A l'heure où la question des retraites revient sur le devant de la scène politique, au XVIIIe siècle, ce droit à la retraite ne concernait encore que quelques professions...

Echos des Lumières est un nouveau projet animé par des doctorants en histoire moderne, destiné à explorer les relations entre l'actualité et le XVIIIe siècle. 

 

Depuis quelques semaines, la question de la réforme des retraites est revenue encore une fois au cœur de l’actualité. Système par points, allongement ou non de l’âge de départ au-delà de 62 ans… les débats sont âpres car ces problématiques résonnent bien au-delà des sphères économique et politique. Les retraites constituent aujourd’hui un des piliers de nos mondes du travail et d’un modèle social fondé sur une solidarité entre travailleurs actifs et anciens travailleurs. Malgré cet ancrage très ferme, le développement de systèmes de retraite peut être considéré comme relativement récent : c’est au cours du XVIIIe siècle qu’il commence à prendre forme, et pour quelques professions seulement. Des questions très contemporaines y sont pourtant déjà posées, comme le difficile équilibre financier de ces caisses ou encore le bon moment pour partir en retraite, travailleurs et employeurs ayant parfois des difficultés à accorder leurs violons.

 

Les gens de mer comme pionniers

 L’ancêtre des caisses de retraite est à chercher du côté des systèmes de solidarité mis en place pour soutenir les marins militaires qui se sont blessés au service du Roi. Ainsi, une « Caisse des invalides de la Marine royale » est créée par Colbert en 1673. Son principe nous paraît banal aujourd’hui, mais il est alors très neuf. Il s’agit de retenir sur les salaires des marins en activité une petite part de leurs revenus (2,5%), somme qui alimente la Caisse, et fournit à l’invalide la moitié de son ancienne rétribution. Le pouvoir royal poursuit alors un objectif précis, celui de récompenser les matelots devenus infirmes en exerçant au service de l’État. En même temps, c’est un argument pour faciliter les recrutements qui étaient très difficiles dans ce métier dangereux et contraignant ; les marins étaient souvent enrôlés de force dans l’armée.

Quelques décennies plus tard, en 1709, les marins de commerce et les pêcheurs obtiennent la possibilité de bénéficier de ce dispositif, soit pour invalidité, soit pour raison de vieillesse. L’âge commence donc à entrer en ligne de compte, et pas seulement les blessures et les maladies. Mais il n’est pas question d’un droit automatique à cette pension de retraite après un certain nombre d’années d’ancienneté : c’est le marin qui doit en faire la demande, et justifier devant un chirurgien de sa maladie ou de son incapacité à travailler en raison de sa vieillesse. L’âge moyen de ceux qui parviennent à obtenir cette pension est très élevé, surtout pour l’époque : l’historien Alain Cabantous indique qu’il est de 68,7 ans pour les marins de la région du Havre. Cependant, l’attribution de la pension pour vieillesse, et non pour blessure, devient prédominante dans la Marine tout au long du XVIIIe siècle, ce qui assoit l’idée d’une reconnaissance de l’incapacité à exercer son métier en raison de son âge.

De plus, ce système de retraite se révèle petit à petit comme un moyen de resserrer les liens dans la profession, et s’intègre à l’identité du métier. Pendant la Révolution, en 1791, alors qu’il est question de supprimer cette Caisse, le député Begouën-Demeaux insiste sur la solidarité fraternelle qu’elle permet et défend avec force les intérêts des marins : « Ils seraient, ils auraient du moins été plongés dans une misère qui eût fait la honte et le déshonneur de l’État, si, par l’administration économique d’un établissement vraiment paternel, on n’avait trouvé le moyen de leur assurer une retraite lorsque l’âge, les blessures ou les infirmités les mettent hors d’état de naviguer. La caisse des invalides est une vraie caisse de famille ».

 

Un avantage, et non un droit pour tous les travailleurs

Cependant, le système des caisses de retraites ne concerne qu’un un petit nombre de professions au XVIIIesiècle. Très loin d’être un droit pour tous les travailleurs, c’est plutôt un avantage accordé à certains corps de métier particulièrement stratégiques pour le pouvoir royal. Et en premier lieu… les collecteurs d’impôts. Ceux-ci récoltent les redevances sur tout le territoire pour le compte de financiers, rassemblés dans une institution nommée Ferme générale, qui reverse ensuite une partie des recettes au roi. Le métier des petits collecteurs d’impôts est pénible et risqué : ils doivent se rendre sur le terrain, dans des endroits parfois très reculés, pour percevoir les contributions. Ils sont de plus très impopulaires, et beaucoup sont tués ou blessés par des contrebandiers.

