Si les alternatives radicales au capitalisme semblent peu convaincantes pour Giacomo Corneo, comment peut-on alors le réformer ?

Que valent les alternatives au capitalisme, se demande dans ce livre Giacomo Corneo, professeur de finances publiques et de politique sociale à l’université libre de Berlin. L’ouvrage est d’abord paru en allemand en 2014, puis en anglais en 2017. Sa traduction française, depuis l’allemand, par Isabelle Kalinowski, vient de paraître chez Markus Haller.

Le livre passe en revue les alternatives à l’économie de marché et à la propriété privée qui s’opposent frontalement au capitalisme, alors que les critiques récentes de celui-ci s’attachent plutôt à des défauts spécifiques, liés souvent à la financiarisation, et aux moyens de les corriger. Plus ennuyeux, ce parti pris conduit l’auteur à légitimer à la fois l’emprise des marchés sur l’économie et celle du marché des actions sur les décisions des entreprises, en minimisant les critiques que l’on peut leur faire. 

Finalement, après avoir manqué de se rabattre, en désespoir de cause, sur la solution consistant à améliorer le système existant, c’est-à-dire l’économie sociale de marché (si on se réfère à l’Allemagne), il propose d’essayer, en parallèle, une solution à base de dividende social, qui permettrait, explique-t-il, de réduire les inégalités.

 

Que penser des alternatives au capitalisme ?

Le livre débute avec l’évocation de La République de Platon puis de L’Utopie de Thomas Moore. Il se poursuit avec une discussion de la solution d’approvisionnement, à base d’associations autonomes de producteurs-consommateurs, proposée par le communiste anarchiste Kropotkine pour les produits qui ne sont pas de première nécessité (les produits primaires étant, dans son système, produits par tous et pour tous). Les alternatives ici esquissées à l’économie de marché et à la propriété privée sont rapidement écartées au motif qu’elles n’incitent pas suffisamment les individus à coopérer à la création de richesses (ou simplement à faire en sorte qu’ils travaillent autant qu’ils souhaitent consommer) et n’assurent pas non plus une allocation efficace des ressources. Deux critères qui conditionneront in fine le niveau de vie. 

Leur coopération pourrait, peut-être, être obtenue par l’activation de dispositifs sociaux mobilisant un sentiment, l’amour de l’humanité, une norme sociale, la réciprocité, ou encore des valeurs partagées, d’honnêteté et de justice, mais cela ne résoudrait pas le problème de l’allocation des ressources. 

La solution de l’économie planifiée, même en recourant à des prix fictifs et en s’éloignant ainsi des expériences historiques, plutôt calamiteuses, qui ont pu en être faites, est encore trop compliquée, trop sujette aux manipulations et déclarations erronées et trop peu portée sur l’innovation pour représenter ici une alternative crédible. Pour allouer efficacement les ressources dans une économie moderne, on ne peut guère se passer des marchés (lorsque ceux-ci fonctionnent correctement). L’ouvrage examine alors des alternatives qui conservent ces derniers.

L’autogestion, qui est le système qui associe, selon la définition qu’en donne l’auteur, la démocratie dans l’entreprise à un pilotage centralisé des investissements, pose d’autres problèmes, dont une propension dommageable à limiter les embauches et les investissements, en particulier de long terme. 

Le socialisme de marché, qui associe quant à lui une économie de marché à la propriété et à la gestion publiques des grandes entreprises, pose, à son tour, le problème des objectifs qui sont donnés à celles-ci et des incitations et du contrôle des managers. Dans les différentes variantes du capitalisme que nous connaissons, ces éléments sont pris en charge par le marché des actions, qui, malgré toutes ses imperfections, reste difficilement remplaçable, soutient l’économiste.

 

En quoi pourrait consister un socialisme d’actionnaires ?

Le modèle suivant, dit du socialisme actionnarial, moins connu que les précédents et qui reste en attente d’expérimentations, vise à répondre à cette objection. Il associe alors un marché des actions et la propriété publique des grandes entreprises. Il recouvre en fait trois systèmes différents. 

Dans le premier, l’Etat détient la majorité du capital des grandes entreprises, dont une partie des actions reste toutefois détenue par des investisseurs privés. Dans le second, la détention individuelle est abolie et le capital d’actions est confié à un grand nombre de communes et de collectivités autonomes qui se comportent comme des sociétés d’investissement. Dans le troisième, ces actions sont entre des mains privées, mais les droits de propriété sont égalisés à travers la distribution à tous de coupons d’un même montant pour qu’ils acquièrent des parts de sociétés d’investissement. 

Chacun de ces systèmes appelle des points de vigilance particuliers, explique Giacomo Corneo. Le premier nécessite de limiter les velléités d’interférence des gouvernants. Le second dépend avant tout de la capacité des collectivités locales de tenir leur rôle. Le troisième nécessite de se prémunir contre les sociétés qui verseraient des dividendes très élevés au lieu d’investir dans leur développement. Tous les trois requièrent de limiter les parts des entreprises qui pourraient être détenues par des investisseurs étrangers, même si l’auteur insiste assez peu sur ce point. 

Ce modèle préserve un secteur d’entreprises privées, qui ne devrait toutefois pas dépasser certaines dimensions pour éviter que ne se reconstituent des dynasties capitalistes. Ce qui pourrait être obtenu, nous explique l’auteur, au moyen d’un mécanisme de vente forcée de ces entreprises au profit des entreprises ou des sociétés d’investissement publiques. Mais le fonctionnement de ce modèle nécessiterait en tout état de cause la mise en place d’institutions nouvelles, dont il est difficile de s’assurer a priori qu’elles joueraient de manière satisfaisante le rôle qu’on attend d’elles…

 

Que valent alors le revenu de base ou l’héritage social ?

