Benjamin Stora revient sur l'Histoire dessinée de la guerre d'Algérie, un média important pour l'enseignement de cette période de l'histoire.

Benjamin Stora, auteur de L'histoire dessinée de la Guerre d'Algérie, revient pour Nonfiction sur la réalisation de cette bande-dessinée qui aborde une histoire souvent au coeur de nombreuses polémiques en France. La Guerre d'Algérie est à la fois un domaine historiographique très renouvelé, un élément des programmes scolaires et un enjeu mémoriel pour de nombreux groupes. Cet ouvrage cherche à aborder ces différentes questions, alliant le travail de l'historien à la créativité du dessinateur.

La version originale de cette interview a été publiée par l'Association des Professeurs d'Histoire-Géographe (APHG) sous le titre « Entretien avec Benjamin Stora... à propos de L'histoire dessinée de la Guerre d'Algérie » dans sa revue Historiens et Géographes   . Il est repris ici dans le cadre d'un partenariat entre Nonfiction et l'APHG, dont le but est de diffuser aussi largement que possible la recherche historique en train de se faire. 

Guy Brangier et Jacques Séguin, membres du Bureau de la Régionale de Poitou-Charentes de l’APHG, sont professeurs honoraires d’histoire-géographie dans l’académie de Poitiers. Bernard de Litardière a réalisé la captation vidéo de l’entretien.

 

APHG : Merci Monsieur Stora de nous recevoir dans votre bureau de président du Musée national de l’histoire de l’immigration. Nous organisons à Niort le 13 mars 2019 une journée sur le thème « Histoire et bande dessinée, l’exemple de la guerre d’Algérie ». Vous étiez donc le seul invité que nous puissions solliciter pour une telle journée, d’autant qu’elle est à destination des professeurs d’histoire des collèges et des lycées et que cet ouvrage, Histoire dessinée de la guerre d’Algérie, est un medium dont nous pensons qu’il a un bel avenir dans l’enseignement de la guerre d’Algérie. Nous souhaitons vous solliciter d’une part sur l’historiographie de la guerre d’Algérie, si vous voulez bien faire une succincte mise à jour sur cette question, et ensuite nous vous poserons des questions sur la genèse de cet ouvrage avec quelques questions plus précises sur certains contenus.

 

Historiographie de la guerre d’Algérie

Guy Brangier et Jacques Séguin pour Historiens et Géographes : Dans un premier temps, est-ce que vous pouvez faire une mise au point pour les collègues d’histoire sur cette question de l’historiographie de la guerre d’Algérie ?

Benjamin Stora : Tout d’abord, je vous remercie pour votre invitation et vous présente mes excuses pour mon absence à votre journée. Je suis vraiment désolé mais malheureusement je suis appelé ailleurs pour d’autres initiatives. Je n’ai pas pu assurer cette coordination dans mon emploi du temps très chargé, notamment ici [à Paris] par la présidence du Musée national de l’histoire de l’immigration.

L’historiographie française et algérienne de la guerre d’Algérie est évidemment très vaste. Ce sont des centaines et des centaines d’ouvrages de référence qui ont été publiés depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962 contrairement à une idée reçue. Cette idée reçue, nous la connaissons, c’est celle du silence, de l’absence. Or, sur la guerre d’Algérie, et depuis très longtemps, il existe une masse énorme de témoignages, de récits autobiographiques, de tous les groupes qui ont été confrontés à cette tragédie, à cette histoire. Les Européens d’Algérie, les Pieds Noirs, les soldats, les appelés, ont énormément publié de mémoires, de souvenirs, d’autobiographies. Les Algériens, bien sûr, de leur côté ont commencé à beaucoup publier de mémoires et d’autobiographies notamment depuis les années 2000, c’est assez récent du côté algérien. Bref, sur le terrain de la mémoire, il existe une profusion de récits de vies, notamment et surtout venant des soldats français, des appelés qui ont été profondément marqués par cette histoire. Un million et demi de jeunes soldats français nés entre 1932 et 1943 sont allés en Algérie dont ils ont gardé un souvenir très vif, surtout maintenant lorsqu’ils arrivent à la retraite, ils éprouvent ce besoin de transmettre leurs mémoires à leurs enfants et petits-enfants.

