Les thèses d’écrivains français éclairent le rapport entre littérature et université : « L’écrivain écrit contre mais aussi grâce à la thèse ».

La thèse d’écrivain a ceci de particulier qu’elle invite à repenser la relation entre la création littéraire et l’institution universitaire. Fondé principalement sur l’étude des expériences doctorales de Péguy, Paulhan et Barthes, l’ouvrage de Coustille se veut précisément une contribution à l’histoire de cette relation, faite aussi bien de dialogues que d’affrontements. Il s’agit, en d’autres termes, d’étudier les différents modes de « conflictualité » et de « conciliation » entre les mondes littéraire et universitaire. En s’intéressant à des travaux de recherche fragmentaires, inachevés et souvent méconnus, Coustille livre une réflexion sur les facteurs qui définissent et influencent les velléités doctorales des écrivains. Si « La critique a toujours envisagé les thèses d’écrivains dans une perspective biographique, comme des textes annexes, n’obéissant qu’à des objectifs de carrière ou comme des étapes un peu douloureuses à dépasser », Antithèses s’efforce de démontrer que la thèse d’écrivain est une expérience complexe mobilisant des questions d’ordre esthétique, poétique et analytique. Étudier les expériences individuelles des auteurs tout en les resituant dans leur contexte historique permet de nuancer les lectures réductrices des thèses d’écrivains et d’enrichir le dialogue entre la littérature et l’université.

 

Aux origines de la thèse

Dans le premier chapitre, Coustille rappelle que le format de la thèse a subi de nombreuses transformations, notamment en termes de contenu et de rôle dans la carrière du candidat. À l’époque médiévale, l’examen oral permettant l’obtention d’un grade universitaire est un exercice qui exige « finesse et présence d’esprit » plutôt qu’innovation et originalité. Si le mot « thèse » désigne au début du XVIe siècle l’affiche matérielle sur laquelle sont annoncées les positions défendues, la réussite de la soutenance tient plus à la forme qu’au contenu. Prestige des personnes présentes, moyens financiers des candidats, corruption des jurys : l’épreuve est loin d’être un pur exercice de restitution et d’évaluation du savoir. Au XIXe siècle, l’identité de la thèse évolue suivant le modèle prussien pour intégrer plus d’exigence scientifique et des épreuves plus ciblées. Pour mesurer cette évolution, Coustille s’attarde sur deux exemples : la thèse de Renan, consacrée à Averroès, et celle de Taine, autour des fables de La Fontaine. Si le premier étudie le mythe du philosophe musulman plutôt que sa pensée, le second rejette la rigidité des prescriptions universitaires en associant littérature et philosophie. Un autre cas intéressant est le projet doctoral de Mallarmé qui, derrière d’« embryonnaires recherches sur le langage » entreprises dès 1870, révèle une tentative de guérir le moi tourmenté du poète et de transformer l’opacité linguistique en lieu de productivité poétique. À partir de 1880, la réforme de la procédure d’admission au doctorat et l’amélioration des conditions matérielles des candidats marquent un début de tournant dans l’histoire de la thèse.

 

Péguy ou la thèse comme « événement universitaire »

Le deuxième chapitre s’intéresse à l’expérience doctorale de Charles Péguy, « figure de l’écrivain antiacadémique » dont le projet de thèse est consacré à la critique de l’enseignement pratiqué à la Sorbonne. Rédigée sous forme de dialogue avec un jury imaginaire, la thèse a « des allures de long poème en prose ». Partant d’une analyse détaillée du titre de la thèse, Coustille montre que Péguy, en bon connaisseur des codes universitaires, crée « une œuvre radicalement antiacadémique et résolument littéraire ». En prônant l’engagement subjectif tout en étant nostalgique d’un système d’enseignement révolu, la thèse de Péguy se construit contre l’université et ses représentants, à commencer par le directeur de thèse. La démarche critique de Péguy, ayant échappé entre autres à Romain Rolland, est aussi bien une suite d’attaques et de renversements des modalités scientifiques de la thèse et du rapport des historiens à la vérité qu’une quête ouverte de « la compétence », notion abstraite qui suppose le traitement de la réalité et un cheminement allant de l’empirisme vers la sagesse et le retour sur soi. La thèse de l’auteur de L’Argent se distingue également par son « écriture vivante », basée sur des répétitions de mots-clés et des reformulations percutantes, signalant ainsi une critique implicite du style des historiens. Le lecteur de la thèse est constamment sollicité, notamment à travers la circulation des énoncés, l’oscillation pronominale ou encore la variation des emplois du mot « thèse ». Pour Coustille, la thèse de Péguy est un « événement universitaire » en ce sens qu’elle invite, aussi bien par le contenu que par la forme, à repenser la réalité de l’université.