Mais en contrepartie, ces collecteurs jouissent d’avantages. En 1768, un système de retraite organisé est mis en place « pour procurer des retraites aux employés des brigades que leur vieillesse, leurs infirmités ou des accidents fâcheux mettent hors d’état de service ». Le dispositif ressemble fortement à celui mis en place pour les marins, avec une retenue entre 1,25 et 2,5% sur le salaire mensuel, puis une pension égale à la moitié du salaire. Les employés peuvent prétendre à la retraite après 20 ans de service, ou une grave blessure pendant le travail. Cependant, dès les années 1780, une première difficulté se fait jour, et qui sonne très familièrement à nos oreilles : les cotisations des travailleurs sont insuffisantes pour alimenter la Caisse de retraite… La Ferme générale se retrouve alors obligée de maintenir en poste des employés invalides ou trop âgés.

Enfin, les artistes dramatiques au service du Roi sont également parmi les premiers professionnels à bénéficier d’un système de pension de retraite, et ce dès le début du XVIIIe siècle. De la qualité des spectacles de l’Opéra ou de la Comédie-Française dépend en effet le rayonnement de la monarchie, c’est pourquoi ce secteur d’activité est considéré comme crucial.

Les acteurs, chanteurs et danseurs de ces institutions royales ont droit à une pension de retraite au bout de vingt ans au service de leur théâtre. Ce montant de base est ensuite gonflé progressivement chaque année travaillée après ces vingt ans dus : la pension est donc progressive. Cependant, l’artiste n’est pas libre de partir quand il le souhaite après ses deux décennies de service ; les responsables des spectacles, qui font partie de l’administration royale, entendent bien avoir la main sur ces départs en retraite. On entre alors au cœur des confrontations entre les intérêts de la monarchie et l’aspiration individuelle de l’artiste, qui ne s’accordent pas toujours.

 

Retraite souhaitée ou départ imposé : au cœur du vécu individuel

Dans la pratique, l’administration royale tente de retenir certains artistes le plus longtemps possible, et en pousse d’autres vers la sortie. Bellecour, acteur célèbre de la Comédie-Française, est dans le premier cas de figure. Il demande sa retraite en 1769, mais ses supérieurs la lui refusent car ils jugent que ses talents sont toujours indispensables au bon fonctionnement du théâtre. Finalement, un compromis est trouvé : « nous n’avons pas pu lui accorder le congé de retraite qu’il avait demandé, mais sa santé exigeant qu’il fasse des remèdes, nous lui accordons un congé de trois mois dans le cours de l’été ». Bellecour restera finalement à la Comédie-Française jusqu’à sa mort neuf ans plus tard, à 53 ans.

Au contraire, en 1779, il est demandé à une autre artiste de la Comédie-Française, Mademoiselle Hus, de prendre sa retraite au bout de 27 ans de carrière. Mais la comédienne de 45 ans proteste :  « Plus je réfléchis moins je comprends qu’on puisse m’obliger à quitter le Théâtre avant que d’avoir fini mon temps. […] Au bout de 20 ans on ne m’a point offert ma retraite, & je ne l’ai point demandée. J’ai donc crû avoir le droit de continuer mes services pendant 10 ans encore […] Tout le monde sait que s’il y a quelques avantages à la Comédie ce n’est que dans les dernières années, parce qu’on n’a moins d’efforts de mémoire à faire, et moins de dépense quand la garde-robe est montée. »

En cette fin de carrière, les intérêts de Mlle Hus et ceux de la Comédie-Française divergent. L’actrice compte profiter des fruits de son travail et ne semble pas prête à renoncer à son niveau de vie, bien plus élevé que celui d’une retraitée : si elle peut prétendre à une pension d’au moins 2000 livres, sa rémunération était en effet de plus de 20 000 livres. Au contraire, la Comédie-Française a intérêt à ce que Mlle Hus prenne sa retraite rapidement, afin que la pension à payer soit moins élevée, d’autant que l’actrice n’est plus très en vogue. Elle se retirera finalement l’année suivante.

 

Ces premières mises en place et ces tâtonnements initiaux montrent à la fois l’adoption très rapide du principe des retraites par les travailleurs concernés et l’ampleur des défis que ces systèmes posent : financement, maîtrise de l’effectif et de la composition du corps de métier, prise en compte de la pénibilité du travail et des volontés individuelles, etc. Les ajustements et les réformes arrivent presque immédiatement, et vont naturellement croissants jusqu’à nos jours avec l’élargissement des droits à la retraite à tous les types d’activités professionnelles.

 

Pour aller plus loin

- Alain Cabantous, Dix mille marins face à l’Océan, Paris, Publisud, 1991.

- André Ferrer, « Les rémunérations des employés des Fermes du Roi au XVIIIe siècle »dans Les modalités de paiement de l’État moderne, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2018.

- Archives de la Comédie-Française, dossiers de Bellecour et de Mlle Hus.

 

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