Sur un autre plan, celui de la recherche historique, elle est plus récente. Elle date d’une trentaine d’années. Un certain nombre de travaux ont été initiés par des grands historiens pionniers. Je citerai quelques noms, d’abord Charles-Robert Ageron qui a été un grand historien de l’Algérie. Il a été mon professeur, mon enseignant, celui qui a dirigé mes thèses. Ma thèse de 3e cycle à l’Ecole des hautes études en 1978, une biographie du leader algérien Messali Hadj, et puis ma thèse d'Etat soutenue en 1991 sur l’histoire de l’immigration algérienne en France. Charles-Robert Ageron avait publié une monumentale Histoire de l’Algérie contemporaine aux Presses universitaires de France en 1979. Je cite d’abord ce nom même s’il n’est plus là aujourd’hui. Tous les historiens se réfèrent encore à ses travaux.

Je citerai aussi comme grand historien français qui a travaillé beaucoup, décédé l’année dernière, Gilbert Meynier. Il a écrit un grand livre, L’Algérie révélée (Droz, 1981). Il a aussi écrit une histoire du FLN à partir des archives de l’armée française. Il a été un des pionniers de la recherche sur l’histoire de la guerre d’Algérie, de l’Algérie contemporaine.

Et puis d’autres encore qui ont écrit, pas simplement en tant qu’historiens mais en tant qu’anthropologues ou autres. Pierre Nora a écrit un livre très important sur les Européens d’Algérie, Pierre Bourdieu a publié une sociologie de l’Algérie avec Abdelmalek Sayad. Ce sont des ouvrages pionniers, de référence, sur ce conflit, cette tragédie. De nombreux intellectuels français des années 1950, 60, 70, 80 ont écrit sur l’Algérie.

D’autres historiens sont arrivés ensuite. Jean-Pierre Rioux a coordonné le premier colloque sur la guerre d’Algérie en 1988. J’ai préparé avec lui une grande exposition qui a eu lieu en 1992 au musée des Invalides « La France en guerre d’Algérie ». Un catalogue de référence de cette exposition a été publié par la BDIC, la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (aujourd’hui La Contemporaine), avec Laurent Gervereau et Jean-Pierre Rioux. C’était en 1992, date du trentième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la première grande exposition en France sur la guerre d’Algérie.

Un autre ouvrage original, qui est aussi le produit d'un travail collectif, a été publié en 2004. Des historiens français et algériens ont travaillé ensemble pour cet ouvrage. Mohammed Harbi et moi-même avons coordonné ce travail La guerre d’Algérie, fin d'amnésie ? paru en 2004 aux Editions Robert Laffont. Avec des historiens français comme Gilbert Meynier, René Gallissot, Claude Liauzu, mais aussi Daniel Lefeuve, Guy Pervillé. Et puis des historiens algériens peu connus en France ont énormément travaillé sur cette question, comme Hassan Remaoun, Abdelmadjid Merdaci, Fouad Soufi. C’était la première fois que paraissait un ouvrage franco-algérien sur la guerre d’Algérie.

A ce moment des années 2000, dans le domaine de la recherche historique, est apparue une nouvelle génération de chercheurs. Cette nouvelle génération, avec Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche, Tramor Quemeneur, ce sont les nouveaux historiens qui travaillent sur cette période. Avec aussi des jeunes femmes qui sont issues des immigrations algériennes comme Naïma Yahi, qui a soutenu sa thèse sur l’histoire culturelle de l’immigration algérienne en France, Linda Amiri qui est maintenant professeure en Guyane, qui a fait sa thèse sur l’immigration algérienne en France. Ce sont des travaux très percutants, nouveaux, originaux, s’appuyant sur des archives progressivement ouvertes. Tramor Quemeneur avait soutenu sa thèse sur les soldats, sur les appelés en France et sur les refus de guerre. Il y a aussi Lydia Aït Saadi-Bouras avec sa thèse sur les manuels scolaires algériens traitant de la guerre d’Algérie, travail très important soutenu à l’INALCO.

