Georges Bensoussan revient sur les réactions ambiguës suscitées par les faits antisémites les plus récents, avant de les replacer dans leur contexte historique, en France et dans le monde musulman.

La publication par le gouvernement des derniers chiffres officiels des violences judéophobes en France signale un regain d'antisémitisme inédit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. A côté de ces statistiques, d'autres constats ont de quoi alarmer : leur probable sous-évaluation, la banalisation des insultes quotidiennes qui ne sont pas signalées mais qui accélèrent les départs, et surtout, notre incapacité à prendre à bras-le-corps collectivement cette urgence qui semble rester l'objet d'un déni politique, médiatique et intellectuel.

C'est ce déni collectif que l'historien Georges Bensoussan s'est attaché à pointer par deux ouvrages récents, qui examinent les formes et les raisons profondes de la haine anti-juive aussi bien dans ce qu'on appelle désormais les « quartiers difficiles » (Une France soumise. Les voix du refus, Albin Michel, 2017), que dans l'histoire des Juifs du monde arabe telle que nous persistons à nous la représenter (Les Juifs du monde arabe. La question interdite, Odile Jacob, 2017).

Dans cet entretien, il revient d'abord sur les réactions ambiguës suscitées par les faits antisémites les plus récents, avant de les replacer dans la perspective des constats dressés dans ses deux derniers livres.

 

PREMIERE PARTIE : ACTUALITE DE L’ANTISEMITISME

Face à l’inflation des violences antisémites que nous observons ces jours-ci, la couverture médiatique ne semble pas pouvoir – ou pas vouloir – communiquer sur la nature de ces « actes sans auteurs ». A-t-on des sources qui permettent de les connaître ?

La formule « actes sans auteurs » est tout à fait juste. Ce que Brice Couturier a appelé le « parti des médias » est prompt à dénoncer l’antisémitisme, mais pas les antisémites. Existe-t-il des sources qui permettent de mieux les connaître ? Oui, de deux sortes : des sources juives et des sources policières mais toutes les deux sont incomplètes.

Les sources juives relèvent, d’une part, du Service de protection de la communauté juive (SPCJ, coiffé par le CRIF), fondé après l’attentat de la rue Copernic en octobre 1980. Et d’autre part, du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA), un organisme privé fondé par un commissaire de police aujourd’hui à la retraite, Sammy Ghozlan, qui a beaucoup travaillé le terrain des « quartiers difficiles ». Le SPCJ et le BNVCA recueillent les plaintes déposées par les victimes qui leur sont transmises par des appels téléphoniques. Le SPCJ enregistre plus spécifiquement les agressions physiques, ce qui est lié à sa mission de protéger physiquement les communautés juives lors de manifestations ou de célébrations. Le BNVCA a moins de moyens, il s’agit d’une structure bénévole qui ne dispose pas de sponsors.

La police, elle aussi, recueille des données en nombre. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, les statistiques ne sont pas forcément fiables. Car à mesure que les années passent, l’usure se fait sentir : les victimes sont de plus en plus dissuadées de porter plainte. En premier lieu parce qu’elles n’ont presque jamais de suite, et en second lieu parce que tout se passe comme si elles ne croyaient plus à l’avenir des Juifs en France.  Il arrive par ailleurs que des officiers de police refusent de prendre les plaintes au motif que les délits ne seraient pas constitués. Les dernières évaluations communiquées par le gouvernement sont donc inférieures à la réalité tout simplement parce que la police ne recueille qu’une partie des faits.

Mais même devant les instances juives, la lassitude a gagné les esprits et aboutit à une usure que traduit la fréquence des déménagements au sein du territoire français comme à l’international, en direction d’Israël notamment. Les départs vers l’Etat juif sont mesurés avec précision par l’Agence juive qui centralise les données et les communique.  Ces départs ont certes baissé ces dernières années (2800 départs en 2018 contre plus de 7000 en 2015) mais ils demeurent à un niveau élevé par rapport aux années 1990 où ils se situaient, en moyenne annuelle, aux environs de 1 000 à 1 200 par an. Par surcroît, il faut ajouter à ces chiffres les départs vers les Etats-Unis, le Canada ou l’Australie par exemple, qui, eux, ne sont pas comptabilisés.

En dix ans, la Seine-Saint-Denis a perdu 80 % de sa population juive, un mouvement migratoire (faut-il parler d’exode ?) constaté aussi dans le Val-d’Oise. A Sarcelles, par exemple, ce qui avait été l’une des grandes communautés juives de France depuis la fin de la guerre d’Algérie, a vu ses effectifs fondre de 15 000 à 8000 personnes. Mais ce phénomène n’est pas propre à la région parisienne, il est plus grave encore à Toulouse où, depuis les attentats de Mohammed Merah (en mars 2012), on estime que près de la moitié de la communauté a quitté l’agglomération. Le centre culturel Hébraïca, inauguré il y a quelques années à peine, apparaît désormais bien vaste pour une communauté si réduite.

 

Pierre-André Taguieff et Dominique Reynié affirment notamment que ces violences sont désormais majoritairement musulmanes. A-t-on des indications fiables sur les auteurs de ces agressions, en forte hausse depuis quelques décennies ? Et si c’est le cas, comment expliquer le silence gêné des médias à ce sujet ?

Le blocage du côté des médias se traduit par des conduites d’évitement qu’on connaît aujourd’hui assez bien : on se refuse à identifier les auteurs de ces agressions, voire, pire, on travestit la réalité, comme le reconnaissait sur le plateau de l’émission « 28 minutes » (Arte) le journaliste de Libération Jean Quatremer en janvier 2016. Et que dire de Kamel Daoud insulté en février 2016 dans une tribune publiée par le journal Le Monde et signée par une vingtaine d’intellectuels. Il y était condamné pour son « islamophobie ». Qu’avait-il dit ? À la suite des agressions sexuelles subies par des femmes allemandes dans la nuit du premier de l’an 2016, en particulier à Cologne, l’écrivain algérien publiait quelques jours plus tard, dans le même journal, une tribune dans laquelle il évoquait « l’univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. » Avant même la tribune accusatrice des intellectuels qui sera publiée en réponse, le journal Libération accusait Kamel Daoud d’avoir « mis le feu » avec des « phrases provocatrices ».

