Journal d’une femme de diplomate, ambassadeur du gouvernement de Vichy passé à la France Libre, où l’on croise Paul Claudel, Saint-John Perse et Darius Milhaud.

Hélène Delacour a 20 ans quand elle rencontre Henri Hoppenot en décembre 1914. Elle est musicienne et envisage une carrière de cantatrice. Fraîchement diplômé de Sciences Po, le jeune homme veut être diplomate. En août 1914, il fait ses premiers pas au service de presse du Ministère des Affaires étrangères, où il se lie d’amitié avec son collègue Alexis Léger, plus connu du grand public sous le nom de Saint-John Perse.

Hélène et Henri se marient en 1917 et partent pour Berne, premier poste de l’apprenti diplomate. Ils y restent peu de temps : en février 1918, ils sont accueillis à Rio de Janeiro par l’ambassadeur, Paul Claudel, et son secrétaire, Darius Milhaud.

Saint-John Perse, Claudel, Milhaud, resteront jusqu’à leur mort de très proches amis des Hoppenot, tous deux passionnés de littérature, d’art et de musique.

 

Un journal « intime » peu ordinaire

C’est en arrivant à Rio que Hélène Hoppenot commence son journal. Elle le tiendra pendant soixante-deux ans, avec une interruption notable, de 1933 à 1937, années passées en Chine, où elle se trouve si bien qu’elle n’éprouve pas le besoin d’écrire « pour occuper quelques instants de ces heures vides dont on ne sait que faire ». Elle préfère parcourir le pays avec son Rolleiflex. Un album de ses photos, avec une introduction de Paul Claudel, lui aussi amoureux de la Chine, sera publié par les éditions Skira, à Genève, en 1946.

Le journal de Hélène Hoppenot entre dans la catégorie littéraire des « journaux intimes ». En fait, l’adjectif « intime » n’est guère adapté à ces milliers de pages dans lesquelles elle parle certes parfois de sa fille ou de ses beaux-parents, plus souvent de son amour pour Henri, mais surtout de politique, de voyages, de diplomatie, de rencontres surprenantes, de personnages pittoresques, de leurs aventures et mésaventures dans les pays où ils séjournent, de la petite et de la grande Histoire.

Pendant des années, personne n’aura accès à ce journal. Un jour, pour une édition de correspondance à laquelle il travaille, Henri demande à son épouse de l’autoriser à en lire des passages pour se rafraîchir la mémoire. Impressionné par le style et les qualités exceptionnelles d’observatrice et de commentatrice de sa femme, il deviendra son premier lecteur et l’encouragera à le dactylographier et à léguer le tapuscrit à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet.

Hélène meurt en 1990 et les 8 000 pages reposent dans la bibliothèque de la place du Panthéon pendant une vingtaine d’années, avant de commencer à être consultées par quelques chercheurs travaillant sur des questions diplomatiques, sur la vie quotidienne en Perse ou en Syrie, sur les coulisses du Quai d’Orsay ou sur les intellectuels et les écrivains qui fréquentaient les librairies d’Adrienne Monnier et de Sylvia Beach, rue de l’Odéon.

En 2012, paraît aux éditions Claire Paulhan le premier tome du Journal, établi et annoté par Marie-France Mousli. Il couvre la période 1918-1933, et sera suivi en 2015 par un deuxième volume (1936-1940).

Le troisième tome (1940-1944) vient de paraître (éditions Claire Paulhan, 2019). Il s’ouvre sur le voyage des Hoppenot vers Montevideo, en octobre 1940. Un poste peu prisé par les diplomates, où Henri Hoppenot est envoyé par le gouvernement de Vichy, qui l’a démis de son poste de directeur des Affaires européennes.

Le premier intérêt de ce volume, comme celui des deux premiers, est le style d’Hélène Hoppenot. Une écriture rapide, incisive, imagée, pleine d’humour, qui sait aussi bien nous faire partager son émotion devant un paysage ou une scène de rue qui la touche que décrire avec ironie ou férocité un écrivain infatué de lui-même, un ministre ridicule ou une ambassadrice inculte. Elle porte un regard amusé, parfois attendri ou compatissant, mais toujours lucide, sur les proches, ceux avec qui elle restera en contact toute leur vie malgré la distance qui les sépare souvent et les péripéties de l’Histoire : Paul Claudel, Saint-John Perse, Darius Milhaud. Seul ce dernier, musicien talentueux, ami fidèle et d’une grande gentillesse, échappera toujours à sa critique. Elle nous offre également une galerie de portraits sans concession des ministres, secrétaires d’État et hauts fonctionnaires qu’elle fréquente lors de nombreux dîners ou événements mondains… et bien entendu de leurs épouses et maîtresses.

 

La guerre vue de Montevideo

En Uruguay, Hélène enrage d’être loin des lignes de front. Elle bataille chaque jour pour trouver les informations dont elle est avide. Accablée par la défaite et l’occupation de la France, elle met tous ses espoirs dans la Grande-Bretagne et se désespère pendant des mois de l’apparent manque de pugnacité des Anglais. Elle ne peut imaginer l’état dans lequel se trouve l’Angleterre après les huit mois de bombardements intenses du Blitz décidé par Hitler. Elle soutient le général De Gaulle, mais fustige les gaullistes d’Amérique du Sud, en qui elle voit des planqués donneurs de leçons. Passionnément désireuse de distinguer les premiers signes de recul des Allemands et de leurs alliés, elle traque l’information. Par les journaux, la radio, les courriers et les rares visites des amis diplomates, elle suit au jour le jour les combats sur tous les fronts, en Europe, en Russie, au Japon, au Proche-Orient, en Afrique et bien sûr en Chine, ce pays dont elle garde la nostalgie. En lisant son journal, on est frappé par sa capacité de synthèse et par la vision d’ensemble qu’elle réussit à acquérir, que bien des stratèges de haut niveau pourraient lui envier.