Depuis une vingtaine d’années, les travaux se sont succédés à une très grande vitesse sur la guerre d’Algérie. Djamila El Djoudi a soutenu une thèse sur les maquis algériens de l’intérieur. N’oublions pas également Jean-Charles Jauffret parmi les grands historiens qui ont travaillé sur les appelés et les soldats français.

Et puis, plus récemment, des historiens étrangers, qui ne sont ni Français ni Algériens, ont commencé à s’intéresser à cette histoire. Comme Todd Shepard qui a publié des ouvrages sur la guerre d’Algérie, et puis d’autres ouvrages qui ont été publiés aux Etats-Unis par des historiens américains.

 

Je ne peux pas ne pas vous interroger sur la question des mémoires et de l’histoire. Est-ce qu’on peut aujourd'hui identifier une frontière entre la question des mémoires et celle de l’histoire ?

Il y a bien sûr une différence entre les mémoires et l’histoire. L’historien vérifie ses sources, les confronte, et opère une sorte de distance critique par rapport aux sources. Ainsi, le travail historique est parfois contesté par les acteurs, c’est un discours qui peut ne pas leur faire plaisir. Parmi les historiens travaillant sur un groupe de mémoires très particulier, il ne faut pas oublier par exemple le travail de Jean-Jacques Jordi sur les Pieds noirs, de Abderahmen Moumen sur les Harkis. Quelquefois, des discours historiques contredisent les mémoires. Ce que disait Pierre Nora est tout à fait juste, les mémoires peuvent diviser, mais l’histoire doit rassembler. Aujourd’hui les historiens depuis un bon nombre d'années ont appris à travailler avec les mémoires. Ce que j’ai fait en publiant en 1991 La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie.  La mémoire est devenue un objet d'histoire, comment elle modifie les sens de l’histoire, se transforme, se transmet, ou ne se transmet pas. Par exemple, j’ai évoqué tout à l’heure la masse des autobiographies. Il est évident qu’on ne peut pas travailler sur la mémoire de la guerre d’Algérie aujourd’hui si on ne s’empare pas de toutes ces autobiographies de soldats, de femmes, d’appelés, d’immigrés, de harkis... C’est une documentation foisonnante, précieuse et indispensable. On ne peut pas simplement se référer aux archives classiques que sont les archives administratives, de police ou d’Etat. Il y a aussi une masse archivistique qui se construit à travers les mémoires, extrêmement précieuses pour les historiens.

 

Est-ce qu’on peut dire qu’aujourd’hui on arrive à une période charnière où l’histoire se nourrit des mémoires sans être submergée par les mémoires ?

