Ce nouveau numéro de la Documentation photographique livre une approche globale des phénomènes génocidaires.

« Commis en cent jours au vu et au su du monde entier, le génocide des Tutsi du Rwanda interroge sur l’usage des savoirs, sur l’échec de la connaissance, sur la faillite des organisations internationales »   . Par ce constat sans concession, Vincent Duclert montre que malgré tous les travaux existant sur les différents génocides, nos sociétés demeurent incapables d’empêcher ou de stopper des violences similaires.

Pour leur reprise de la Documentation photographique, CNRS Éditions ont confié à l’historien de l’EHESS leur premier numéro. Il présente ici une synthèse ambitieuse des conclusions de la mission Génocides, tout en proposant des pistes de compréhension de ces événements. Il parvient à dresser un tableau relativement complet de la question tout en répondant aux exigences formelles de la « Doc Photo ». L’approche comparative, la fin de l’unicité de la Shoah, la mise en avant des diverses responsabilités et la franche volonté de permettre la dénonciation de crimes actuels à caractère génocidaire structurent ce travail passionnant. Si quatre génocides constituent le cœur du propos (celui des Hereros et des Namas, celui des Arméniens, la Shoah, puis le génocide des Tutsis), l’historien aborde d’autres processus d’extermination et se penche également sur les structures ayant préparé et permis la mise à mort de groupes ethniques ou religieux. Vincent Duclert plaide résolument pour l’étude du temps long et la comparaison des phénomènes afin de mieux les comprendre, et même les prévenir. Les responsabilités occidentales – allemande pendant le génocide arménien ou française au Rwanda – sont également mises en avant par des faits historiques précis.

 

Créer, attiser la haine de l’Autre

Ces génocides n’ont pas été perpétrés au hasard dans le cadre de guerres totales. La haine des victimes fut méthodiquement construite sur plusieurs décennies. Dans les cas des Hereros et Namas, elle s’inscrivait dans le système colonial et la continuité du darwinisme social. Quant aux Juifs, Adolf Hitler a radicalisé un antisémitisme fortement présent en Europe depuis la fin du XIXe siècle et évoquait dès 1919 leur élimination sans en préciser la forme. La haine des Arméniens fut plus récente car ces derniers avaient soutenu le régime en place, et notamment la révolution Jeunes-Turcs de 1908. Les guerres balkaniques et les premières défaites appelaient la désignation d’un responsable, trouvé en la minorité la plus importante de l’Empire. Les Arméniens, régulièrement victimes de massacres, comme en 1894-1896, devinrent alors le bouc-émissaire idéal. En revanche, la haine des Tutsis fut attisée pendant la colonisation et accentuée après l’indépendance en 1962 comme l’a récemment montré Florent Piton   . Il demeure stupéfiant de constater à quel point tout était prêt pour le début des massacres au moment du crash d’Habyarimana. Les Tutsis étaient devenus des « Juifs africains » avec un « plan de domination tutsi de la région des Grands Lacs », s’inspirant des Protocoles des sages de Sion, qui fut diffusé pour renforcer la haine envers ce groupe. Dans tous les cas présentés, le génocide n’apparaît en aucun cas comme un accident, il fut préparé avec soin et mit à contribution une partie des élites.

 

Commettre le génocide

La mise en œuvre de l’extermination profita soit du contexte des guerres mondiales, soit de la répression d’une rébellion dans le cas des Hereros et Namas. Par une « propagande en miroir », les génocidaires rwandais défendirent l’idée de massacrer les Tutsis au préalable car ces derniers se préparaient à éliminer les Hutus. La mise à mort divergeait, tout comme les acteurs impliqués, mais tous avaient en commun d’animaliser l’ennemi et de permettre la désinhibition des bourreaux afin de faciliter le passage à l’acte. Au Rwanda, les autorités parlaient d’akasi (travail) contre les « cafards ». Si la police et l’armée jouèrent un rôle clé dans l’application des processus, le soutien de la population était fortement recherché. Certains procédés d’exécution se retrouvaient d’un génocide à l’autre, comme les marches et la déportation vers des camps privés de tout ravitaillement qui furent ainsi le moyen le plus simple pour tuer en grand nombre. Vincent Duclert montre ici avec brio comment les Ottomans s’inspirèrent des Allemands en Afrique, et les nazis des déportations des Arméniens. Par ailleurs, l’intentionnalité, la planification et l’organisation constituent les trois critères permettant de qualifier un génocide. Au-delà des quatre cas constituant le cœur de son étude, l’historien montre que l’Holodomor (« extermination par la faim ») remplit ces trois conditions. En effet, à partir de 1932, le pouvoir soviétique organisa la saisie des ressources agricoles en Ukraine par le NKVD et provoqua ainsi la mort 7 millions de koulaks.