 

Paulhan et les auteurs NRF : scrupules et hésitations

Le troisième chapitre se tourne vers la thèse inachevée de Jean Paulhan, « exceptionnelle » par sa durée mais aussi par le « contournement » qu’elle opère en utilisant, pour l’étude du sens des proverbes, les ressorts des disciplines émergentes que sont la psychologie, la linguistique et l’ethnologie. Contrairement à l’approche « thétique » de Péguy, Paulhan hésite entre plusieurs formes et registres, dressant en filigrane le portrait d’un candidat « hyperconscient des failles de son raisonnement ». Sceptique à l’égard des logiques institutionnelles, Paulhan s’intéresse aux subtilités du langage lors de son séjour à Madagascar où il collecte un corpus de proverbes et de poèmes courts à caractère proverbial mais n’arrive pas à se défaire de la procrastination. Coustille suggère que « Paulhan préfère l’idée de la thèse (double fantasme de livre sérieux et de diplôme) au travail qu’elle impliquerait ». Malgré une série de conférences et d’articles, Paulhan se détourne de la finalisation de sa thèse et de son intérêt initial pour la culture malgache pour s’intéresser à « la nature proprement poétique des proverbes ». À coups de « remarques discrètes » et de « disqualifications rapides », il prend ses distances avec les approches sociologique, diachronique et ethnocentrique du langage. En procédant par « observation participante », il devient lui-même un sujet d’observation, comme le révèlent ses notes sur son propre travail de doctorant.

Pour Coustille, ces notes révèlent « une mystique de la thèse » qui attend un éclair libérateur. À l’inverse de la thèse-remède de Mallarmé, la thèse de Paulhan ressemble à « une maladie » dont les manifestations vont de la perte du sens à un double mouvement de désappropriation et de réappropriation de soi. La lecture des brouillons de la thèse et des articles publiés dans les années 1920 met au jour des hésitations sur la place du « je » et une « mise en récit » des efforts du chercheur, augmentée d’une « poétique du scrupule » exprimée à coups de rétractions et d’allers-retours. Malgré une ultime tentative, la thèse de Paulhan reste « un projet vain, un livre impossible, ou peut-être une erreur nécessaire ».

Dans la dernière partie du chapitre, Coustille s’intéresse au rapport entre la thèse de Paulhan et le style NRF. Pour ce faire, il aborde les cas d’auteurs ayant côtoyé la célèbre revue : Jean Grenier et sa thèse consacrée à un philosophe breton du XIXe siècle et rejetée par Gallimard, Sartre et son mépris des institutions universitaires prenant le pas sur la tentation de la thèse, Céline et sa thèse consacrée au médecin hongrois Semmelweis et reconnue tardivement comme œuvre littéraire, ou encore Michel Leiris et son passage de l’œuvre ethnographique littéraire à l’écrit scientifique. Les expériences de ces auteurs affiliés à la NRF et s’essayant à l’exercice de la thèse confirment, selon l’auteur, que l’esprit de la revue suppose « une supériorité de la littérature sur les autres formes de connaissance et surtout sur le savoir professoral », d’où « un silencieux mépris » envers l’université. Si Paulhan a tenté de concilier le littéraire et le scientifique en bousculant les frontières des deux domaines, son expérience de la thèse a permis « la maturation d’une pensée absolument non thétique ».

 

Barthes et le désir de recherche

Dans le quatrième chapitre, certainement le plus original par son approche, Coustille s’intéresse à l’expérience doctorale de Roland Barthes. Souvent perçu comme « un critique intransigeant de l’orthodoxie universitaire », Barthes a été tenté à de nombreuses reprises par le projet d’un doctorat (sur Michelet, mais aussi en lexicologie, en sémiologie générale, et sur l’image). Pour Coustille, Barthes est surtout un auteur « pluri-thétique » en référence aux diverses méthodes qu’il a adoptées dans sa production. En s’appuyant sur des textes inédits théorisant la relation enseignante et des archives du CNRS et de la BNF, Coustille fait du désir le point d’articulation de la thèse barthésienne. Si « la thèse refoule le fantasme du livre », son enjeu est avant tout « d’orienter le désir d’écriture d’une manière optimale ». Suivant Barthes, le doctorant doit suivre une voie intermédiaire, entre règles scientifiques et pensée libre, mais aussi entre « retraite » et engagement avec la communauté. L’approche barthésienne du doctorat assimile le corpus à « un corps désiré », répond à « l’envie de créer un réseau de significations neuf », résiste à l’évacuation du désir individuel et cherche sans cesse à renouveler l’objet intellectuel. En somme, « la méthode barthésienne est une force de renouvellement : elle sert à éviter les pannes et à restaurer la vitalité du désir de recherche ».