Un grand défi pour les historiens, c’est d’être submergés par les mémoires, avec la révolution numérique. Enormément de mémoires d’acteurs émergent et circulent sur internet. J’allais presque dire prolifèrent, sans vérification, sans distance critique, sans mise en relation avec d’autres situations ou contextes historiques. Qui fonctionnent beaucoup par anachronismes, sans précaution, et les historiens ont quelquefois bien du mal à résister à ces assauts de mémoires en circulation ou de récits historiques reconstruits, falsifiés, quelquefois trafiqués. C’est un défi nouveau pour les historiens. Dans le fond,  jusqu’à il y a une vingtaine d’années, les historiens s’adossaient à des archives, prenaient leur temps pour écrire un ouvrage d’histoire. Par exemple pour faire ma thèse d'histoire, j’ai pris dix ans pour l’écrire. Aujourd’hui, des récits se transmettent sur internet à une vitesse instantanée, sans précaution. En quelques semaines ou quelques jours, des récits sont construits et diffusés sans confrontation avec d’autres sources, c’est donc un défi nouveau. Mais en même temps, c’est très excitant parce qu’internet, c’est aussi l’occasion de sources nouvelles qu’il ne faut absolument pas sous-estimer. Il y a aussi le fait que les témoins, les acteurs de cette période par l’intermédiaire de cet outil nouveau entrent en contact directement avec les historiens. C’est mon cas avec les réseaux sociaux, Twitter, Facebook ou autres. Des gens qui vivent en Algérie n’auraient jamais pu sans internet entrer en contact avec moi, n’auraient pas pu accéder à des gens qui écrivent l’histoire. Mais là directement, il y a cette possibilité, ce qui est nouveau. Grâce à internet, on a l’occasion de rencontrer des personnages, de connaître leurs vies, d’avoir accès à des archives nouvelles. Il faut faire attention, mais c’est aussi un défi face à la surabondance d’écrits qui peuvent arriver jusqu’aux historiens.

 

En prolongement de cette question, on a eu droit depuis une quinzaine d'années à une multiplication des dates commémoratives liées à la guerre d’Algérie. Est-ce que cette inflation de dates commémoratives favorise l’accès à l’histoire ou bien gêne l’accès à l’histoire des jeunes comme des anciennes générations ?

Les commémorations correspondent à des moments tragiques d’histoire portés par des groupes de mémoires voulant que des histoires vécues soient gravées dans l’Histoire. Les désirs de commémorations ne sont jamais neutres, naïfs ou innocents. Ils correspondent à un désir très profond que la mémoire ne se perde pas. Mais le problème, c’est que ces dates ne correspondent quelquefois qu’à un seul groupe de mémoire. Et elles entrent en concurrence les unes par rapport aux autres. Il y a les dates algériennes, 1er novembre 1954, date du début de l’insurrection contre la France, et le 5 juillet 1962, moment de l’indépendance... et qui sont contradictoires avec les dates françaises. En France, le 19 mars 1962, les accords d’Evian pour les appelés, le 5 juillet à Oran pour les Pieds noirs et le 26 mars la fusillade de la rue d’Isly, sont des dates qui appartiennent à la mémoire pied-noire. Le 17 octobre 1961 est la date commémorative de la tragédie des Algériens émigrés à Paris. Loin de réunifier, ces dates divisent. L’objectif de la commémoration, c’est bien sûr d’entretenir une mémoire, très souvent blessée, mais c’est aussi le moyen de comprendre et connaître la souffrance de l’autre. Si c’est pour s’enfermer dans sa propre souffrance sans comprendre la souffrance des autres, il y a des risques de séparation de mémoires, de guerre de mémoires. C’est tout le problème de la guerre d’Algérie : on n’arrive pas à trouver des passerelles mémorielles capables de reconnaître la souffrance des autres.

 

Si, comme on le dit, le temps fait son œuvre, dans 20 ou 30 ans, s’il ne restait qu'une date commémorative, quelle serait-elle selon vous ?

Je ne pourrais pas vous le dire, c’est au temps de le déterminer. Mais c’est aussi aux groupes porteurs de mémoires de faire des propositions. Là par exemple, je vous parlais du 17 octobre 1961, la mémoire des immigrés algériens. Mais il existe aussi le 5 février 1962 avec la terrible répression au métro Charonne, qui malheureusement est une date qui s’affaiblit de plus en plus. Il faut espérer que sur tous ces évènements tragiques on puisse trouver des passerelles. Il est difficile pour moi de choisir entre chacune de ces dates.