La violence populaire entraîna la mort de nombreux Arméniens dans les villes ottomanes, ainsi qu’en Roumanie et Lituanie, pendant la Seconde Guerre mondiale, où la plupart des Juifs furent tués par les populations locales et les armées nationales. Quant au génocide des Tutsis, la diffusion de machettes venues de Chine et armes en tout genre donnèrent aux villageois les moyens de se débarrasser de leurs voisins contre lesquels le gouvernement avait fabriqué une haine solidement enracinée.

 

Occulter, nier le génocide

Aussi, le projet des penseurs des génocides était de faire disparaître l’existence même de leurs victimes. Les nazis firent exploser les chambres à gaz d’Auschwitz, alors que les autorités allemandes purent compter sur le soutien britannique pour faire disparaître en 1926 le livre bleu du juge Thomas O’Reilly relatant le génocide des Hereros. Or, sur ce point, comme le rappelle justement Vincent Duclert, ils ont échoué. La communauté historienne semble ici plus avancée que les États pour reconnaître les responsabilités de chacun. L’auteur ne ménage nullement la France, rappelant que toutes les grandes puissances ont bloqué le Conseil de sécurité pour agir au Rwanda. Quand la France obtint de ce même Conseil le droit d’intervenir le 22 juin 1994, officiellement pour mettre un terme au génocide, il s’agissait officieusement de protéger ses alliés hutus des représailles tutsis et d’une débâcle.

L’enseignement des génocides prend ici tout son sens, en particulier dans cette revue. On appréciera les nombreux documents présentés dont certains pourront être utilisés avec profit dans l’enseignement secondaire comme le dessin d’un jeune garçon tutsi réalisé en 1997, dans lequel se mêlent effroi et impuissance   , ou les bilans établis pour chacun des quatre génocides constituant le cœur de l’étude. Si la lutte contre le négationnisme constitue un des pans de l’étude des exterminations, le politique et la société apparaissent moins réactifs sur ces questions.

 

Définir et anticiper

Au-delà des quatre génocides, Vincent Duclert réfléchit aux autres massacres relevant de ce terme porté par le juriste polonais Raphaël Lemkin et entré dans le droit international en 1948. On appréciera ici la rigueur conceptuelle dont l’historien fait preuve pour l’Holodomor et le génocide de Srebrenica perpétré par Mladko Radic en 1995. La photo montrant ce bourreau aux côtés de Casques bleus l’aidant à séparer les hommes des femmes et enfants s’avère terrible. C’est également sur ce point que l’historien se montre des plus audacieux, il aborde plusieurs communautés en proie à des massacres tournant au génocide comme les Yézidis en Irak ou les Rohingyas en Birmanie. Il évoque aussi directement la situation en Centrafrique et présente la photo de la prison de Saydnaya en Syrie, qui malheureusement n’est pas expliquée. En effet, dans cette prison militaire, les gardes syriens se livrent à une torture d’humiliation, sur laquelle les témoignages d’anciens détenus sont accablants. On regrettera l’absence d’un paragraphe traitant du Darfour, mais les pistes d’étude ici fournies ne laissent guère d’ambiguïté sur la nature des violences perpétrées dans cette région soudanaise avec le soutien du désormais ex-président Omar el-Béchir.

L’idée de fond de Vincent Duclert est que, 50 ans après la Shoah, la communauté internationale a été incapable, faute de volonté, de stopper le génocide des Tutsis connu alors de tous. Si le ton reste rigoureusement scientifique, les lecteurs ne manqueront pas de voir un plaidoyer en faveur d’une intervention plus rapide dans les massacres en cours et à venir, qu’ils relèvent ou non du génocide.

 

C’est incontestablement un « retour » gagnant de la Documentation photographique. Ce numéro offre aux enseignants du secondaire un point solide sur une thématique récurrente dans le programme de Première. Néanmoins, les pistes soulevées par Vincent Duclert se détachent de la façon dont les génocides sont enseignés actuellement. Il plaide pour une approche résolument comparative qui n’est pas sans rappeler l’esprit de la nouvelle spécialité histoire-géographie, géopolitique et sciences-politiques, tout en évitant de basculer dans la concurrence des victimes. Des documents en partie exploitables en cours et l’état des lieux de la recherche sur un sujet large sont ici parfaitement respectés.

Au-delà des ces classiques d’une revue incontournable, l’historien pose ici une double ambition. Historique, d’une part, puisqu’il aspire à faire avancer la connaissance du rôle de la France dans le génocide des Tutsi. Et, d’autre part, plus politique, mais malheureusement utopique, pour que les autorités nationales et internationales interviennent plus rapidement et franchement sur des situations actuelles prenant un caractère d’extermination.