A l’encontre de ceux qui substantialisent les communautés, Max Weber les pensait toujours en termes de processus : un retour aux classiques s’impose.

La résurgence des nationalismes en Europe, l’effritement des solidarités sociales dont beaucoup se plaignent, les pressions migratoires qui nourrissent les replis identitaires ne peuvent que nous rendre sensibles à des publications orientées de manière critique vers les notions d’identité et de communauté. Surtout lorsque de telles publications mettent en garde contre leur confusion, ou au contraire contre leur écart potentiel. Or c’est précisément ce que font les textes de Max Weber réunis et commentés par Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann.

L’œuvre complète du grand sociologue allemand Max Weber (1864-1920) n’est pas encore accessible en langue française, malgré les efforts de nombreux traducteurs, chercheurs et éditeurs. Néanmoins, il est connu des étudiants et parfois du grand public pour deux ouvrages au moins : L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) et Le savant et le politique (1917). Du premier, on retient habituellement les considérations sur la naissance du capitalisme dans les milieux protestants de la ville d’Augsbourg. Du second, on retient la différence entre celui qui analyse (le savant) et celui qui prend position (le politique) : une distinction qui est commentée notamment par Pierre Bourdieu et Bernard Lahire, parmi d’autres. Pour autant, ces propos communs sont très insuffisants pour saisir la perspective de Max Weber. Ils indiquent tout de même que la lecture approfondie de ses ouvrages mérite d’être entreprise, voire renouvelée. Au demeurant, Nonfiction s’honore d’avoir déjà rendu compte des publications des ouvrages de Weber en français, dans le corpus organisé par les Éditions La Découverte (La domination, La ville…).

C’est un tel renouvellement que propose cette nouvelle édition/traduction d’un écrit pour partie inédit en français, puisé dans le volume original des Communautés (Die Gemeinschaften), inscrit désormais dans l’édition allemande critique de Weber. Ce dernier a entrepris l’élaboration d’une théorie « qui met toutes les grandes formes de communauté en relation avec l’économie, depuis la famille et la communauté domestique jusqu’à « l’entreprise », le clan, la communauté ethnique, la religion […] ». Ce qui est retenu de ce projet ici, à travers des textes rédigés entre 1909 et 1911, compose un volume suffisant pour approcher autant le mode de pensée de Weber que la question des communautés.

 

Préface et postface

On reconnaîtra que le thème annoncé par le titre du recueil donne largement matière à penser dans notre contexte autant que dans celui de l’auteur. Comme le glossaire raisonné des termes allemands qui clôt l’ouvrage, les deux textes encadrant le propos de Weber y reviennent et méritent aussi qu’on s’y arrête au moins brièvement.

Le premier souligne la composition du volume et les différentes difficultés de son organisation, de telle sorte que la lectrice ou le lecteur s’attache tout de suite à la fécondité de l’ouvrage au regard de la vie dans laquelle nous sommes placés. Il prévient de ne pas rester dans l’état de sidération dans lequel la lecture de Weber pourrait le mettre, du fait d’une très large érudition, de références nombreuses et de terrains d’analyse variés. Il guide sur ce chemin dans lequel s’établit ce que sont les types de communautés les plus importants pour le projet de l’auteur. Il indique comment Weber procède, lui qui ne voulait pas s’épuiser à des répertoires inutiles. Il ne souhaitait pas repérer la totalité des types idéaux de communautés ou accomplir un relevé systématique des occurrences du terme de « communauté », proposant cependant déjà une quarantaine de termes.

Élisabeth Kauffmann insiste sur la force démonstrative du propos, ainsi que sur les articulations conceptuelles. Elle remarque qu’un relevé systématique des occurrences du terme « communauté » dans l’ouvrage fait apparaître une pluralité foisonnante : communauté sexuelle, domestique, familiale, de voisinage, de sang, de subsistance, de bien, de commerce, religieuse, de chasse, etc. Mais cet éparpillement, a-t-elle raison de préciser, n’exclut ni la cohérence conceptuelle, ni l’articulation à une sociologie économique. Ce qui est central, de toute manière, c’est de retenir que la communauté n’est pas un objet naturel et invariant.

Plus précisément encore, il faut remarquer que Weber utilise des vocables dynamiques : « communautisation » plutôt que communauté, afin de montrer que ladite communauté fait l’objet d’un processus de construction, de stabilisation, mais aussi de destruction ; ce qui est vrai aussi pour « sociétisation » plutôt que « société ». Et dans les deux cas, l’accent est porté sur la relation sociale qui suscite le sentiment subjectif d’une appartenance commune.