Ce silence gêné n’est toutefois pas propre aux violences anti-juives. Plus global, il participe de l’extension rapide de l’autocensure en France face à tout ce qui touche à l’islam et au monde arabe. Ce que Jacques Ellul pointait déjà du doigt en 1983 dans Islam et judéo-christianisme (PUF) est devenu une tendance de fond. La peur est en train de gagner la partie. Isabelle Adjani le reconnaissait avec honnêteté dans le magazine Le Point en 2014. En 1989, lors de la Nuit des Césars du cinéma, elle avait lu un extrait des Versets sataniques de Salman Rushdie, en signe de soutien à l’auteur britannique qui venait de faire l’objet d’une fatwa iranienne le condamnant à mort. Que dit-elle 25 ans plus tard ? « Hélas ! À moins de mettre volontairement ma tête sur le billot, je ne pourrais plus aujourd’hui faire ce genre de provocation symbolique. Nous sommes condamnés à une forme de réserve. C’est un terrible aveu d’impuissance. Et c’était impossible, à l’époque, d’imaginer ce qui se passe aujourd’hui. »

Faut-il rappeler le précédent plus lointain de la chanteuse Véronique Sanson après les attentats de la rue de Rennes à Paris devant le magasin Tati (septembre 1986) ? Elle avait alors écrit une chanson intitulée : Allah. Quand elle doit se produire à l’Olympia en mars 1989, la chanteuse reçoit des menaces de mort, on menace de la vitrioler. Le soir de sa première, elle retire cette chanson de son répertoire, puis le disque où figure ce titre est à son tour retiré de la vente dans certains magasins.

Pour revenir à votre question, quand les victimes appellent le SPCJ et le BNVCA, elles signalent généralement le profil de leurs agresseurs et dans leur déposition reviennent souvent des formules entendues lors du passage à l’acte, « Allahu Akbar », ou « Sale Juif, tu payes pour la Palestine », comme d’autres paroles aussi prononcées en arabe. Ces témoignages montrent le plus souvent l’origine musulmane ou arabo-musulmane des agresseurs : Coulibaly, l’assassin de l’Hyper Cacher en 2015 et Traoré, l’assassin de Sarah Halimi en 2017, étaient des musulmans maliens. Les évaluations de Taguieff et de Reynié (pour la Fondapol) sont corroborées par tous les témoignages reçus. Ce qui n’exclue pas que les violences judéophobes puissent avoir aussi, mais de manière marginale, d’autres origines (cf. infra, ndlr).  

 

Nous reviendrons plus loin sur ces violences d’extrême gauche, d’extrême droite, et autres. Pour ce qui concerne les réponses politiques apportées à ces violences, on observe que les paroles sont très fermes. Mais au-delà des mots, observez-vous que ces paroles sont suivies d’effets dans les actes, à la fois au niveau de la politique française et au niveau de l’action européenne ?

Faut-il poser la question dans les mêmes termes en Europe et en France ?  Je ne crois pas. Car la France demeure en effet le seul pays où, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des Juifs ont été tués en tant que tels. 12 victimes depuis 2003, et 16 si l’on inclut les quatre victimes de Mehdi Nemmouche, ce Français né à Roubaix, élevé en France et qui ne commit son forfait à Bruxelles que parce que le Musée juif de Paris était, lui, bien surveillé.

Seconde particularité : la France compte la plus grande communauté juive d’Europe mais aussi la plus grande communauté musulmane présente sur le Vieux continent.  Et alors ? objectera-t-on à raison. Alors, commençons par entendre les premiers concernés. Le romancier algérien Karim Akouche, qui vit désormais au Québec, et qui déclarait récemment : « Je suis un rescapé de l’école algérienne. On m’y a enseigné à détester les Juifs. Hitler était un héros. Des professeurs en faisaient l’éloge. »

Ecoutons les protagonistes de premier rang : Abdelghani Merah, le frère du tueur de Montauban et de Toulouse qui déclare en octobre 2017 au cours du premier procès de son frère Abdelkader, qu’il avait compris à quel point il avait été « élevé dans la haine » des Juifs, lesquels « ont volé l’Algérie » et « détiennent le monde. ». Une hostilité qui prend parfois une tournure grotesque comme lorsqu’à l’occasion de Noël, son père lui « explique » : « Si on n’a pas de sapin, c’est parce que le Prophète a été tué par un Juif caché derrière un sapin. » Des propos dont on pourrait multiplier les exemples à l’infini et qui ont été bien résumés par le sociologue français Smaïn Laacher qui déclarait devant la caméra de Georges Benayoun pour France 3 en octobre 2015 : « Cet antisémitisme, il est déjà déposé dans l’espace domestique (…) et il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue. Une des insultes des parents à leurs enfants, quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de « juifs ». Bon, mais ça, toutes les familles arabes le savent ! C’est une hypocrisie monumentale que de ne pas voir que cet antisémitisme, il est d’abord domestique. »

Les autorités mènent-elles une politique contre l’antisémitisme ?  Leur parole est irréprochable. Pour le reste, on demeure plus dubitatif. Les sites appelant à la haine, ceux de la mouvance Soral–Dieudonné en particulier, restent largement ouverts, alors qu’en Allemagne la répression contre ces pourvoyeurs de haine est plus rapide et efficace. Ici, en dépit des condamnations, la haine continue à se déverser alors que pleuvent les amendes, voire une condamnation à la prison ferme pour Alain Soral dernièrement, mais qu’il a su éviter grâce aux nombreux recours juridiques. L’État de droit semble tétanisé par des adversaires qui ont juré sa perte, un État omniprésent mais qui paraît frappé d’impotence. Voyez par exemple comme un Fabien Clain, après avoir fait quelques années de prison en France, une fois libéré, a échappé à toute surveillance pour finir par gagner les territoires contrôlés par Daesh, d’où il a pu participer à l’élaboration des attentats contre le Bataclan et les terrasses de café en novembre 2015.

Comment l’État pourra-t-il adapter sa réponse alors que le phénomène migratoire a créé un nouveau rapport de force à l’intérieur du pays, et que la fragmentation de la société française paraît trop importante (Jérôme Fourquet intitule d'ailleurs son récent ouvrage L’Archipel français) pour que l’antijudaïsme d’origine islamique puisse être combattu sérieusement ?  Encore une fois, cet antijudaïsme n’est pas le seul, c’est entendu, mais celui-là, contrairement aux autres, a tué ces dernières années.

 

De ce point de vue-là, vous dites donc que finalement, pour assurer la sécurité de la communauté juive de France, il est trop tard.

C’est moins le poids de la communauté juive qui compte (elle a toujours été ultra-minoritaire) que sa position dans la société française face à ses autres composantes. Sur le plan électoral, le poids du judaïsme français est dérisoire. Mais il l’a toujours été. C’est sur le plan de l’influence qu’il disparaît comme peau de chagrin.

