Dans le sillage de ses recherches sur la plasticité du cerveau, Stanislas Dehaene anlyse les mécanismes cérébraux mis en œuvre dans le processus de la lecture.

En lisant ces lignes, vous êtes en train d’exécuter un programme aussi sophistiqué qu’efficace. Grâce à l’action de plusieurs réseaux cérébraux, sous l’effet de l’apprentissage, les lettres sont reconnues, les mots sont compris, le sens des phrases est décrypté. Pas d’effort apparent, tout est automatisé. Une fraction de seconde suffit à notre cerveau pour effectuer une reconnaissance visuelle et sémantique, ce que le plus perfectionné des logiciels informatiques ne saurait faire.


L’énigme de la reconnaissance de l’écriture

Grâce aux études en psychologie cognitive et en neurosciences, cette mécanique subtile est moins mystérieuse, les étapes du processus de la lecture et ses appuis cérébraux sont de mieux en mieux identifiés. Mais malgré les avancées, ou plutôt à cause des nouvelles questions qu’elles provoquent, une énigme demeure. Comment l’architecture de notre cerveau de primate, héritée de l’évolution, s’est-elle adaptée aussi efficacement à la reconnaissance de l’écriture ? Pour le langage parlé, l’évolution sélective a sans doute permis au cerveau de développer, en plusieurs centaines de milliers d’années, des mécanismes cérébraux permettant la communication. Mais l’écriture est une invention culturelle très récente, d’à peine plus de 5000 ans, et l’alphabet a été créé il y a 3800 ans. Pour le système nerveux, il s’agit d’une goutte d’eau, largement insuffisante pour construire de nouveaux réseaux spécialisés dans la reconnaissance des lettres et des mots.

Comment expliquer un tel décalage ? Cette question est le point de départ d’une enquête neurobiologique à laquelle s’est attelée Stanislas Dehaene, chercheur au laboratoire de neuroimagerie cognitive au Neurospin (CEA) et professeur au Collège de France. Ce spécialiste de la lecture s’est appuyé sur les découvertes les plus récentes permises par les techniques d’imagerie. Selon ses études, et celles de nombreux autres laboratoires dans le monde, de nombreuses régions du cerveau sont impliquées dans le décodage des mots. Mais une seule joue un rôle à la fois central et spécifique dans la lecture. Située entre les aires visuelles et celles du langage, la région occipito-temporale de l’hémisphère gauche répond aux mots écrits, permettant la détection et la reconnaissance des lettres avant que d’autres aires n’en traitent les informations sonores et sémantiques. De manière surprenante, elle s’active chez tout le monde, dans toutes les cultures, même avec les systèmes d’écriture chinois ou japonais. Or cette petite zone, d’une importance capitale dans la lecture, sert également à détecter les formes et les contours des objets présents dans l’environnement. Pour S. Dehaene, l’explication du rôle de la région occipito-temporale réside dans le “recyclage neuronal”. Le cerveau n’a pu évoluer assez rapidement pour créer des réseaux spécialisés dans la reconnaissance des mots écrits, mais il peut faire du neuf avec du vieux ! Durant la familiarisation avec l’écrit et l’apprentissage de la lecture, il se produit une reconversion progressive et partielle de cette partie du cerveau. Quand l’enfant développe la capacité de lire, il spécialise une partie de son système visuel, suffisamment malléable pour s’adapter à cette invention culturelle si récente, et l’activation cérébrale, au départ très étendue, se focalise peu à peu. Mais si la lecture est possible, c’est parce que l’écriture s’est forgée et raffinée en référence aux objets de l’environnement. Le système visuel, au cours de son évolution, s’est adaptée à des régularités du monde extérieur, aux formes les plus fréquemment rencontrées. Par exemple le T correspond, sous une forme très simplifiée, aux contours d’un arbre ou d’une tête de taureau. L’écriture s’en est emparée en les réduisant à quelques formes minimales de lettres, à la fois adaptées au système nerveux, faciles à reproduire et simples à reconnaître.


Plasticité du cerveau et rôle du “recylage neuronal”

Avec son modèle du recyclage neuronal, S. Dehaene montre que cerveau et environnement se contraignent mutuellement. D’un côté, le cerveau est capable d’adapter son architecture et de modifier ses réseaux neuronaux en fonction d’un apprentissage externe, comme la lecture. De l’autre, les systèmes d’écriture se sont développés en s’adaptant  aux contraintes de notre cerveau.
La démonstration de S. Dehaene est d’autant plus convaincante qu’elle s’inscrit dans les découvertes récentes sur l’extraordinaire plasticité du cerveau. En cas de perturbation dans le développement ou de lésion d’une zone, il peut se produire une réorganisation partielle des circuits cérébraux. Depuis quelques années, les chercheurs découvrent que des cellules neuronales peuvent évoluer même à l’âge adulte, et tout récemment, des études ont signalé que ces nouveaux neurones peuvent être recrutés par des circuits cérébraux existants, notamment dans l’hippocampe, une région impliquée dans la mémoire.
Les neurosciences le montrent : pour acquérir de nouvelles compétences,  nous recyclons nos anciens circuits de primates. Même à l’échelle de quelques milliers d’années, l’homme continue à s’adapter, et son cerveau avec lui.