La posface, quant à elle, revient sur tout cela, mais à partir d’un autre axe, plus conceptuel. Elle reprend l’opposition aux travaux d’un autre sociologue de l’époque, Ferdinand Tönnies, opposition qui traverse tout le propos de Weber. Le premier a en effet publié en 1887 un ouvrage consacré à la distinction entre communauté (Gemeinschaft) et société (Geselleschaft), lequel cependant substantialise la communauté et l’oppose à la société. Tandis que la communauté décline une vie organique, des relations émotionnelles sans finalité, la société est entendue, par Tönnies, comme une sphère de construction idéelle et mécanique, de type contractuel. En somme la société est artificielle (au sens où elle est produite).

Cette postface, cependant, ne concerne pas uniquement les débats techniques entre philosophes de l’époque. Elle s’attache aussi à éclairer les débats contemporains autour de ces notions : entre communautariens et libéraux (années 1980-1990), par exemple. Cela revient à renvoyer la lectrice et le lecteur aux dualités qu’ils rencontrent dans les discours contemporains : primauté de l’individu ou des collectifs, primauté des droits sur les devoirs ou l’inverse, etc. Ce sont aussi les discours face aux migrants, au programme du parti d’extrême-droite AFD en Allemagne, à la question du patriotisme constitutionnel qui transparaissent là. Catherine Colliot-Thélène répertorie d’ailleurs les ouvrages actuellement en librairie dont le titre comporte le terme « communauté », ce qui souligne d’autant l’actualité de l’ouvrage de Weber.

 

Communauté ?

Cet ouvrage ne traite donc que de types très universels de communauté, à partir d’enquêtes dont le lecteur appréciera la richesse, puisqu’il est accompagné ainsi des organisations économiques royales de l’Orient à celle des nobles et princes homériques, avant d’aborder la cour des rois perses, et de revenir aux communautés plus proches (Florence puis le monde industriel du XIXe siècle). Les relevés d’exemples montrent qu’à l’évidence, la documentation de travail de Weber est colossale. Cela dit, l’auteur pense les communautés à partir de leur rapport à l’économie. Que doit-on entendre par là ? Weber le précise : l’économie se déploie là où, face à un besoin ou un ensemble de besoins, il existe, d’après celui qui agit, un stock très restreint de moyens et d’actions possibles pour les couvrir. On voit qu’il ne s’agit pas de parler « économie » au sens technique du terme, au sens d’un travail qui satisfait des besoins quotidiens ou des acquisitions. Il y a « économie » en revanche dès lors que l’activité choisie se règle en fonction d’une présupposition subjective : ce qui peut renvoyer à une prière ou à un dessin. L’économie d’une famille, d’une fondation de charité, d’une administration militaire sont sur ce point identiques. En somme, dans le vocabulaire de Weber, il n’y a rien d’impossible à ce qu’une activité communautaire ne présente ni une communauté économique ni une communauté ayant une activité économique. Communautés politiques et communautés religieuses relèvent de ce cas.

Certes le propos s’oppose directement au marxisme, et à la conception de l’histoire du marxisme orthodoxe de l’époque. Il est clair que Weber fait tout pour relier les activités sociales, mais il refuse le parti pris d’une causalité économique unique et univoque, ou déterministe. Pour lui, il s’agit d’un « préjugé ». Il complète, par ailleurs, sa critique du marxisme en examinant plus loin la question des « classes » et donc la question de savoir si l’on peut identifier la classe sociale à une communauté. La réponse est claire : les classes ne sont pas des communautés au sens retenu dans l’ouvrage. Elle est non moins claire en ce qui concerne le concept de « lutte des classes », dans ses rapports à la position de classe du « prolétariat » moderne, repris plus avant encore dans ce volume.

Ceci admis, le déroulement du propos n’est pas difficile à suivre, même si les textes ne sont pas tous achevés. Leur enchaînement propose un parcours absolument décisif de la notion de communauté. Citons une partie de ce parcours : les communautés domestiques (d’ailleurs après les communautés sexuelles et familiales), les communautés de voisinage, les communautés ethniques (« races », nations et peuples), la communauté de marché, les communautés politiques… Au cœur de ce parcours sont insérées des réflexions encore plus spécifiques, par exemple sur « les structures tribales arabes », ou sur les ordres des guerriers (charismatique, traditionnel ou féodal).