 

La présence de la guerre d'Algérie dans les programmes scolaires de 3e est extrêmement mince, voire même optionnelle, par contre elle apparaît en 1ère et en Terminale avec notamment la question « Histoire et mémoires ». Est-ce que, de votre point de vue, la question de la guerre d’Algérie est suffisamment présente dans les programmes scolaires, ou bien mériterait-elle de l’être davantage au regard des incidences qu’elle a encore dans notre actualité ?

En fait, la guerre d’Algérie existe aujourd’hui dans les programmes scolaires, alors qu’elle n’a pas existé pendant de très nombreuses années. Donc, on ne peut pas demander indéfiniment une extension de chacune des séquences à étudier. Il faut trouver la juste place. La guerre d’Algérie occupe une place très importante dans l’histoire contemporaine française, plus on s’en éloigne plus on s’aperçoit qu’elle a joué un très grand rôle, avec la naissance de la Ve République, la décolonisation, l’apparition de nouveaux partis politiques, toute une façon de vivre, la transformation de la société avec le passage du monde rural au monde urbain... tout cela c’est pendant la guerre d’Algérie. Les gens partaient en 1957, quand ils revenaient en 1960 ce n’était presque plus le même pays. La mutation sociologique extraordinaire de la France pendant la guerre d’Algérie doit absolument être étudiée. Il faut élargir cette connaissance de la guerre d’Algérie à l’échelle de l’histoire de la France contemporaine. Lorsque j’ai commencé à travailler sur cette histoire à la fin des années 70, l’occultation était complète sur cette histoire, les années 80 et 90 aussi. Donc aujourd’hui, cela existe. Même s’il faut améliorer, renforcer ce qui existe. Et j’ajoute que la Seconde Guerre mondiale doit rester à sa place, qui est décisive.

 

La place de la guerre d’Algérie reste très minime dans les programmes de collège. Les professeurs d’histoire passent presque plus de temps sur Byzance que sur la guerre d'Algérie malgré pourtant une influence moins forte sur notre présent...

Bien sûr, il est possible sans doute de rééquilibrer au profit de l’histoire contemporaine, notamment par rapport à un nouveau public scolaire qui a profondément changé dans les 20 ou 30 dernières années. Notamment dans les jeunes générations issues des immigrations post-coloniales. Parmi cette population nouvelle de jeunes, je dirais qu’il faut muscler le programme scolaire parce que le questionnement est beaucoup plus important.

 

Je vais vous poser une question qui n’a rien à voir. Nous sommes niortais. Il y a deux ans, la fille de Messali Hadj est venue à Niort pour une rencontre avec des gens qui avaient croisé la grande stature de son père dans les rues de Niort. Vous avez travaillé sur Messali Hadj…

En effet, j’ai fait ma thèse sur Messali Hadj qui était à Niort, en résidence surveillée à l’Hôtel Terminus, de 1952 à 1954. Pour ma thèse, j’ai rencontré des gens qui avaient aidé Messali à Niort, comme Annie Cardinal ou d’autres, comme le cercle Zimmerwald, qui était composé de pacifistes, de républicains, des socialistes de gauche en fait. Le séjour à Niort a joué un grand rôle dans le parcours de Messali.

 

« Histoire dessinée de la guerre d’Algérie »

 

Nous allons donc pouvoir évoquer votre ouvrage Histoire dessinée de la guerre d’Algérie. Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