Dans certains quartiers en France, je dis que l’avenir des Juifs tend à la « marranisation » : c'est une image métaphorique, à l’évidence, qui tend seulement à souligner que la pratique du judaïsme dans l’espace public va se faire de plus en plus discrète, et que cette retenue, dictée par la crainte, a déjà commencé. Combien ont déjà rentré à l’intérieur de leur maison la mezouzah qu’on fixe généralement sur le chambranle extérieur droit des portes ? Combien se décident à ne plus porter la kippa, ou à dissimuler sous le pull ou le chemisier le pendentif lesté d’une « étoile de David » ? Combien préfèrent dissimuler leur lecture dans les transports en commun, pour peu qu’il y soit question de Juifs, de sionisme, d’Israël ou qu’il s’agisse d’un ouvrage en hébreu ? Ces pratiques discrètes, souterraines, ne font évidemment pas la une des journaux. Et elles sont difficiles à avouer, tant elles sont souvent entachées de honte. Mais en elles, plus que dans toute ample démonstration, se lit la vérité d’une époque marquée par la crainte.

Si je parle de « marranisation », c'est aussi parce qu’il y a eu une longue série d’oublis, depuis les enfants juifs assassinés à Toulouse en 2012 par Merah jusqu’à la liste complète des victimes juives dans cette tribune signée par 41 personnalités françaises d’origine arabo-musulmane et publiée fin juillet 2016 dans le Journal du dimanche, à l’initiative de la sénatrice de Paris Bariza Khiari et du consultant Hakim El Karoui (Institut Montaigne) : « Nous, Français et musulmans, sommes prêts à assumer nos responsabilités ». Suit une longue liste des victimes d’attentats, y compris l’assassinat du couple de policiers de Magnanville, le massacre de la promenade des Anglais à Nice et l’assassinat du père Hamel en Normandie. Or, dans cette liste sont « oubliées » les victimes juives. Et quand on le leur fait remarquer, les auteurs justifient cet « oubli » par une « liste des victimes (…)  terriblement longue et si diverse ». Pour autant, ils refusent de revenir sur le texte et de publier (comme certaines voix du judaïsme français le leur demandent) une version modifiée. Il n’y aura aucune polémique, ou si peu.

 

Au-delà du silence médiatique et de l’inaction politique, la recherche scientifique vous semble-t-elle s’être saisie de cette question des nouvelles formes de la judéophobie ? Ou bien observez-vous là aussi une forme d’insouciance désinvolte ?

C’est moins d’« insouciance désinvolte » qu’il s’agit que d’autocensure. A fortiori dans le monde académique qui, par son statut même, paraît souvent comme l’un des plus conformistes qui soient. On se souvient du jugement décapant que portait George Orwell sur les intellectuels britanniques de son temps, à commencer par ceux de son camp, les intellectuels de gauche dont il assurait qu’ils étaient souvent les plus prompts à la soumission et à la grégarité. Orwell rentrait d’Espagne où il avait participé à la guerre civile dans les rangs des Brigades internationales. Là, il avait été témoin des exactions des agents de Staline qui avaient assassiné, ou fait assassiner, anarchistes de la CNT et trotskistes du POUM. Ses amis le pressaient de ne pas raconter, soucieux de ne pas « discréditer » la révolution.  De ne pas « faire le jeu de » la réaction, la bourgeoisie, le fascisme, etc. On peut décliner cette formule à l’envi car aujourd’hui le mécanisme est le même qui mène à la servitude volontaire ceux qui sont censés être des éveilleurs de conscience.

A côté du conformisme et de la frilosité, il y a aussi, comme vous le dites, une certaine forme d’insouciance. Si les intellectuels ne sont pas des nantis, ils ne sont pas pour autant aux prises avec la violence larvée des « quartiers populaires ». Il est difficile de savoir ce qu’ils connaissent réellement de la France. Certains d’entre eux ont sacrifié au schéma du « prolétariat de substitution » : le « peuple des quartiers », les descendants d’immigrés auraient remplacé le prolétariat « de souche ». Une fraction de ces intellectuels (médiatiquement puissants) sont convaincus de rejouer le schéma colonial de jadis qui campe la France en État colonial en proie à un racisme d’État. Dans les « quartiers », se rejouerait ainsi une interminable guerre d’Algérie mise en scène par des mouvements indigénistes qui rêvent en effet d’une colonisation interminable, condition première de la légitimation de leur existence politique. Un canevas délirant bâti au mépris de tout souci du réel. Il s’agit de ne pas « stigmatiser » davantage des populations qui le sont déjà, de ne pas alourdir le fardeau porté par l’immigration récente. Alain Badiou et Eric Hazan expliquaient il y a quelques années déjà, dans L’Antisémitisme partout (La Fabrique, 2011) : « Quand on fait état d’une montée de l’antisémitisme, c’est pour stigmatiser la jeunesse des quartiers populaires, les Arabes et les Noirs, qui ne sont pas antisémites : ils sont solidaires des Palestiniens opprimés. »

De là, le silence fait sur l’antisémitisme qui habite une partie de ces quartiers, où il fonctionne non seulement comme un code culturel, mais bien davantage encore comme un code culturel d’intégration. Cette position est difficile à tenir pour ces intellectuels « de gauche » sans la mise en place, en même temps, d’une puissante autocensure. Le géographe Christophe Guilluy, qui n’est pas universitaire (cela a ici toute son importance) racontait récemment recevoir des courriels de doctorants lui signifiant l’intérêt qu’ils portaient à ses travaux, ajoutant toutefois qu’ils ne pourraient pas le citer dans leur bibliographie de thèse sauf à encourir les foudres du jury. De quoi rappeler la manière dont les professeurs de la Sorbonne qualifiaient l’historien-outsider Philippe Ariès dans les années 60 : « le marchand de bananes ». On leur souhaite une partie seulement de l’intelligence, de l’érudition et du bonheur d’écriture de l’auteur de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime. Tel est le poids du conformisme universitaire qui en vient à écarter de nombreux auteurs et ouvrages de toute bibliographie. A ce classique mépris de caste, s’ajoute la lâcheté intellectuelle d’un monde universitaire peu porté à résister à cette police de la pensée qui décide du droit à la parole, et qui se structure aujourd’hui autour du décolonialisme (et ses « camps d’été décoloniaux »), de la théorie du genre et autre « écriture inclusive ».

