Ecrire sur la guerre peut être fait sur le vif ou a posteriori. Deux livres récents décrivent la guerre d’Espagne et ses conséquences à partir de ces différentes perspectives.

Le travail de Pierre-Fréderic Charpentier sur les intellectuels français et la guerre d’Espagne est une énorme synthèse réalisée à partir de tous les acquis de la recherche et de la relecture des textes sur l’Espagne. De leur côté, Geneviève Dreyfus-Armand et Odette Martinez-Maler ont rassemblé des témoignages de républicains espagnols et de leurs enfants réfugiés en France, donnant un aperçu original de la guerre d’Espagne et de ses conséquences individuelles.

 

Une passion française pour l’Espagne

Le livre de Pierre-Fréderic Charpentier commence par une citation d’Albert Camus soulignant le poids de la guerre d’Espagne dans la génération des intellectuels des années 1930. Camus évoque la « mémoire des vaincus » (selon le titre du livre de Michel Ragon) pour lesquels l’Espagne est devenue un symbole de l’engagement contre l’injustice et de la volonté de transformer le monde. L’objectif de Charpentier est de montrer comment la guerre d’Espagne a été transposée dans les débats intellectuels français. Ces intellectuels, pour ceux qui ne sont pas partis se battre, symbolisent la polarisation politique de la société française.

Charpentier rappelle comment les écrivains, journalistes et universitaires ont projeté leurs passions politiques sur la péninsule ibérique, dont la proximité culturelle et géographique a servi d’effet amplificateur. La passion française pour l’Espagne est pour partie liée à cette frontière commune et aux échanges entre les deux pays. Les événements intervenus avant le déclenchement de la guerre sont déjà suivis depuis plusieurs années. Albert Camus prend dès 1934 la défense des mineurs d’Oviedo dans Révolte dans les Asturies, quand Jacques Prévert rend hommage à ces mêmes mineurs tués par la « tourbe réactionnaire ».

 

Une couverture très politisée du conflit

A la suite du putsch, qui entraine la guerre civile, la proximité géographique de l’Espagne permet aux journalistes de se rendre en nombre dans le pays. Les correspondants de guerre sont les premiers à couvrir les événements. La politisation forte de la presse entraine une analyse nécessairement partisane des reportages, au point pour certains d’oublier que le Golpe a rompu la légalité. Très vite, les intellectuels se rendent en Espagne pour rendre compte ou participer aux combats, majoritairement dans le camp républicain comme André Malraux, Simone Weil, Benjamin Péret, etc. Pierre-Frédéric Charpentier rappelle des engagements moins connus, comme celui de l’écrivain Claude Simon présent brièvement dans la Barcelone insurgée de l’été 1936. Inversement, les écrivains pro fascistes sont peu impliqués : Drieu La Rochelle ne fait qu’un passage comme reporter.

De fait, le nombre de partisans républicains est initialement beaucoup plus important que chez les nationalistes. La dénonciation des exactions républicaines modifie le rapport de force intellectuel. Il devient plutôt favorable au franquisme. À cette date, il est impossible d’analyser les crimes contre l’humanité commis par le camp franquiste. Le nombre d’intellectuels fascisant donne un écho supplémentaire à la défense du pronunciamiento et à la dénonciation de la « terreur rouge».

Charpentier montre bien que le slogan « Arriba Espagna » a rencontré un succès chez nombre d’intellectuels, outre Drieu, Bernard Faÿ et derrière lui la Revue des deux mondes ou Occident, Pierre-Antoine Cousteau et Je suis Partout, Léon Bailby et L’écho de Paris, Jacques Bardoux et Pierre Gaxotte et Candide ou encore bien sûr Robert Brasillach et Paul Claudel dans divers journaux. La droite et toute l’extrêmed-roite retrouvent des accents médiévaux avec des appels à la Croisade. Toutefois, une grande partie des catholiques pratiquants et de la droite démocratique manquent à l’appel. Georges Bernanos, Jacques Maritain ou Antoine de Saint-Exupéry refusent le terme de Croisade et soulignent d’où viennent les crimes de guerre et les atteintes à la légalité.

Chez les soutiens à la République, les divisions reprennent les contours de ce qui se passe à Barcelone pendant les journées de Mai 1937 lorsque les communistes prennent le contrôle de la République. Cependant, l’antifascisme et surtout la prédominance du communisme dans le camp des intellectuels de gauche empêche, sauf dans les minorités révolutionnaires, de connaître la réalité de la « tragédie de Barcelone ».

Pierre-Frédéric Charpentier rappelle plusieurs choses : la guerre de propagande qui s’est déroulée en France et son prolongement dans la Deuxième Guerre mondiale ; et la tendance à la survalorisation de la mémoire par rapport à l’histoire, qui donne aujourd’hui l’impression que le camp républicain était très majoritaire dans l’opinion française.

 

Le poids de la mémoire républicaine

Cette présence de la mémoire républicaine est aussi liée au poids des réfugiés républicains en France. Le volume rassemblé par Geneviève Dreyfus-Armand et Odette Martinez-Maler souligne cet héritage, même si initialement, la mémoire républicaine est enfouie dans les mémoires familiales et peu présente dans l’espace public. Les très riches témoignages des enfants de républicains espagnols expliquent en partie cette évolution.

Les souvenirs d’Ariel Camacho, dont les parents militants anarchistes ont passé leur vie à tenter de renverser le cours de l’histoire, soulignent la prégnance de cet engagement. Ses parents (Abel Paz et Antoinia Fontanillas-Borràs) étaient véritablement porteurs d’une mémoire de l’anarchisme espagnol. De même, Luis et Margarita Català, d’une part et Emmanuel Dorronsoro, d’autre part, expliquent l’itinéraire de leur mère, Neus Català, qui représente le souvenir des communistes espagnols.

L’ensemble de ces souvenirs permet l’écriture d’une autre vision de l’Espagne comme le souligne aussi l’ego analyse d’Odette Martinez-Maler sur la reconstruction mémorielle liée au milieu familial engagée dans la guérilla antifranquiste. Elle montre comment son travail d’historienne a dû lui faire passer de la mémoire d’une Espagne fantasmée à la reconstruction d’une réalité différente, tout en rappelant qu’il s’agit aussi d’un combat politique pour l’émancipation sociale.

L’ouvrage souligne le rôle de passeur de mémoire de la guerre civile à travers l’analyse du fonds (transmis à l’Institut Français d’histoire sociale) et surtout de la personnalité de Renée Lamberet, dont le rôle est important dans ce processus et dans la diffusion de l’anarchisme espagnol en exil en France. Cette femme, fille de libre penseur, professeure d’histoire, militante anarchiste, est une figure centrale. Un exemple suffit à l’expliquer : l’édition du 45 tours avec l’hymne de la centrale syndicale libertaire la Confédération Nationale du Travail, « A las barraridacas », publiée par cette femme avec une pochette réalisée par Etienne Roda-Gil, le futur parolier de Julien Clerc. La version publiée du disque a été pendant des décennies la seule à être diffusée.

Ainsi, ce remarquable ouvrage permet de restituer les zones d’ombre et de reconstruire, par delà les aléas de la mémoire, une réalité historique. Plus largement, ces deux livres montrent combien l’histoire de la guerre l’Espagne et ses conséquences ont façonné la mémoire contemporaine.