Elle excelle dans un autre registre, dont les lecteurs des deux premiers volumes savent qu’elle est experte : le récit des coulisses de la diplomatie, des indiscrétions sévères ou cocasses et des guérillas d’état-major. On assiste, aux premières loges, aux manœuvres ambiguës de Jean Monnet et aux luttes épiques du général De Gaulle pour faire reconnaître par le gouvernement américain son Comité de Libération nationale dont Franklin Roosevelt, très antigaulliste, ne veut pas entendre parler. On admire l’habileté avec laquelle le chef auto-proclamé de la France libre réussit à écarter ses rivaux… et l’art d’Hélène Hoppenot pour raconter les coups de bluff, les luttes d’influence, la pratique du fait accompli et la pugnacité du général De Gaulle, à qui ses qualités personnelles et celles de ses collaborateurs – dont Henri Hoppenot, d’une grande efficacité auprès de ses collègues américains – permettront de l’emporter à l’arraché.

 

Le dilemme d’Henri Hoppenot, haut fonctionnaire

A côté de cette tragi-comédie du pouvoir, Hélène Hoppenot nous fait partager de façon à la fois retenue et intense, au fil des jours, un véritable suspense : le dilemme qui torture son mari. À Montevideo, il représente la France, qui se trouve être l’État français dirigé par le maréchal Pétain. Une situation qu’il supporte mal, d’autant qu’Hélène, plus radicale que son mari, voudrait qu’il démissionne et rejoigne la France libre. Mais Henri Hoppenot est déchiré entre son devoir et son hostilité à Vichy. Il est profondément imprégné d’une éthique de haut fonctionnaire au service de la France, et non du chef de l’État. Diplomate chevronné riche d’une expérience déjà longue acquise dans des postes nombreux et variés, homme de culture également apprécié dans des milieux autres que la diplomatie, il dispose d’un large réseau d’amis influents qui lui permet de rendre de nombreux services à ses compatriotes. Il s’efforce de représenter dignement son pays sans toujours suivre les instructions des hommes de Vichy. S’il démissionne, c’en sera fini de ces actions utiles, et le gouvernement le remplacera par un pétainiste qui donnera de la France une idée détestable. Le Journal décrit admirablement ce déchirement cornélien, alimenté en permanence par les conseils contradictoires des amis et des collègues.

 

Washington, Londres, Alger… une diplomatie complexe et des conflits en tous sens

Le 25 octobre 1942, Henri démissionne et les Hoppenot vont s’installer en Argentine. Très vite, le diplomate est appelé par les dirigeants en exil à rejoindre Washington où il va représenter la France « libre ». Hélène note les multiples péripéties de cette installation d’une représentation civile, objet de conflit entre les soutiens du général De Gaulle, ceux du général Giraud et ceux de l’amiral Darlan — qui disparaîtra rapidement, assassiné par Bonnier de la Chapelle. En plus de la mission incroyablement complexe de représenter la France auprès d’un gouvernement américain au sein duquel chaque secrétaire d’État, chaque conseiller du prince a son propre avis sur Pétain, Laval, Giraud, etc., Henri Hoppenot est chargé de prendre possession de la Martinique aux mains d’un gouverneur vichyste. Une mission qu’il accomplira en grand diplomate, sans affrontement fratricide.

À l’automne 1944, la guerre est finie pour les Hoppenot : Charles De Gaulle est reconnu comme le chef légitime de la France, et il faut s’atteler à la reconstruction. Hélène Hoppenot prépare les malles, une fois de plus. Au printemps 1945, elle retrouvera avec plaisir Berne, où Henri est nommé ambassadeur de France.

 

Qualités et inconvénients du journal intime

La forme du cahier intime, par nature chronologique, permet à Hélène Hoppenot de nous faire vivre de façon naturelle, au fil des jours, la guerre, les intrigues de palais, les histoires tristes ou tragi-comiques des amis artistes, politiques ou hauts fonctionnaires, en exil ou restés en France. Elle sait aussi faire sourire avec les anecdotes de la communauté diplomatique dans la république d’opérette qu’est alors l’Uruguay ou quand elle nous raconte les aventures burlesques de Louis Jouvet et de sa troupe, venus en Amérique du sud pour une tournée de quelques semaines et contraints d’y survivre pendant plusieurs années !

Une difficulté possible pour le lecteur de ce journal, écrit par une femme dont la fonction était d’être en relation, chaque jour, avec de nombreuses personnes de toutes conditions et de toutes nationalités, est de réussir à s’y retrouver dans ces multiples destins qui se croisent, ces gens qui ne font que passer ou que l’on retrouve au gré des mutations, des nominations, des voyages. Tout lecteur cultivé connaît les protagonistes de cette histoire. À côté de ces figures historiques, nombre de personnages importants en leur temps ont été plus ou moins oubliés, et le lecteur peu féru d’histoire peut avoir du mal à situer Roland de Margerie, Waldo Franck ou Léon Bérard. Mais on peut toujours s’en faire une idée grâce aux notes, et Hélène Hoppenot a l’art de les faire vivre, et de nous intéresser, en peu de mots, à un épisode de leur vie.