Cette bien-pensance ne se limite pas au monde universitaire. Elle a largement gagné le « parti des médias », en particulier ceux du service public. Il y a là des intellectuels qui y ont pris pension, et d’autres, en revanche, qui n’y seront jamais invités. Y est de rigueur un conformisme de l’entre soi entre gens qui pensent « bien ». Dans 30 ans, dans 50 ans, dans un siècle, on lira cette prose écrite ou l’on écoutera ces commentaires radiophoniques comme on lit aujourd’hui la « bonne presse » de l’Ordre moral du temps de Monseigneur Dupanloup. Un même climat étouffant, répressif, grégaire et in fine bêtifiant par son moralisme distillé à l’envi. De retour en France après un long séjour à l’étranger, lorsqu’il vous prend d’écouter telle ou telle de ces radios, vous avez le sentiment d’une parole contrainte et oppressante, à l’affût d’un de ces fameux « dérapages » à offrir en pâture au pilori d’une opinion formatée.

Imagine-t-on les réactions que susciteraient aujourd’hui certains propos tenus par Claude Lévi-Strauss dans Le regard éloigné (éditions Plon, 1983) ? Imagine-t-on la cohorte de censeurs pressés de le poursuivre devant la XVII° chambre et dont seul le prestige accolé à son nom aurait freiné l’ardeur purificatrice ? Il y écrivait : « De plus en plus, on en vient à confondre le racisme (…) et les attitudes normales, légitimes même, et en tout cas inévitables, écrivait-il. Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus (…) l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé, l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres et d’éprouver peu d’attirance envers tel ou tel dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. »

 

DEUXIEME PARTIE : UNE FRANCE SOUMISE

Les publications de Pierre-André Taguieff et Dominique Reynié indiquent aussi qu’une partie des violences antisémites semblent désormais être le fait de militants d’extrême gauche, et que les passages à l’acte par des membres de l’extrême droite semblent devenus relativement marginaux. Or ce ne sont pas des faits qu’évoquent les témoignages rassemblés dans Une France soumise. Qu’en est-il, d’après vous ?

En préparant Une France soumise (Albin Michel, 2017), nous n’avons reçu aucun témoignage de cette sorte. Il est toutefois certain que le climat de ressentiment qui plombe le pays redonne de la vigueur à l’antienne du lien entre le Juif et l’argent. C’est là une ritournelle de l’anticapitalisme fréquente dans les milieux d’une partie de la gauche française depuis le début du XIXe siècle. La rhétorique qui lie Emmanuel Macron au monde de l’argent, via la banque Rothschild (avec le poids de judéophobie qui est attaché à ce nom), vient de loin. Pour le coup, on semble avoir oublié l’antijudaïsme féroce de Proudhon, de Pierre Leroux (l’homme qui forge le mot « socialisme » en 1846), ou de Toussenel qui publie en 1844 le premier pamphlet anti-juif de cet acabit, Les Juifs rois de l’époque.

Jusqu’à l’affaire Dreyfus, la gauche française a nourri cet antijudaïsme anticapitaliste. La mise en danger de la République par les forces les plus réactionnaires lui a fait opérer un tournant. Définitif ? Sans doute pas. Rappelons les réflexes antisémites d’un Maurice Thorez dénonçant en 1940 Léon Blum « aux doigts crochus » (le chef du PCF était alors réfugié en URSS). En vérité, ce vieil antisémitisme anticapitaliste n’est jamais mort. La formule déjà ancienne du socialiste allemand August Bebel, « l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles », trouve toujours une actualité nouvelle. La seule question d’importance est sa représentativité réelle.

Enfin, depuis plusieurs décennies, la judéophobie anticapitaliste s’est doublée d’une dimension postcoloniale où le nouveau prolétaire, porteur des espoirs d’un monde nouveau, c’est désormais l’immigré, le « racisé », le migrant. Avec en toile de fond, comme cause sacrée réfractant toutes les situations d’oppression, la Palestine.

Si l’antisémitisme traditionnel a régressé depuis 1945 – ce qui est incontestable –, il n’a pas disparu pour autant. En janvier 2014, à Paris, dans une manifestation rassemblant quelques milliers de personnes se revendiquant de l’extrême droite identitaire, on pouvait entendre : « Juifs, hors de France » ou « Juif, la France n’est pas à toi », des slogans rarissimes depuis 1944. L’extrême droite antisémite était bien là, présente. Pour autant, quelle est sa force véritable ? Ce mouvement n’est-il pas artificiellement monté en épingle pour mieux en dissimuler d’autres plus massifs, imposants, et passant à l’acte ? Quelle est la représentativité de ces 3 000 militants organisés d’extrême-droite (selon la police) à l’échelle d’une nation forte de 67 millions d’habitants ?

L’imputation de cet antisémitisme à l’ensemble du mouvement des Gilets jaunes l’hiver dernier ressemblait beaucoup à une manipulation de l’opinion, comme si l’on avait cherché à discréditer ce mouvement social. Tout ce que le pays compte de bien-pensants, à gauche comme à droite, s’est alors engouffré dans ce combat douteux. Avec la complicité, hélas, d’une fraction des élites juives qui, par souci d’ordre social, par conformisme politique, voire par une triviale logique de classe, a participé à l’instrumentalisation de l’antisémitisme. Voire, au-delà, de la tragédie juive du XXe siècle.

 

D’après vous, au-delà de ces différentes traditions judéophobes qui ont chacune leur propre ressort, la France se laisse-t-elle plus largement gagner par un sentiment antisémite diffus ?

On observe effectivement une convergence entre ces différentes traditions. Sur Internet, la sphère soralienne opère la jonction entre le courant antisémite issu de la gauche anticapitaliste, celui issu de l’extrême droite et celui originaire du monde arabo-musulman. Tous les trois s’accordent à désigner le Juif comme figure du mal, voire agent du cataclysme universel. 

Mais ces sites web ne fonctionnent-ils pas comme une caisse de résonnance ? D’après Rudy Reichstadt, l’un des meilleurs connaisseurs du complotisme en France, le site de Soral est fréquenté mensuellement par 5 à 7 millions de personnes. C’est beaucoup. Pour avoir un ordre de comparaison, rappelons que le site du Monde est consulté, lui, par 110 millions de personnes. Par ailleurs, toute visite d’un site doit-elle forcément être considérée comme un signe d’adhésion ?

Il entre toutefois des facteurs plus complexes dans ce regain d’hostilité envers les Juifs. La place de la mémoire de la Shoah dans notre société est aujourd’hui reconnue, elle fait partie du fond culturel français et européen. Régulièrement convoquée, elle est présente dans des films et des romans, enseignée en primaire, au collège puis au lycée (même si des enseignants peuvent décider de ne pas en parler).