Je ne vais pas mentir et vous raconter des histoires en vous disant qu’un jour j’ai réfléchi, je me suis dit « Tiens les images !... » Non, ce sont les éditions du Seuil qui m’avaient demandé de faire une édition de La guerre d’Algérie expliquée à tous, aux enfants notamment, et devant le succès de sa vente, ce sont eux qui ont eu l’idée et m’ont demandé de tenter cette aventure avec un dessinateur, Sébastien Vassant. J’ai accepté. J’avais préfacé des ouvrages de bande dessinée et j’avais travaillé sur des images pour la télévision, avec des documentaires. Mais la bande dessinée, non. Je suis parti dans cette aventure avec Sébastien Vassant qui me proposait à chaque fois des idées de mise en scène. Par la puissance d’une image, il faut raconter une histoire quelquefois compliquée. C'est un véritable défi parce que la guerre d'Algérie, comme toutes les histoires, a produit ses images iconiques. Comme le général de Gaulle levant les bras en disant « Je vous ai compris ! », ou l’indépendance de l’Algérie avec les gens qui quittent l’Algérie sur le bateau, ou encore la photo de la petite Delphine au moment de l’attentat contre André Malraux en 1962... Dans l’imaginaire collectif, il y a beaucoup d’images iconiques qu’il faut restituer. Mais en même temps, il y a des images qui n’ont jamais existé et qu’il faut inventer, qui se rapportent à des situations qu’on n’a jamais filmées ni photographiées, comme la tragédie de jeunes appelés à Palestro en mai 1956. Il y a des massacres qui se sont produits en 1957, des séquences tragiques d'histoire qui n’ont pas été enregistrées, filmées, et qu’il faut imaginer à travers les récits des survivants ou des archives de l’armée. Et c’est tout le travail de correspondance entre l’historien et le dessinateur pour examiner le niveau de cohérence historique sur des images qu’il faut inventer par rapport à des situations historiques. Est-ce que ces images peuvent correspondre à une réalité ? Est-ce qu’elles s’approchent, le plus possible, d’une réalité historique, est-ce que c’est vraisemblable ? Quelquefois c’est non, c’est anachronique, sur tel vêtement par exemple. Quelquefois c’est oui. Et le dessinateur fait preuve d'une incroyable imagination qui m’a surpris. Par exemple, la dernière image de cette histoire dessinée de la guerre d’Algérie, c’est lui qui a eu cette idée, excellente. Un personnage entre dans une pièce qui est vide, et nous dit : voyez, c’est très difficile de mettre en scène la guerre d’Algérie dans ces mémoires compliquées.

 

La plupart des mémoires de cet ouvrage sont tirées du film que vous aviez fait en 1991, Les années algériennes, et le choix de ce dessin semi-réaliste, c’est vous qui l’avez demandé ?

Non, c’est le dessinateur qui a beaucoup travaillé sur les documentaires, dont les miens, comme La déchirure, diffusé en 2012. Il a dessiné une série de personnages, qu’il a remis en scène, et c’est lui qui a décidé de coller aux images des enregistrements de mémoires ou d’actualités de l'époque. Et j'ai trouvé que c’était tout à fait intéressant et cohérent.

 

Est-ce que c’est sa liberté de créateur qui fait que quelquefois il y a des allusions culturelles, comme le Tres de Mayo de Goya ou Le Radeau de La Méduse de Géricault ?

Le plus souvent, cela vient de lui. Il a une forte mémoire picturale, alors que je suis plutôt un homme de l’écrit. La puissance des images, je l’ai découverte avec le documentaire Les années algériennes, avec Philippe Alfonsi et Bernard Fabre, qui me disaient toujours « On n'écrit pas un livre, on fait un film ! » Vous avez des forces d’images de quelques secondes qui valent mille fois un récit détaillé, documenté ou argumenté. Mais quelquefois la puissance d'émotion d’une image nous submerge et ne nous renseigne pas sur la situation si elle n’est pas mise dans le contexte historique. Donc, j’avais tout le temps ce va-et-vient d’interrogation entre écrit et images.

 

Au niveau des bandes dessinées, on en compte des dizaines sur la guerre d’Algérie mais qui étaient toujours sous l’angle de la mémoire. Est-ce que cet ouvrage est le premier à être publié sous l’angle de l’histoire ?