L’auteur laisse alors de côté les systèmes qui privilégient la propriété publique des moyens de production pour examiner encore deux autres systèmes alternatifs qui se ressemblent beaucoup : le revenu de base universel et l’héritage social. Le premier se heurte à de sérieux problèmes de financement, qui deviendraient insurmontables si le rapport au travail de la part la plus importante de la population évoluait en lien avec l’instauration de celui-ci dans un sens négatif. Il paraît en effet peu probable que le revenu de base se traduise par une amélioration de la productivité du travail, même si c’est là le pari que font nombre de sociologues et philosophes qui défendent ce système… 

L’héritage social implique quant à lui qu’à sa majorité tout citoyen reçoive de l’Etat un même capital de départ. Si les avantages pour les jeunes semblent assurés, il n’est pas évident de savoir ce que la société dans son ensemble aurait à y gagner. L’égalité des chances peut en effet être encouragée de façon plus efficace au moyen d’autres mesures.

L’auteur en conclut que les différentes alternatives envisageables ne semblent pas être en mesure de constituer une alternative crédible au système actuel. Il se penche alors sur les moyens d’améliorer le système existant, soit l’économie de marché couplée à l’Etat providence.

 

Comment défendre l’Etat providence ? 

Ce système a connu dans l’ensemble des pays les plus développés un recul à partir des années 1990, avec notamment des baisses d’impôt sur les hauts revenus et les entreprises, des suppressions de postes dans les services publics et un conditionnement plus important du versement de certaines aides sociales. L’explication en serait, selon l’auteur, que le capitalisme s’est mis à rejeter l’Etat providence comme un corps étranger, lorsque les facteurs, la Grande dépression et la Guerre froide en particulier, qui pesaient en faveur de sa modération, ont disparu. Elle laisse entendre que le démantèlement de l’Etat providence va se poursuivre si la collectivité n’entreprend rien pour lutter contre ces mécanismes.

Suivent alors des considérations qui relèvent pour partie davantage de la science politique que de l’économie. L’Etat providence dépend pour l’essentiel de l’efficacité avec laquelle les partis sociaux-démocrates défendent les intérêts de la majeure partie de la population active. Or, avec le temps, leurs leaders sont enclins à adopter les intérêts des classes privilégiées dans lesquelles ils évoluent. En même temps, cette base peut également leur faire défaut et leurs électeurs se laisser convaincre de voter pour d’autres partis. 

Enfin, l’on revient ici sur le terrain de l’économie, la mondialisation sape l’Etat providence parce qu’elle remet en cause les possibilités de redistribution en organisant la concurrence et l’évasion fiscale. Défendre celui-ci suppose de s’attaquer à ces problèmes structurels, ce qui requiert, explique l’auteur, de renforcer la transparence et la démocratie directe, comme de renforcer la qualité des infrastructures et des services publics, pour s’assurer un soutien durable et global de la classe moyenne, et enfin de coordonner les politiques fiscales des différents pays. Ce sont là trois chantiers qui devraient ainsi être au centre des préoccupations des forces politiques progressistes, explique-t-il. Peut-être faudrait-il y ajouter l'engagement en faveur des principes de solidarité et de justice sociale. Le lien avec ce qui précède n’est guère évident et les arguments avancés dans ce chapitre peuvent sembler quelque peu simplistes. Pour autant, on a là une présentation claire et pour une fois bien argumentée de ce à quoi devraient se consacrer ces forces. Même si l’impression convaincante qu’elle dégage tient sans doute pour partie au niveau de généralité où elle se situe.

 

Instaurer un dividende social ?

Le livre aurait pu s’arrêter là. Giacomo Corneo a toutefois choisi de lui donner deux épilogues. Le premier, où il se laisse convaincre par sa fille, à laquelle les chapitres précédents étaient destinés, de reconsidérer la question d’une transformation du capitalisme qui s’inspire alors du socialisme actionnarial, et un second, où il explique comment la transition vers celui-ci pourrait alors s’opérer. 

Une première phase, explique-t-il, pourrait consister à s’inspirer des fonds souverains qui existent dans de nombreux pays. Un fonds public d’investissement serait mis en place qui distribuerait alors une partie de ses bénéfices aux citoyens sur un mode égalitaire sous la forme d’un dividende social. Les décisions du fonds devraient se conformer à des exigences éthiques définies à travers un processus démocratique. 

Puis, dans un deuxième temps, l’Etat pourrait prendre le contrôle d’un certain nombre d’entreprises qu’il gérerait à travers une nouvelle agence publique, dont l’indépendance vis-à-vis du gouvernement pourrait être assurée sur le mode des banques centrales (sic !) et dont le développement pourrait dépendre du succès que celle-ci rencontrerait dans la gestion de ces entreprises. Ce qui lui donnerait alors accès aux fonds nécessaires à son développement, que ceux-ci soient publics ou privés. 

Chacun pourra se faire une idée des avantages et des inconvénients d’une telle solution. L’ouvrage, quant à lui, a le mérite d’ouvrir le champ de la réflexion et mérite d'être lu pour cela, même si, mais ce sera au lecteur de le dire, on ne sera pas forcément convaincu par les thèses qu’il défend.