Cette mémoire omniprésente semble pourtant devenue contre-productive. Elle entretient une culpabilité sourde qui, un jour ou l’autre, peut se muer souterrainement en agressivité. Le signe juif vivant vient vous rappeler en permanence le crime des aïeux selon la formule désormais consacrée : « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait. » Les Juifs sont un « peuple de fantômes », notait déjà en 1882 le pré-sioniste russe Léon Pinsker. Ils incarnent le retour récurrent du spectre avec lequel on croyait en avoir fini. Ils rappellent une culpabilité qu’on voudrait enfouir et que la mise en place d’une forme de religion civile, transfert du sacré au profane historique, vient nous rappeler sans discontinuer. De là que toute manifestation d’antisémitisme, loin d’endiguer la récidive, la stimule au contraire. Et plus l’indignation s’élève contre tel ou tel propos insultant, tel graffiti, telle croix gammée, et plus la tentation de la transgression s’exacerbe.

Invoquer sans se lasser le retour des « années noires » et de la « bête immonde », voire l’antichambre d’Auschwitz pour des événements mineurs qui n’ont rien à voir avec le climat des années 30, c’est contribuer à banaliser le souvenir de la Shoah.  À stériliser la réflexion politique, à la confiner dans un moralisme débile dans lequel se complait certaine bourgeoisie « israélite » gonflée de vanité sociale. Mais c’est là jouer avec le feu. C’est là provoquer une impression de trop-plein, nourrir un sentiment de lassitude et alimenter l’idée qu’« on en parle trop ». Il n’est certes pas prudent de le dire mais, quand ils le peuvent, des enseignants confient que leurs élèves expriment parfois ce sentiment de saturation sans forcément nourrir d’arrière-pensée antisémite.

D’autant que certains protagonistes, dont on ne peut que louer le philosémitisme, abusent parfois de la référence aux années noires et au nazisme. Par exemple, lors du « rassemblement annuel » des musulmans de France (UOIF) au Bourget le 19 avril 2003, alors que se met lentement en place le CFCM voulu par Nicolas Sarkozy, celui-ci a été invité à s’exprimer. Or, très vite, il a dû affronter l’hostilité d’une partie du public, un véritable tollé même, lorsqu’il a dit refuser d’abroger le décret de novembre 1999 qui imposait la tête nue pour les photos d’identité. L’un des responsables de l’UOIF, Abdallah Ben Mansour, monte alors à la tribune, mais loin de demander à la salle de présenter des excuses au ministre, il justifie cette bronca par ces mots : « Il y a des lois injustes. Il y a eu la loi qui imposait l’étoile jaune aux Juifs. Si la loi est injuste, il faut la changer. »

Cette instrumentalisation de l’antisémitisme semble avoir atteint une acmé avec la crise des « Gilets jaunes ». Au sein d’un mouvement qui touchait à ses débuts, sur les ronds-points, près de 300 000 personnes, et qui était approuvé par une majorité de Français, on a comptabilisé quelques incidents antisémites. Des propos, des graffitis, des banderoles sur le pont d’une autoroute. Parmi ces incidents, celui de cette femme dans le métro parisien en décembre 2018. Les médias ont fait chorus. Pendant 48 heures, on s'est cru, en France, au seuil d’une nouvelle « Nuit de cristal ». Or cette femme, dont le père avait été déporté à Auschwitz, ne souhaitait pas porter plainte. Trois jours après l’incident, elle déclarait au micro d’une radio juive avoir été confrontée à trois abrutis avinés qui avaient fait le geste de la « quenelle » dans une logique de provocation, méprisant ses protestations, et la rudoyant vulgairement, en lui dissant : « Casse toi la vieille ! ». Cela méritait-t-il une qualification juridique ?  Un dépôt de plainte ? Elle ne l'a pas cru, et elle n'a pas donné suite.

 

Un autre angle mort d’Une France soumise est l’antisémitisme des beaux quartiers. Si cette haine ne donne presque jamais lieu à des passages à l’acte, peut-on pour autant la considérer comme un sentiment révolu ?

Ce rejet, hélas, est bien présent. Mais il est discret pour ne pas dire sournois et insidieux. Il se livre peu en public ; il est réservé aux dîners de l’entre-soi et aux repas de famille. Cela posé, et c’est d’ailleurs pourquoi il n’apparaît pas dans ce livre, depuis 1944, cet antisémitisme n’est pas passé à l’acte, à l’exception de deux assassinats perpétrés par des néo-nazis en 1984 et en 1995.

 

Pour en revenir à l’antisémitisme islamique, largement majoritaire, vous illustrez abondamment, dans Une France soumise, le fait qu’il s’inscrit en fait dans une « trinité de la haine », dirigée contre la France, contre les femmes et contre les Juifs. Quelle est la spécificité de la place des Juifs dans cet ensemble de détestations ?

Les ressorts de la haine contre les femmes et les Juifs sont en partie semblables. Ils sont toutefois distincts du rejet de la France. Le ressentiment contre la France, particulièrement puissant chez une partie des descendants de l’immigration coloniale, vise l’ancienne puissance colonisatrice et induit une ambivalence inconfortable qui voit se mêler amour et haine, fascination et détestation. Mais aussi un sentiment de culpabilité né de l’attachement à la puissance anciennement dominatrice. Pour ce qui a trait à l’Algérie, par exemple, le passé colonial englobe 130 ans d’histoire, des révoltes arabes et kabyles durement écrasées, des violences et des spoliations en nombre. Ces souvenirs sont transmis dans les familles et colportés de génération en génération. Or, cette population à la mémoire souvent meurtrie est venue massivement vivre en France chez la marâtre détestée… En particulier après 1963, puisque les accords d’Évian prévoyaient une libre circulation entre Algériens et Français d’un territoire à l’autre. Et plus encore à partir du milieu des années 1970 avec le regroupement familial décidé par le gouvernement Giscard-Chirac.

Dans l’économie psychique de ce monde, et ce n’est là ni du « culturalisme » ni une essentialisation que d’énoncer ainsi les choses, les femmes et les Juifs sont des sujets dominés, sans virilité. Ou dévirilisés. Des non combattants.  Rappelons que jadis, le dhimmi juif n’avait pas le droit de porter les armes, comme il n’avait pas le droit de monter à cheval.  Des rapports de la police française dans le Maroc des années 1920 notaient que « dans ce pays, le Juif, c’est comme une femme », et c’était là la pire des conditions. Dans une économie psychique verticale où le pouvoir est d’abord l’écrasement de l’autre, quand le sujet dominé commence à s’émanciper et à relever la tête, le statut du dominant est mis en danger non seulement sur le plan social mais aussi sur le plan psychique.

Mais finalement, le couple misogynie/antijudaïsme est commun à toutes les formes d’antisémitisme, parce que dans les deux situations, le pouvoir masculin et la religion majoritaire sont menacés. Ajoutons que dans le monde chrétien, la double angoisse liée au Juif et à la femme a sans doute partie liée à l’imaginaire anxiogène de la circoncision perçue comme une forme de castration.