En analysant ses notes préparatoires pour les jurys de soutenance et ses avis sur les thèses respectives de Michel Chaillou et Julia Kristéva, Coustille confirme l’importance qu’accorde Barthes à l’empreinte individuelle du doctorant et la prééminence d’une dimension réflexive du travail doctoral, tournée vers l’expression du désir et le questionnement du discours de savoir. Le but du directeur de thèse, dont le rôle s’apparente à celui d’« un régisseur » ou d’« un metteur en scène discret », est non de « dévoiler une vérité mais bien de susciter le désir d’écrire ». Ceci étant, et malgré sa bienveillance, le désir barthésien de se libérer des contraintes de l’exercice doctoral se heurte « à la réalité relationnelle et institutionnelle de la situation d’enseignement ». L’expérience barthésienne est donc celle d’une oscillation, d’une quête d’équilibre entre le scientifique et le littéraire où le désir lutte sans cesse pour sauver sa liberté.

 

Influences et conciliations

Dans le cinquième et dernier chapitre, Coustille analyse l’évolution récente du rapport des écrivains à la thèse. À partir du milieu des années 1970, la thèse est devenue « un passage normal » dans la carrière littéraire. La part croissante des enseignants parmi les écrivains a créé la nouvelle figure de l’« écrivain-professeur » et « un mouvement d’influence réciproque entre la recherche et la création ». En abordant les expériences d’auteurs tels que Charles Dantzig et Pierre Pachet, Coustille dévoile les stratégies de conformité ou d’inclusion entre les domaines littéraire et universitaire, la thèse servant souvent de « fond théorique » ou de « réservoir documentaire » à l’œuvre fictionnelle. L’expérience de Jean-Michel Maulpoix est révélatrice : sa thèse consacrée au lyrisme est « une longue méditation sur la définition non du lyrisme mais de l’acte créateur lui-même » qui n’évacue ni le tâtonnement ni le flou qui entoure le sujet. Reprise sous forme de fragments dans une œuvre littéraire puis rééditée en tant que travail scientifique, la thèse donne forme à l’idée d’un « lyrisme critique », à savoir « une parole poétique qui juge et construit le savoir », confirmant ainsi le rapport étroit entre les deux catégories. L’expérience de Jean-Benoît Puech, auteur d’une thèse dirigée par Genette et consacrée à la figure de l’auteur, permet d’approfondir l’intrication des écritures littéraire et universitaire. En faisant vivre la notion d’« auteur supposé » par une narration fictionnelle et des détournements de procédés scientifiques, la thèse – comme le livre publié à sa suite – réinvente la figure de l’auteur et confirme « une continuité discursive, stylistique et générique plutôt qu’une rupture » entre l’universitaire et le littéraire.

Dans la dernière partie du chapitre, Coustille aborde la représentation des thèses dans les fictions à partir du genre de l’academic fiction, incarné notamment par les œuvres d’A.S. Byatt, J.M. Coetzee et Philip Roth. Dans le champ littéraire français, l’auteur relève chez Houellebecq « une image assez ambivalente de l’université contemporaine », à la fois refuge paisible pour le narrateur de Soumission et lieu d’exercice du pouvoir, ce qui en fait un élément indissociable du mouvement du roman lui-même. Enfin, le récent développement de sites internet consacrés à la vie des doctorants et donnant lieu à des œuvres, à l’image de la bande dessinée Carnets de thèse de Tiphaine Rivière, ne font que confirmer l’intérêt porté aux récits universitaires et aux expériences des thésards, notamment le passage de la thèse à l’œuvre. Si la tension entre littérature et université s’est sensiblement atténuée, Coustille estime qu’on assiste désormais à une transition vers des attitudes plus conciliantes, et avance l’hypothèse que « plus les écrivains sont proches de l’université, mieux ils la critiquent ».

 

Vers un modèle interdisciplinaire

L’ouvrage de Coustille a le mérite d’offrir un modèle d’analyse rigoureuse des modes d’interaction entre l’université et la littérature. En tenant compte des pratiques plurielles d’écriture et en repensant les institutions du point de vue des auteurs, Coustille inscrit cette interaction dans la structure même de son ouvrage. Fruit d’un double travail de relecture et de recontextualisation, Antithèses montre que l’expérience de l’écrivain-thésard est souvent le lieu d’un questionnement de l’acte, des stratégies et du désir d’écriture. En déplaçant la réflexion critique par-delà les postures d’opposition et d’adhésion, Coustille éclaire la nature complexe des rapports entre mondes littéraire et universitaire. Le choix judicieux consistant à adapter l’approche théorique et analytique à l’expérience de chaque écrivain sert la visée de l’ouvrage et confirme que les thèses d’écrivains nécessitent un effort de lecture par-delà l’approche biographique ou historique. Par ailleurs, la mise au jour des tensions entre écrivains et universitaires invite non seulement à prendre au sérieux les recherches doctorales des écrivains mais également à reconsidérer la valeur littéraire des travaux universitaires. Même si le lecteur peut regretter le manque de développement de certaines analyses (l’expérience doctorale de Céline, par exemple), l’ouvrage de Coustille demeure un exercice productif d’analyse interdisciplinaire et une invitation sous-jacente à approfondir les éléments de continuité et de rupture entre les domaines littéraire et universitaire puisque « l’écrivain », suggère Coustille, « écrit contre mais aussi grâce à la thèse »