, et considère, lui, la Renaissance comme une grande époque. Maritain reconnaît que son texte a pu laisser croire à une confusion entre les deux, mais précise à Claudel qu’à ses yeux, la Renaissance « a trop oublié la Croix ». En effet, comme le rappelle M. Bressolette, « la grande époque pour Maritain est celle de la chrétienté médiévale qu’il admire mais pour laquelle il refuse toute nostalgie ou tout désir de restauration. A partir du XVIe siècle, aux yeux de Maritain, la pensée philosophique et, dans une certaine mesure, l’art et la spiritualité n’ont fait que dériver vers un affadissement » , fidèle en cela à la vision bloyenne de l’histoire, tandis que pour Claudel l’époque baroque représente le sain jaillissement de la vie et de la beauté. Il écrit ainsi à Maritain : « Là où est la beauté Dieu ne peut être absent » . Par ailleurs, avec La Primauté du spirituel, Maritain – et Claudel le voit bien – se sépare de l’Action française. Claudel l’approuve, même s’il critique la sympathie que Maritain conserve à Maurras.
Mais à partir de 1937, les désaccords ponctuels laissent place à une rupture assez nette entre les deux auteurs, dont le catalyseur est la Guerre d’Espagne. Claudel critique violemment l’engagement de Maritain contre les nationalistes, tout chrétiens qu’ils se prétendent et, au moins dans sa correspondance , laisse éclater tous les griefs qu’ils avaient contre Maritain (des réunions à Meudon à la conversion de Cocteau et à l’accueil des jeunes poètes surréalistes comme Reverdy, etc.). Dans l'article « L’anarchie dirigée », publié dans le Figaro du 27 août 1937, Claudel critique nommément les positions de Maritain sur l’Espagne et affirme : « Les catholiques ont entre eux un devoir de solidarité qui doit s’exprimer autrement que par des interventions incongrues en faveur des alliés rouges à propos de scandales imaginaires » .
Plus fondamentalement, on ne peut que relever l’incommensurabilité entre les forces du verbe poétique claudélien qui « s’accommode mal de l’exactitude du discours philosophique qui se doit de définir et de distinguer les concepts » et l’exigence de précision des analyses de Maritain qui s’efforce de distinguer et nuancer « pour essayer, en contemplant notre temps, non de disperser, mais d’assumer, de réconcilier », comme Maritain l’écrit dans la Réponse à Jean Cocteau.
Correspondance Maritain-Bernanos
C’est d’abord par le rôle d’éditeur de Maritain de Sous le soleil de Satan que commence la correspondance. H. Quantin propose dans l’introduction de cette correspondance une mise au point très instructive. Alors qu’on a longtemps cru que Maritain avait aseptisé l’œuvre de Bernanos en demandant coupes et modifications à l’auteur avant la publication du texte, Pierre Gilles, en refusant d’attribuer à Maritain la lettre dans laquelle Bernanos se plaint de coupes exigeantes, pour des raisons qui semblent tout à fait légitimes, libère le philosophe de l’accusation d’avoir mutilé un chef d’œuvre. Dès lors, le rôle de Maritain, attesté par la lecture des lettres que Bernanos et Maritain échangent à cette période, apparaît positif, comme cela transparaît dans une lettre à Stanislas Fumet où Bernanos écrit à propos de modifications que lui demande Maritain, son éditeur : « Je devais bien tous ces petits sacrifices à Maritain, pour tout le bien qu’il m’a fait ». Il semble que Maritain n’ait demandé à Bernanos que quelques retouches mineures sur son texte. Et loin d’être l’éditeur frileux qu’on a voulu faire de lui, c’est en homme audacieux que Maritain publie ce texte qui apparaît alors scandaleux.
Maritain a été proche de l’Action française et Bernanos en fut membre jusqu’en 1919. Aussi sa condamnation par Rome donna-t-elle lieu à de vives réactions. H. Quantin prend soin de rappeler ce qu’a été l’Action française dont il dit que nous ne retenons que la dernière image, différente de ce qu’elle a été dans les années 1910. Après avoir placé ses espoirs dans l’Action française, Bernanos se révéla déçu par Maurras. Maritain se trouve personnellement lié à Maurras par un héritage qu’ils doivent se partager. Un homme d’Eglise veut le rapprocher de Maurras et Maritain écrit de 1920 à 1926, date de la condamnation par Rome, une chronique dans une revue qu’il soutient ainsi que Maurras. Si Maritain garde une certaine estime pour Maurras, pour avoir notamment dénoncé la vision rousseauiste de la démocratie, fondée sur une souveraineté émanant du peuple et non de Dieu, c’est, pour Bernanos, parce que Maurras montrait un amour de la France, préalable à l’amour de Dieu, qu’il était digne d’estime. Sur ce point, Bernanos adresse quelques attaques à Maritain qui tendent à souligner sa réussite professorale, ce qui l’éloignerait du peuple dont il se sent plus proche.
Mais le vrai fossé entre Bernanos et Maritain se situe dans l’antisémitisme du premier, qui ne pouvait qu’être insupportable au mari d’une juive convertie. Après une mise au point sur l’antisémitisme de Bernanos qu’il faut replacer dans son contexte historique, H. Quantin expose les rapports de Bernanos à Bloy et Drumont, qui expliquent – en partie – ses prises de position sur le judaïsme. Si Bernanos se revendique de l’héritage de Bloy (comme Maritain dont Bloy est le parrain) et de Drumont, Raïssa Maritain rappelle que Bloy se voulait irréconciliable avec Drumont . Raïssa Maritain reprocha également à Bernanos d’expliquer la cruauté de la guerre d’Espagne par « l’apport de sang juif et maure » .
Ainsi Bernanos critiqua-t-il les positions de Maritain sur l’antisémitisme. Certes, Bernanos n’a cessé de rejeter férocement l’antisémitisme nazi, mais il ne voulait pas, au nom de la lutte contre ce dernier, se taire sur les Juifs et plaider en faveur d’une démocratie qu’il détestait. Ainsi écrit-il en 1938 : « Maritain et Maurras collaborent au même travail : mettre les jeunes Français devant le dilemme, réalisme politique ou démocratie, fascisme ou démocratie » . La rupture fut nette quand Bernanos écrivit dans Nous autres Français : « Je puis parfaitement... honorer M. J. Maritain tout en déplorant ses rêveries femmelines sur les Juifs et la démocratie ». Notons par ailleurs que H. Quantin s'est vu refuser l'accès à certaines lettres de Bernanos dans le cadre de la publication de cette correspondance, ce qui n’est pas sans laisser suspecter des formules pour le moins regrettables de Bernanos.