 

Les nombreux témoignages réunis dans Une France Soumise dessinent une cartographie qui sépare « deux cités » : l’une où se maintiennent la norme et la culture républicaines, et l’autre qui relève d’un mélange de criminalité mafieuse et de communautarisme islamiste. A côté de la « France périphérique » et de la « France des centre-ville », existe-t-il une « France théocratico-mafieuse », hermétique aux lois et aux institutions lorsqu’elles viennent d’en bas, c’est-à-dire de la souveraineté démocratique plutôt que divine ?

En préparant Une France soumise comme après, en discutant avec des acteurs de terrain, nous avons recueilli de nombreux témoignages décrivant une situation dégradée, bien davantage que ce qu’en laisse filtrer le discours médiatique dominant. Selon un haut responsable du Ministère de l’Intérieur, il y aurait plusieurs centaines de « quartiers difficiles » tenus d’une part par les trafiquants en tout genre (stupéfiants et armes surtout), d’autre part par les réseaux islamistes. Si ces deux milieux ne collaborent pas, à terme leur domination donne naissance à des quartiers « théologico-mafieux » rebelles à l’ordre républicain. Une situation d’autant plus accablante que selon de nombreux témoignages policiers, l’inertie est couverte par les pouvoirs publics à un degré que l’opinion ignore généralement.

Au quotidien, la vie des centaines de milliers de personnes qui y résident s’apparente à une survie minée par la crainte. Car qu’est-ce qu’un « territoire contrôlé » ? C’est un territoire dont on vous interdira l’accès dès que vous serez repéré comme « étranger ». Dans certains quartiers particulièrement « sensibles », il arrive que l’éclairage public soit coupé à la nuit tombée afin de faciliter les trafics en tous genres.  Ni les services de secours ni la police n’interviennent plus la nuit dans ces zones, a fortiori dans les cités conçues par l’urbanisme d’Emile Aillaud et de ses épigones dans les années 1960-1970 où la multiplication des « dalles » rend les interventions extrêmement compliquées.

Par ailleurs, la généralisation du halal comme la pratique du ramadan ont été facilitées par la densité du groupe qui contribue à enfermer des individus qui auraient souhaité s’en éloigner, peut-être, mais qui ne le peuvent pas tant la pression sociale est considérable. Pour le contrôle des filles et des femmes en particulier.  Pour « avoir la paix », on voit aujourd’hui des mères célibataires porter le voile afin, expliquent-elles, de ne plus être quotidiennement traitées de « putes » (sic). Dans ces quartiers, se démarquer de la religion dominante est devenu une conduite à risques.

 

La puissance publique semble deux fois complice de cette évolution : l’Etat, en se retirant et en renonçant à toute forme d’exercice de l’autorité par manque de moyens, et la solidarité nationale, en acceptant de nourrir une idéologie qui lui est profondément hostile pour acheter la paix sociale et mémorielle. Souscrivez-vous à cette schématisation ?

Toute schématisation n’est pas forcément erronée quand elle indique une ligne de force. On « achète la paix sociale » en effet. Car contrairement aux idées reçues, l’abandon par l’Etat est plus marqué dans la « France périphérique » que dans celle des banlieues, où la présence des services publics continue à être assurée, bon an mal an, même si c’est insuffisant à l’évidence. A La Grande Borne (Grigny) comme aux Tarterêts (Corbeil-Essonnes), des sommes colossales ont été investies dans des communes qui sont parfois en état de faillite mais que le pouvoir craint davantage que la « France périphérique » des « petits Blancs », a fortiori depuis les émeutes de 2005 dont tous les responsables redoutent la répétition. De là ces consignes de prudence qui enjoignent à la police de ne pas relever les « provocations ». On craint d’autant plus l’embrasement qu’on sait que le trafic d’armes a considérablement augmenté ces dernières années. Cette relative paix sociale est achetée par une politique de redistribution probablement la plus généreuse d’Europe et qui explique aussi, au moins pour partie, le taux élevé des prélèvements sociaux. La mobilisation de la « France périphérique », dite des Gilets Jaunes, a marqué l’éveil de cette partie silencieuse du pays convaincue que la manne redistributrice ne lui profitait pas. Témoin de l’injustice sociale conjuguée à l’absence de courage politique.

 

TROSIEME PARTIE : LES JUIFS DU MONDE ARABE

Dans Les Juifs du monde arabe, vous expliquez que la judéophobie dans les sociétés arabo-musulmanes est antérieure à la question palestinienne – si souvent présentée comme son explication unique et réconfortante. Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer, et quel serait alors le ressort de cette judéophobie ?

La judéophobie dans les pays arabes ne démarre ni ne se résume à la question palestinienne. En travaillant dans les archives de l’Alliance israélite universelle (lesquelles remontent aux années 1860-1870), dans les Archives diplomatiques françaises (CADN à Nantes) pour les protectorats de Tunisie et du Maroc (mais aussi pour d’autres pays  à partir des années 1910 environ), on peut constater l’existence d’un antijudaïsme vivace dans les sociétés marocaine ou mésopotamienne des années 1870-1880, alors qu’il n’était encore question ni de sionisme, ni d’Herzl, et moins encore d’un Etat juif en Palestine.

Dans les années 1880-1910 (alors que le premier congrès sioniste se tient en 1897), de très nombreux rapports rédigés par des professeurs, des médecins, des militaires et des diplomates (de simples voyageurs aussi), juifs on non, français, anglais, espagnols ou italiens, témoignent d’un antijudaïsme féroce dans les classes populaires au Maroc, entre autres, et d’une condition juive dégradée, marquée par la sujétion et l’humiliation. Ces témoignages, en particulier ceux relatifs au sort des communautés juives du Maroc, du Yémen et de Perse, sont difficiles à lire tant ils donnent à voir une violence souvent insoutenable (je pense au supplice omniprésent de la bastonnade au Maroc). Dans ces années 1880-1910, quel lien cette violence aurait-elle avec un conflit israélo-arabe qui n’a même pas commencé ?

Et si ces violences anti-juives n’ont rien à voir avec l’ampleur des pogroms ukrainiens et russes de la guerre civile (1918-1921), ce climat sourd de crainte permanente, d’arbitraire et d’oppression met à mal la légende d’une convivialité toujours heureuse.

Quand le conflit israélo-arabe s’impose à la « rue arabe » avec les pogroms d’août 1929 en Palestine, il ne fera que recouvrir un enseignement musulman traditionnel, celui des hadiths – les commentaires du Coran (sa partie « médinoise » surtout) réunis dans la Sunna – marqué par une hostilité aux Juifs jugés infidèles à leurs textes et à leurs prophètes.