C’est le premier qui se veut ouvrage d’histoire, au sens chronologique, des grands personnages, mais aussi avec des « personnages de la rue », qui discutent entre eux sur des évènements historiques, c’est-à-dire l’histoire vue d’en haut et l’histoire vue d’en bas. En suivant au plus près les grandes dates chronologiques, avec là aussi des choix, pour que cela puisse servir comme un manuel scolaire, avec les dates et les personnages clés, De Gaulle, Ben Bella, Messali Hadj, Michel Debré, Guy Mollet...

 

Une historienne américaine, Jennifer Howell, a fait une thèse publiée en anglais en 2017   , sur une quarantaine de bandes dessinées francophones entre 1982 et 2012 portant sur la guerre d’Algérie. Elles concernent des mémoires, mais une évolution s’est faite vers des bandes dessinées de mémoires qui s’exprimaient moins, comme celles des harkis…

L’évolution des récits sur la guerre d’Algérie accompagne l’apparition des groupes de mémoires liées à cette guerre par l’intermédiaire des enfants de ces grands groupes. Les enfants de soldats, les enfants de harkis, les enfants d’immigrés ont voulu à leur tour comprendre l’histoire de leurs parents ou de leurs grands-parents. Ils sont âgés aujourd’hui et ils ont voulu comprendre cette histoire. La prise de conscience, au niveau de l’écriture historique, suit l’évolution des mentalités des descendants, parce que ceux qui ont vécu cette histoire  ont souvent du mal à écrire. C’est par la montée en puissance des descendants qu’on suit l’évolution, à mon avis, des récits historiques et de mémoires de la guerre d’Algérie. Par exemple, il y a maintenant beaucoup d’enfants de soldats français, qui sont âgés d’une cinquantaine d’années, et qui publient des récits historiques, des lettres de leurs parents, ou des romans de fiction, ou les petits-enfants. C’est nouveau.

 

L’équivalent de votre livre en Algérie est-il possible ou est-ce trop tôt ?

Je ne sais pas, mais peut-être que ce livre ira en Algérie, certains de mes livres sont maintenant en vente en Algérie, ce n’était pas le cas il y a 20 ans. Par exemple, celui sur Messali Hadj a été traduit en arabe, celui sur Ferhat Abbas, les grandes figures algériennes qui étaient mises au secret, existent maintenant en Algérie. Mon enfance juive à Constantine, Les clés retrouvées, a été diffusée cette année. C’est important car c’est une mémoire qui n’était pas reconnue dans l’espace public algérien. Il y a encore des efforts à faire sur ce plan-là, par exemple la question des harkis, il y a encore des trous de mémoire, mais la situation évolue en Algérie.

 

Y a -t-il une B.D. sur la guerre d’Algérie qui a votre préférence ?

Il y en a une que j'ai beaucoup aimée qui s'appelle Azrayen’ (Giroud et Lax, Dupuis, 1998. NDLR.), qui est assez ancienne, avec un très beau dessin. Une autre, récente qui s’appelle Petit-fils d’Algérie (Joël Alessandra, Casterman, 2015. NDLR.) qui est une B.D. d’un enfant de Pied noir.

 

Une dernière question... Vous avez comparé lors d’une intervention la guerre d’Algérie à la guerre de Sécession…

C’était dans mon dernier livre sur l’Algérie, Les mémoires dangereuses. De l’Algérie coloniale à la France d’aujourd'hui, en 2016. Dans un comparatif historique, il y avait un aspect effectivement entre « nordistes » et « sudistes ». Quand je parlais des sudistes, je parlais de tous les gens nés en Algérie, pas simplement les Pieds noirs. Il y avait une incompréhension à l’égard du Nord, c’est-à-dire de la métropole, de toutes les populations en Algérie. Un personnage comme Camus estimait que ceux qui étaient au Nord, donc les « nordistes », n'arrivaient pas à comprendre les gens du Sud, dont il faisait partie. C’est dans ce sens-là que j’avais utilisé cette expression, cette incompréhension, ce fossé entre Nord et Sud. Et qui, dans la guerre, a pris cette ampleur extraordinaire