La question se pose par ailleurs de savoir pourquoi ce vocabulaire de la communauté (hier et de nos jours). Du point de vue étymologique, communauté dérive de « communitas » : un groupe ayant un lien commun. C’est le terme de Max Weber. Mais n’oublions pas qu’il s’agit aussi du terme le plus fréquent dans les discours politiques du présent (sur la perte du sens de la communauté, en général) et dans les pratiques des artistes, si on songe à Aernout Mik (Communitas). Particulièrement intéressant est aussi le rapprochement entre un mot dérivé du latin et un mot dérivé du grec : « économie » est un terme provenant de « Oikos » et « Nomos », soit la « loi » de la « maison », cette maison ayant une extension différente selon les époques : « famille », nation, monde.

Weber discute cela fort bien, en ne cessant à chaque étape de définir le registre de vocabulaire et les emprunts aux langues grecque et latine, ainsi qu’à d’autres langues. Un sous-chapitre est entièrement consacré à « Oikos ». L’auteur y discute une thèse de Rodbertus, ce qui ne doit pas effrayer la lectrice ou le lecteur puisque Weber précise toujours les significations auxquelles il recourt, ainsi que le contenu des thèses critiquées.

 

Échapper à la communauté ?

Quoi qu’il en soit d’une exploration ample et culturellement ouverte, on apprécie, de surcroît, une dimension que beaucoup laissent souvent de côté. Si les communautés, comme les sociétés, se construisent, même sous des modalités différentes, elles ne peuvent confiner totalement leurs membres dans une existence à ce point encadrée que nul ne puisse en sortir. Si Weber analyse fort bien les formes de domination dans les communautés, il sait également qu’il faut s’arrêter à toutes les formes d’échappatoires hors de ces dernières.

Quoi qu'il en soit, les regroupements, clans, voisinages, etc. ne peuvent se clore entièrement. Et par ailleurs, les relations avec d’autres voisinages ou d’autres clans confèrent un rôle d’ouverture aux marchés, aux villes, aux comptoirs et autres moyens de coupure plus ou moins radicale avec la communauté d’origine. Weber souligne ainsi à plusieurs reprises la possibilité ou le désir que peut avoir un membre d’une communauté de la quitter, désir assorti cependant de la résistance de la communauté à une telle séparation, voire à l’apprentissage par tel ou tel d’une individuation susceptible de la menacer de l’intérieur.

On peut envisager ce phénomène à plusieurs échelles. L’une des plus proches du moment même du travail de Weber étant celle des guerres, donc à ses yeux de la Première Guerre mondiale, qui oblige à s’interroger sur la question cruciale du sacrifice durant la guerre, et donc sur la prégnance ou non du sentiment d’appartenance à une communauté. Soit l’individu demeure pris dans la vénération parfois superstitieuse de la communauté, soit il diverge d’elle, quitte à se trouver en bute au mépris des membres restant dans ladite communauté. Attraction et répulsion deviennent donc des éléments décisifs des analyses. Encore ne parlons-nous pas ici de ce qui peut fragiliser une communauté fermée. Le phénomène de la rencontre des autres, ici des autres communautés, donne lieu à des analyses précises de l’ethnocentrisme, du recours à la notion de « pureté » (de la « race »), des exclusions et autres dénonciations de l’autre comme « barbare ». Ce sont là aussi des pages incontournables de l’ouvrage qui nous reconduisent à des débats toujours en cours « sur », ou plutôt « contre » le rejet, le refus des différences dans les coutumes de vie et les conventions. À cet égard, pour Weber, il en va de la différenciation vers l’extérieur comme de l’homogénéisation intérieure. Presque toute forme commune ou opposée d’habitus et de coutumes peut être prétexte à la croyance subjective que les groupes qui s’attirent ou se repoussent sont soit apparentés, soit étrangers les uns aux autres par leur origine tribale. Le complément indispensable de ces premières analyses étant les passages portant sur les émigrés, le sentiment de la « terre natale » ou, au contraire, le désir de fusion en l’autre. On comprend bien pourquoi Weber évoque aussi la croyance ethnique à l’identité commune.

 

Cette édition met donc entre nos mains un ouvrage qui peut être lu aussi bien pour connaître la sociologie ou la pensée de Max Weber, que parce que nous sommes, de nos jours, dans la nécessité d’éclaircir nos propres usages d’un vocabulaire très courant. Enfin, il interroge encore nos conceptions de l’histoire et leur manière d’être soumises à des philosophies dont beaucoup souhaitent se détacher.