Les Juifs refusent le message de Mahomet présenté dans l’islam comme un accomplissement de la Révélation et s’obstinent à demeurer ce qu’ils sont. Si l’enseignement à leur endroit paraît souvent ambivalent, c’est qu’on ne distingue pas, parce que la lecture du Coran ne s’y prête pas, les sourates mecquoises plus anciennes et plus tolérantes des sourates médinoises ultérieures. A la fin, c’est donc la part sombre qui l’emporte. Indignes d’avoir été les porteurs de la parole de Dieu, les Juifs, ces êtres « malsains », sont accusés d’avoir juré la perte des musulmans : une inversion de l’accusation qui place l’agresseur en position de légitime défense… 

Ce discrédit des Juifs a imprégné la culture populaire des mondes arabo-musulmans sans pour autant, au moins jusqu’au milieu du XX° siècle, appartenir au régime de haine longtemps caractéristique des relations de l’Europe chrétienne avec les Juifs. En 1543, dans son ouvrage Des Juifs et de leurs mensonges, Martin Luther, le père de la Réforme, envisageait d’en finir avec le « dernier Juif », non pas au sens métaphorique du terme, mais en pensant bien à une disparition physique. En terre d’islam, en revanche, jusqu’à l’émergence de la « question de Palestine » au moins, c’est davantage le mépris qui a dominé.

Un mépris inséparable d’une forme de symbiose culturelle en milieu populaire, à commencer par la langue, en poursuivant par la cuisine et la médecine traditionnelle, par les pèlerinages et la musique. Il faut tenir ensemble les deux bouts de cette chaîne, convivialité et mépris, pour rendre compte du sort des Juifs en terre arabe. La focalisation exclusive sur la convivialité donne une histoire tissée de bons sentiments mais qui finit par sombrer dans une hagiographie à mille lieues de ce désenchantement nécessaire à la construction d’un récit historique. Inversement, la focalisation sur le rejet ignore l’histoire de cette longue convivialité faite de proximité, voire parfois de fraternité.

Pour autant, et c’est ce que beaucoup peinent à entendre tant ils souhaiteraient une histoire dénuée de contradictions, le statut du dhimmi n’a jamais disparu des consciences. Il tapisse l’imaginaire d’une partie des musulmans à l’endroit des Juifs. Quand bien même la liste (fort longue) des obligations auxquelles est soumis le sujet juif (et chrétien) n’a pas toujours été appliquée. Savoir qu’elle existe érige une digue entre les uns et les autres, qui rend l’égalité inconcevable. La soumission du Juif demeure le maître mot de cet univers mental.

 

Les sociétés européennes se sont vidées de leurs populations juives, soit par les pogroms, soit par les expulsions, soit par le génocide. Qu’est-ce qui a provoqué la quasi-disparition du « monde juif » dans les pays arabes et musulmans ?

Ce monde a disparu dans le temps d’une génération, entre 1950 et 1975 environ, non par expulsion (sauf dans le cas de l’Egypte), mais par un phénomène d’« évaporation ». En fait il s’est agi d’une exclusion ethnique sournoise. Quand le temps des indépendances arabes est venu, les Juifs ont redouté le retour de la dhimmitude. D’autant que le nationalisme arabe, du Maroc à l’Irak moderne, et à quelques exceptions près dont celle de l’Égypte des années 20 et 30, avait fait de la nation une notion ethnique et non plus culturelle. Or, si culturellement les Juifs locaux sont des Arabes, ethniquement ils ne le sont pas. Du coup, les voici exclus de leur terre natale, berceau d’une civilisation largement antérieure à l’islam et à la conquête arabe. Une fois l’indépendance proclamée dans les années 40 et 50 (pour l’essentiel), l’islam a quasiment partout été promu religion d’Etat. On se rappelle que le journaliste juif d’origine algérienne, Jean Daniel Bensaïd, dit Jean Daniel, avait rapporté une conversation qu’il avait eue en avion avec deux hauts responsables du FLN vers la fin de la guerre d’Algérie. Lesquels lui expliquaient que l’Algérie serait arabe et musulmane et qu’il n’y aurait aucune place pour les non musulmans.  

Les nouveaux pouvoirs ont fait peser sur les communautés juives un état de crainte permanente et sourde, parfois ponctuée d’actes violents (enlèvement de jeunes filles, meurtres isolés). La mise à l’écart fut toujours indirecte, masquée, et in fine assez sournoise : un Juif ne pouvait être chef d’entreprise qu’à la condition d’accepter à ses cotés un coadministrateur musulman. Au Maroc, entre 1956 et 1962, les Juifs furent interdits de passeport. Donc assignés à résidence. Des obstacles de toutes sortes ont été érigés qui ont freiné la vie professionnelle des Juifs et ont nimbé leur présent d’une atmosphère de précarité. Ces communautés   ont rapidement compris qu’elles n’avaient plus leur place dans leur patrie de naissance et leur monde culturel de référence. D’où des départs en masse, qui se sont accompagnés de spoliations considérables.

C’est aussi l’évolution interne des communautés juives qui a favorisé leur départ. Par le biais de l’école, en particulier celle de l’Alliance israélite universelle, une partie de la communauté juive s’est émancipée en empruntant le chemin de l’occidentalisation. Les écoles de l’Alliance (plus de 185 en 1914, du Maroc à la Perse ; dans le monde arabe, seul le Yémen n’en connut aucune) auraient scolarisé 600 000 enfants juifs entre 1860 et 1960, alors même qu'en 1945, par exemple, la population juive de ces pays atteignait à peine un million d’âmes. Pour un grand nombre de familles qui vivotaient de métiers dévalorisés, soumises à l’injustice du droit musulman vis-à-vis des Juifs comme à la violence latente de la « rue arabe », l’école aura permis de gagner en confiance, de commencer à s’émanciper psychiquement de la tutelle musulmane comme aussi de conquérir des positions plus élevées dans l’échelle sociale – employés de bureau, instituteurs.  L’acceptation de la dhimmitude « n’allait plus de soi ». L’émancipation des Juifs et des femmes, dont était porteuse une certaine modernité occidentale, est venue de front heurter un ordre musulman traditionnel pour lequel cette libération des dominés d’hier fut vécue comme une humiliation et un abaissement, redoublés de surcroît par la tutelle coloniale. Et ce fut plus vrai encore pour les générations de l’émigration maghrébine installées en France. Là, le choc de l’acculturation en a été redoublé. Dans une partie de cette communauté, la promotion du Juif et de la femme a été perçue comme un abaissement de sa propre condition, une atteinte supplémentaire à l’image de soi.

