Peut-on dépasser les préjugés sur le patriotisme économique pour assurer le ''développement durable économique'' ?

S’attaquant à un concept qui semblait destiné au cimetière des "grands projets" gouvernementaux, l’ouvrage d’Eric Delbecque commence plutôt bien, avec le souci de définir ce que recouvrent les termes de "patriotisme économique". L’auteur semble prendre le sujet à bras le corps en désignant les deux écueils à éviter : le préjugé libéral, d’une part, qui considère que la mondialisation rend vaine et sans objet la préservation d’un intérêt national ; le préjugé, plutôt associé à la gauche, d’autre part, qui associe le mot patriotisme aux "ravages du XXe siècle". Le large écho que recueillent ces deux positions en France ne rend que plus louable la tentative de l’auteur de les dépasser.

La suite de l’ouvrage, dans sa construction, n’est cependant pas aussi méthodique que ce début prometteur puisqu’il cherche à définir dans un deuxième chapitre "ce que le patriotisme économique doit viser", puis dans un troisième "ce qu’il doit faire naître", et seulement à la fin "ce qu’il est". Les titres mêmes renseignent sur l’aspect uniquement normatif et quasi incantatoire du livre, au mépris de la démonstration.

La thèse de l’auteur se résume alors de la manière suivante : les termes de "patriotisme économique" désignent, sous une mauvaise formule, un véritable enjeu : celui de "la préservation légitime de l’intérêt  national", nécessitant une stratégie de sécurité économique et de compétitivité, autrement dit de "développement durable économique"   .

L’auteur ne prend cependant pas le temps de préciser et nuancer sa pensée, alors que certains faits qu’il rappelle le mériteraient à coup sûr. Ainsi évoque-t-il, à titre d’exemple, une loi qui va durcir les conditions de rachat des entreprises chinoises par les étrangers et sur laquelle il faudrait "réfléchir froidement, mais sans angélisme", sans toutefois développer ni son contenu, ni ses modalités d’application. Le lecteur reste donc sur sa faim.

Au développement d’idées complexes, l’auteur préfère souvent les slogans populaires. Pour ne pas développer le "syndrome de la citadelle assiégée", il ne s’agit pas de prendre des mesures d’interdiction ou de blocage des flux mais de penser que "la meilleure défense c’est l’attaque". En outre, lorsqu’il effleure le thème pertinent de l’"advocacy policy" - développé à partir de la fin des années 1980 aux États-Unis -, qui consiste à "associer les entreprises et l’ensemble des acteurs publics", en "n’hésitant pas à s’adosser à une attitude protectionniste", il en tire surtout l’idée qu’il faut "se battre à armes égales"   et "agir ensemble pour gagner"   . On aurait préféré, connaître les actions concrètes de ce dispositif de coordination et de pilotage stratégique, les raisons d’un apparent retard français ou encore les éventuelles avancées permises par la mission d’"Intelligence économique" placée auprès du premier Ministre depuis 2003.

Dans un passage qui reste le plus percutant, il propose un renforcement de la protection des actifs industriels français pour que les entreprises concernées "préservent leur indépendance et leur pouvoir décisionnel"   . À la suite d’un décret paru en France en 2005, les investissements financiers d’autres ressortissants que ceux de l’U.E. sont désormais soumis à une autorisation préalable du ministre de l’Économie. Il s’agit, selon l’auteur, d’une manière de répondre à l’Exon Florio Amendment américain de 1988, qui mit en place un dispositif de contrôle des investissements étrangers (le président peut limiter ou interdire certaines prises de contrôle au nom de l’intérêt national). Il déplore néanmoins la faveur faite à la politique de la concurrence par rapport à la politique industrielle en Europe, dont la première se conçoit à partir de marchés définis au plan national alors que la concurrence est mondiale. Le paradoxe est de vouloir réduire la taille des entreprises qui pourraient certes se révéler en position dominante par rapport au marché national, mais qui auraient une taille standard en regard de ses concurrents sur le marché mondial.

Hélas, ce trop bref passage ne saurait compenser les raccourcis, amalgames, et parfois même les contradictions. Il croit bon, par exemple, de nous prévenir, dès l’introduction du premier chapitre, qu’"il ne serait question de vouloir ressusciter les passions chauvines de l’époque de Maurice Barrès, Charles Maurras, Paul Déroulède et l’affaire Dreyfus",sans expliciter cet exemple ni en apprécier les nuances. Ailleurs, il appelle à un encadrement éthique de l’univers des affaires, "afin qu’il ne devienne pas une simple jungle soumis à la suprématie du principe darwinien"   qu’il rejette, mais clame deux pages avant qu’il faut favoriser l’innovation pour "autoriser le développement dans un contexte capitaliste mondial darwinien"   .

Il succombe même à une dérive psychologisante lorsqu’il décrit "un climat mental sensible au risque", ou lorsqu’il affirme que "pour entrer en saine compétition, nul besoin de la mépriser : il s’agit tout au contraire de se faire respecter en considérant que chacun cherche également à obtenir la reconnaissance de ses propres enjeux". Le caractère moralisateur du propos, à travers un souci du respect ou du mépris, ne saurait trouver sa place dans une argumentation de type économique ou politique.

L’auteur récuse finalement les termes de "patriotisme économique", qui sont trop chargés symboliquement. Il semble leur préférer l’"intelligence économique", qui consiste en "la maîtrise et la protection de l’information stratégique utile aux acteurs économiques", mais peine pourtant à nous convaincre.

Il serait malvenu de critiquer un essai pour la rapidité de certains raisonnements, l’ambition d’appréhender la globalité du phénomène étudié et la volonté de préférer les idées aux chiffres. On est cependant en droit d’attendre autre chose qu’un livre de cuisine qui ne préciserait pas les doses. À bien des égards, l’ouvrage d’Eric Delbecque, Quel patriotisme économique ? nous donne des recettes : sous un format de "livre power-point", il assène des idées souvent pétries de bon sens, mais où même les plus intéressantes sont diluées dans des listes sans enchaînement logique. De lecture laborieuse, ce court essai irrite aussi par son ton péremptoire et ne s’adresse d’ailleurs qu’aux "élites", chez lesquelles il souhaite "une révolution intellectuelle et culturelle". Cet apprenti cuisinier s’adresse donc aux grands chefs, pour nous laisser en bouche un goût d’autant plus amer.


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Crédit photo : vincent.m / Flickr.com