Le départ des Juifs du monde arabe s’est le plus souvent accompagné d’un vol de leurs biens. Des spoliations massives résultant de l’interdiction faite aux partants de vendre leurs biens en premier lieu. En second lieu, l’interdiction leur a été signifiée de disposer de leurs avoirs bancaires. Cela a été vrai en particulier en Irak, qui a été le théâtre de la spoliation la plus massive, et en Égypte. Cette histoire a sombré dans l’oubli et aucune indemnisation ne fut jamais initiée pour commencer à réparer, au moins symboliquement, cette vaste opération de brigandage.

 

Dans votre livre, vous expliquez que le tabou qui pèse sur cette « question interdite » procède d’une double interdiction, venue de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur du monde juif. Comment expliquer ce déni ?

Le premier facteur du silence, c’est l’incapacité du monde arabe à écrire son histoire en s’extrayant d’une position de victime qui vous campe en innocent à perpétuité. Y domine encore l’idée que les Juifs ont « trahi » le monde arabe, qu’ils se sont montrés « ingrats » après l’accueil que celui-ci leur avait réservé au XVe et au XVIe siècle quand ils avaient été expulsés de l’Europe chrétienne. En oubliant toutefois que l’immense majorité des Juifs du monde arabe y était déjà installée avant l’arrivée de l’islam et la conquête arabe du septième siècle.

Le deuxième facteur tient à la force prégnante en Occident de ce qu’on peut nommer le « gauchisme culturel » lequel, dans une vision puérile du monde, peine à considérer qu’un « dominé » put être aussi, et en même temps, raciste, antisémite et esclavagiste. On se souvient des attaques qu’eut à subir l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau après la publication de son livre Les traites négrières : essai d’histoire globale (Gallimard, 2004) dans lequel il montrait qu’à côté de la traite atlantique, les traites internes à l’Afrique et celles organisées par le monde arabo-musulman avaient concerné des effectifs de population plus importants encore. Selon un certain nombre d’historiens, en effet, la traite musulmane aurait concerné 17 millions d’esclaves destinés au Maghreb et à d’autres pays arabes, la traite intra-africaine 14 millions et la traite européenne transatlantique vers l’Amérique 11 millions d’esclaves entre le XVe et le XIXe siècle. Le harcèlement dont fut victime Pétré-Grenouilleau, y compris le harcèlement judiciaire (on lui reprochait, entre autres, de refuser le terme de génocide à propos de l’esclavage) a conduit à un sursaut d’une partie des historiens qui, derrière Pierre Nora et Françoise Chandernagor, ont créé à cette occasion l’association Liberté pour l’histoire.

La culpabilité postcoloniale, instrumentalisée par l’antiracisme et les mouvements indigénistes, est venue remplacer la lutte des classes. Elle impose de trouver des coupables idéaux promus au rang d’ennemis collectifs.

Pour ce qui touche à la question de la fin du monde juif en terre arabe, cela se traduit par l’incapacité d’en analyser les raisons historiques et par le refuge dans une pensée complotiste au premier rang de laquelle apparait le rôle du Mossad israélien, promu principal agent du déracinement de centaines de milliers de Juifs de leur pays de naissance. On reste saisi par la crédulité de ceux pour lesquels il semble plus important d’adhérer que de penser, tant il est vrai aussi que penser demeure inséparable du risque de solitude. On demeure étonné par l’aspect puéril d’une telle « thèse ». Croit-on vraiment qu’on puisse pousser au départ des centaines de milliers de personnes sans qu’elles aient, par elles-mêmes, de bonnes raisons de le faire ?

Le déni de cette histoire vient aussi de la bourgeoisie juive des pays arabo-musulmans, qui a connu des jours plutôt heureux sur ces terres-là. Elle ne se mélangeait pas aux classes populaires qui étaient confrontées, elles, aux violences du quotidien. Tant et si bien qu’aujourd’hui, ses descendants n’entendent rien aux historiens qui leur parlent d’un passé d’oppression. Je songe à Albert Memmi qui racontait un passé d’humiliations quotidiennes où tout posait problème. C’était la Tunisie des années 1930. Les enfants de la bourgeoisie juive des pays arabes ne partageaient pas cet univers.

Un autre facteur de déni vient d’un monde ashkénaze qui s’est longtemps refusé à considérer la domination des Juifs d’Orient, et même tout simplement leur histoire. Il se sentait fort éloigné d’un Orient jugé « primitif » et « archaïque ». De surcroît, après la Shoah, il lui est devenu plus difficile encore d’entendre une autre histoire.  

Mais bien avant le génocide, le monde ashkénaze portait déjà un regard condescendant sur les Juifs du monde arabe, une vision inséparable du racisme européen de la fin du XIXe siècle. Comment ne pas songer à ce mot attribué au poète Haïm Nahman Bialik (mort à Vienne en 1934), considéré comme l’un des grands rénovateurs de l’hébreu : « Je n’aime pas les Arabes parce qu’ils me font penser aux Juifs orientaux » ? Peut-on dire aujourd’hui, avec certitude, que ce regard appartient à un passé révolu ?

 

Finalement, notre incapacité à penser la nouvelle judéophobie ne s’enracine-t-elle pas, plus généralement, dans une incapacité caractéristique de nos sociétés sécularisées à penser ce qu’est au fond « la religion », comme contour profond des identités collectives ? C’est ce que suggère par exemple Jean Birnbaum dans Un silence religieux (2016).

Jean Birnbaum, et avant lui Marcel Gauchet, estiment, à raison, que nous sommes incapables de comprendre le fait religieux. C’est ce que l’on voit, par exemple, à travers l’usage peu questionné du mot « déradicalisation » employé à propos de l’islam. Si, en la matière, il faut faire sa part à la lâcheté habituelle, cette explication est ici insuffisante. L’emploi du mot déradicalisation montre à quel point nous semblons incapables de comprendre que l’engagement dans les rangs de l’islamisme n’est pas un délire de psychopathe mais l’expression d’une foi enracinée qui fournit à ses adeptes un cadre de vie et de pensée, une vision du monde, comme aussi, on l’oublie souvent, un barrage contre l’angoisse. Ce cheminement mental se situe à mille lieues du cadre libéral dont nous sommes coutumiers. Voir dans un phénomène religieux violent une « radicalisation », c’est montrer qu’on a érigé une norme, la nôtre, en absolu sans faire l’effort de prendre au sérieux l’altérité d’autres systèmes de pensée qui, pour meurtriers qu’ils soient (et ils le sont), ne sont pas assimilables à la « folie ».